HISTOIRE DE LA RÉFORMATION EN EUROPE

AU TEMPS DE CALVIN

 

 

PAR J.-H. MERLE D’AUBIGNÉ

 

Les choses de petite durée ont coutume de devenir fanées, quand elles ont passé leur temps.

Au règne de Christ, il n’y a que le nouvel homme qui soit florissant, qui ait de la vigueur, et dont il faille faire cas.

Calvin

 

Table des matières abrégée :

1      Préface

2      LIVRE 14 : Les martyrs de l’Espagne

2.1       Chapitre 1 : Réveil en Espagne (1520-1535)

2.2       Chapitre 2 : Réformation et inquisition

2.3       Chapitre 3 : L’Espagne hors de L’Espagne (1537-1545)

2.4       Chapitre 4 : Le Nouveau Testament en espagnol présenté à Charles Quint par Enzinas (1542-1545)

2.5       Chapitre 5 : Fanatisme et amour fraternel — Juan Diaz (1545-1547)

2.6       Chapitre 6 : L’Évangile en Espagne (1534-1542)

2.7       Chapitre 7 : Jeanne la folle (Née en 1479, morte en 1555)

3      LIVRE XV : Angleterre

3.1       Chapitre 1 : Les trois partis qui divisent l’Angleterre (1536-1540)

3.2       Chapitre 2 : Henri VIII, souverain chef de l’église anglicane (1538)

3.3       Chapitre 3 : Les six articles (1535-1540)

3.4       Chapitre 4 : Henri VIII et Anne de Clèves (1539-1540)

3.5       Chapitre 5 : Disgrâce et mort de Cromwell, Comte d’Essex (1540)

3.6       Chapitre 6 : Divorce d’Anne de Clèves (1540)

3.7       Chapitre 7 : Une reine catholique : Catherine Howard (1540)

3.8       Chapitre 8 : Une reine protestante : Catherine Parr (1542)

3.9       Chapitre 9 : Les derniers martyrs du règne (1545)

3.10     Chapitre 10 : La reine Catherine en danger de mort (1546)

3.11     Chapitre 11 : Fin du règne de Henri VIII (1546-Janvier 1547)

4      LIVRE XVI : L’Allemagne

4.1       Chapitre 1 : Progrès de la Réformation en Allemagne (1520-1536)

4.2       Chapitre 2 : La principauté d’Anhalt (1522)

4.3       Chapitre 3 : Les anabaptistes de Munster triomphent (1533)

4.4       Chapitre 4 : Les anabaptistes de Munster : excès (1535)

4.5       Chapitre 5 : Les anabaptistes de Munster : châtiment (1535-1536)

5      Appendice

6      LIVRE XIV : Les martyrs de l’Espagne

6.1       Chapitre 1 : Réveil en Espagne (1520 à 1535)

6.2       Chapitre 2 : Réformation et Inquisition

6.3       Chapitre 3 : L’Espagne hors de l’Espagne (1537 à 1545)

6.4       Chapitre 4 : le Nouveau Testament en espagnol présenté à Charles-Quint par Enzinas (1542-1545)

6.5       Chapitre 5 : Fanatisme et amour fraternel —Juan Diaz (1545-1547)

6.6       Chapitre 6 : L’Évangile en Espagne (1534 à 1542)

6.7       Chapitre 7 : Jeanne la folle (Née en 1479, morte en 1555)

7      LIVRE XV : Angleterre

7.1       Chapitre 1 : Les trois partis qui divisent l’Angleterre (1536-1540)

7.2       Chapitre 2 : Henri VIII, souverain chef de l’Église anglicane — un martyr (1538)

7.3       Chapitre 3 : Les six articles (1538-1540)

7.4       Chapitre 4 : Henri VIII et Anne de Clèves (1539-1540.)

7.5       Chapitre 5 : Disgrâce et mort de Cromwell, comte d’Essex (1540.)

7.6       Chapitre 6 : Divorce d’Anne de Clèves (1540)

7.7       Chapitre 7 : Une reine catholique, Catherine Howward

7.8       Chapitre 8 : Une reine protestante, Catherine Parr

7.9       Chapitre 9 : Les derniers martyrs du règne

7.10     Chapitre 10 : La reine Catherine en danger de mort

7.11     Chapitre 11 : Fin du règne de Henri VIII

8      LIVRE XVI : L’Allemagne jusqu’à la mort de Luther

8.1       Chapitre 1 : Progrès de la Réformation en Allemagne (1520-1536)

8.2       Chapitre 2 : La principauté d’Anhalt (1522-1532)

8.3       Chapitre 3 : Les anabaptistes de Munster triomphent (1533)

8.4       Chapitre 4 : Les anabaptistes de Munster. Excès (1535)

8.5       Chapitre 5 : Les anabaptistes de Munster. Châtiment (1535-1536)

9      Le triomphe dans la mort : La nuit du 18 février 1546 à Eisleben

 

 

 

 

 

TOME VIII

ESPAGNE, ANGLETERRE, ALLEMAGNE

MORT DE LUTHER

INDEX ALPHABÉTIQUE

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE

 

Nous achevons dans ce volume la publication de ce que M. Merle d’Aubigné a écrit sur l’histoire de la Réformation. Dix volumes publiés par l’auteur lui-même, trois volumes posthumes, voilà le fruit d’un long travail commencé en 1817 et continué presque sans interruption jusqu’en 1872.

C’est en 1817, immédiatement après sa consécration au saint ministère, comme il voyageait en Allemagne dans le dessein d’y fortifier ses études théologiques, que M. Merle d’Aubigné conçut le projet d’écrire cette histoire. L’Allemagne célébrait à Eisenach le jubilé trois fois séculaire de la Réformation. L’agitation des esprits y était grande. Humiliée par une longue oppression, irritée par de dures souffrances, l’Allemagne, si longtemps théâtre et victime des guerres meurtrières de l’empire, s’était soulevée avec un élan et une ardeur irrésistibles et avait largement contribué à abattre le soldat couronné qui semblait invincible. Affranchie enfin de la domination étrangère, mais retombée sous le joug non moins dur de ses anciens maîtres, elle portait ses regards vers le libérateur des esprits dans les temps modernes, Luther. Le nom du réformateur était dans toutes les bouches, et sur son chemin Merle d’Aubigné croisait les flots de la jeunesse allemande qui se rendait à la Wartbourg. La veille de la fête il ne put résister au désir d’y prendre part. Il suivit le torrent, voyagea toute la nuit et arriva à l’aube en vue du château illustré par la captivité de Luther. Il y vit un spectacle nouveau pour lui. Les places et les rues d’Eisenach étaient remplies d’une foule bigarrée, composée surtout de jeunes hommes. Leurs longs cheveux tombant sur leurs épaules, leur barbes épaisses et incultes, leurs casaques de velours descendant jusqu’au genou, leurs toques ornées de plumes ou de feuillage, leurs larges cols brodés, puis ce drapeau fièrement élevé, entouré de ses défenseurs qui, le bras tendu, l’épée haute, formaient cortège autour de lui, le nom de Luther retentissant de toute part, ce spectacle, ces costumes antiques, ces usages du temps passé, tout contribuait à reporter à trois siècle en arrière le voyageur perdu dans la foule.

Cependant, les scènes bruyantes, les harangues politiques et sociales, l’agitation et le tumulte lassèrent promptement le jeune Genevois. Il chercha le silence, et, conduit par un guide, il parcourut les salles désertes du château.

« Voilà donc, se dit-il, le lieu où, après les violentes agitations de la diète de Worms, Luther put s’écrier : Je suis enfin au repos. Voilà le lieu où s’écoula la captivité du chevalier Georges. Voilà la table où il s’assit, la fenêtre d’où il contempla la contrée qui l’entourait. C’est ici qu’il se livra à ses profondes méditations, regrettant d’avoir consenti à se retirer du champ de bataille, et angoissé par la crainte que le pape ne profitât de son absence pour écraser l’Église naissante. C’est ici qu’il lisait la Bible en hébreu et en grec, qu’il traduisait les Psaumes et le Nouveau Testament, et qu’il faisait monter vers le ciel de si ardentes prières (*) ». Le seizième siècle se dressait devant l’esprit du jeune homme dans son caractère intime, plus saisissant encore que dans ses formes agitées et bruyantes. Il résolut d’en écrire l’histoire et, quelques semaines plus tard (le 23 novembre 1817), il esquissa en ces termes le plan qu’il se proposait de suivre :

« Je voudrais composer une histoire de la Réformation. Je voudrais que cette histoire fût savante et présentât des faits non encore connus ; je voudrais qu’elle fût profonde et fît démêler les causes et les effets de ce grand mouvement ; je voudrais qu’elle fût intéressante et fît connaître les auteurs de cette transformation par leurs lettres, par leurs écrits, par leurs paroles ; qu’elle introduisît même dans le sein de leur famille et dans leur cabinet ; je voudrais enfin que cette histoire fût vraiment chrétienne et propre à donner une impulsion à l’esprit religieux. Je montrerai par les faits que le but de la Réforme, c’était moins d’abattre ce qu’il y avait de trop, les superstitions… que de donner ce qui n’existait plus, la vie nouvelle, la sainteté, la sève du christianisme, de ranimer ou plutôt de créer la foi… Je vais commencer à recueillir des matériaux, et je dédierai mon histoire aux églises protestantes de France (*) ».

C’est ainsi que, dans ses rêves de jeunesse, le pieux descendant des réfugiés du seizième siècle se retraçait à lui-même les principaux traits de l’œuvre monumentale à laquelle il n’a cessé de travailler depuis lors. Aujourd’hui que de nombreux recueils ont mis à la portée de tous les innombrables documents relatifs à la Réformation, on se représente difficilement quelle somme de travail et de recherches Merle d’Aubigné dut s’imposer pour pénétrer comme il le fît dans l’intimité des réformateurs et saisir sur le vif leurs plus secrètes pensées. Aussi, n’est-ce que dix-huit ans plus tard, en 1835, qu’il put livrer au public le premier volume de son ouvrage.

« Ce n’est pas, disait-il dans une préface digne du sujet, ce n’est pas l’histoire d’un parti que je me propose d’écrire ; c’est celle de l’une des plus grandes révolutions qui se soient opérées dans l’humanité, celle d’une impulsion puissante donnée, il y a trois siècles, au monde, et dont l’influence se reconnaît encore partout de nos jours. L’histoire de la Réformation est autre chose que l’histoire du protestantisme. Dans la première tout porte la marque d’une régénération de l’humanité, d’une transformation religieuse et sociale qui émane de Dieu ; dans la seconde on voit trop souvent une dégénération notable de principes primitifs, le jeu des partis, l’esprit de secte, l’empreinte de petites individualités. L’histoire du protestantisme pourrait n’intéresser que les protestants ; l’histoire de la Réformation est pour tous les chrétiens, ou plutôt pour tous les hommes ».

Nous connaissons donc par l’auteur lui-même le dessein qu’il a conçu. C’est au lecteur qu’il appartient de juger jusqu’à quel point il l’a réalisé. Au reste, ce jugement est déjà prononcé : il proclame que l’œuvre de Merle d’Aubigné, toujours savante et vraie, toujours vivante et attrayante, s’est approchée, dans plusieurs de ses parties, de la perfection même de l’art. Telles sont dans les premiers volumes les pages si riantes et si animées consacrées à la jeunesse de Luther, tel encore dans les volumes posthumes le chapitre plus austère et plus grave consacré à Calvin et à son œuvre dans Genève.

Il manque peu de chose au monument érigé par Merle d’Aubigné pour qu’il soit achevé. On regrette de ne pouvoir suivre John Knox en Écosse, Marnix dans les Pays-Bas jusqu’au couronnement de leur œuvre. Dans ces deux contrées le temple se ferme devant nos pas au moment où nous en touchons le seuil. Pour combler ces lacunes l’auteur demandait encore deux années de vie et de travail. Elles lui ont été refusées. Cependant tout ce qui est essentiel dans l’histoire de la Réformation même est raconté dans ces treize volumes.

Les manuscrits les plus récemment publiés ne sont pas tous les plus récemment écrits. Quelques-uns sont fort anciens et n’ont jamais été retouchés. L’auteur ne les eût sans doute pas publiés dans l’état où ils se trouvent. Telle était, en effet, la méthode de composition de M. Merle d’Aubigné ; après une étude sommaire d’une période importante, il en écrivait rapidement l’histoire ; ensuite il recourait aux sources, s’entourait de tous les documents qu’il pouvait découvrir, faisait quelquefois un long voyage pour consulter une pièce inédite dans quelque bibliothèque, se plongeait à fond dans son sujet, en saisissait l’esprit, la couleur, se le rendait actuel et présent, le voyait en quelque sorte de ses yeux ; puis il rédigeait à nouveau, complétait ses récits, les animait, les dépeignait pour le lecteur comme il l’avait fait pour lui-même. De ce travail résultait une œuvre toute nouvelle.

Souvent une troisième, une quatrième rédaction succédaient aux premières avant que l’auteur fût satisfait, tant est vaste et complexe ce mouvement des âmes qu’il avait entrepris de décrire, tant sont nombreux, presque inépuisables, les documents de toute sorte qu’il ne cessait de compulser tous les jours de sa vie.

Plusieurs des derniers chapitres, particulièrement celui qui est relatif à l’Allemagne, n’ont pas subi cette refonte, et il n’est que trop facile de le reconnaître. Cependant, l’éditeur ne s’est pas senti libre de les supprimer, soit parce qu’ils sont loin d’être sans valeur, soit parce qu’ils renferment des enseignements difficiles à trouver ailleurs pour les lecteurs de langue française. Nous espérons qu’ils seront lus avec intérêt et profit, et que les critiques voudront bien s’en prendre, non à l’auteur, mais à l’éditeur, seul responsable de cette publication posthume.

Nous avons jugé utile d’ajouter au présent volume un Index Général, qui permettra au lecteur de trouver immédiatement les renseignements qu’il pourrait désirer sur tel fait ou tel personnage. Cet index ne se rapporte qu’aux huit volumes du second ouvrage de M. Merle d’Aubigné : L’histoire de la Réformation au temps de Calvin. Deux chiffres fournissent la place du fait recherché : le chiffre romain indique le volume, le chiffre arabe indique la page. Quand le premier manque, c’est qu’il vient d’être indiqué un peu plus haut. Avec un peu d’attention, le lecteur trouvera aisément l’objet de sa recherche.

L’éditeur achève de remplir ce qu’il a considéré comme un devoir envers le public chrétien, en lui livrant ce dernier volume d’un ouvrage dont la composition a rempli de labeurs, mais aussi de joie, « la noble vie, consacrée au travail, couronnée d’œuvres et non sans gloire » (**) de J.-H. Merle d’Aubigné.

 

(*) Journal de Merle d’Aubigné

(**) Jules Bonnet, Notice sur Merle d’Aubigné, Paris, 1874.

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME

 

1         Préface

 

2         LIVRE 14 : Les martyrs de l’Espagne

 

2.1       Chapitre 1 : Réveil en Espagne (1520-1535)

Torquemada – Les Alumbrados – Les livres luthériens pénètrent en Espagne – Jean d’Avila – Le secret de son éloquence – Comment il parlait du Sauveur – Son activité pastorale – Son influence sur sainte Thérèse – Sanche de Carile – Les esprits s’agitent – Le premier réformateur de l’Espagne : Rodrigue de Valer ; sa conversion ; son ascétisme ; il étudie les Écritures – Jean de Vergara et ses frères – Une dispute théologique – Pierre de Lerme ; il quitte l’Espagne – Louis de Cadena quitte l’Espagne – Jean d’Avila est poursuivi – Alphonse Virves ; il est jeté dans un cachot ; Charles-Quint l’arrache à l’inquisition.

 

2.2       Chapitre 2 : Réformation et inquisition

Rodrigue de Valer – Jean Egidius : un prédicateur scolastique – Valer et Egidius – Egidius transformé – Valer jugé et relâché — L’éloquence d’Egidius – Ponce de la Fuente et Vargas – Commerce intime de trois amis ; leur activité commune ; ils prêchent Christ sans controverse – Influence – Opposition – La religion de l’esprit gagne des adhérents – Éloquence de Ponce de la Fuente ; Charles- Quint veut l’entendre ; il l’attache à sa maison – Vargas meurt – Egidius reste seul à Séville – Rodrigue de Valer est condamné – Il meurt en prison.

 

2.3       Chapitre 3 : L’Espagne hors de L’Espagne (1537-1545)

Les trois frères Enzinas ; leur caractère et leurs études ; leurs relations avec George Cassandre ; ils lisent les écrits de Mélanchthon – Francisco Enzinas ; il entreprend de traduire le Nouveau Testament ; il se lie avec Hardenberg ; il écrit à de Lasco ; il se rend à Paris – Jayme Enzinas – Un martyr à Paris ; héroïsme de Claude Lepeintre – Juan Enzinas – San Roman, sa conversion, son zèle ; il écrit à Charles-Quint ; il est arrêté ; son indignation ; il est relâché ; il se rend à Ratisbonne ; ses entretiens avec l’empereur ; il est arrêté de nouveau ; il est traîné à la suite l’empereur ; ses souffrances et sa fermeté.

 

2.4       Chapitre 4 : Le Nouveau Testament en espagnol présenté à Charles Quint par Enzinas (1542-1545)

Enzinas à Louvain – Le Nouveau Testament en espagnol – Enzinas se rend à Anvers ; il commence l’impression ; débats sur le titre ; l’œuvre s’achève – Le confesseur de Charles-Quint : Pierre de Soto ; il pousse à la persécution – Abus du confessionnal – Enzinas dédie son travail à l’empereur ; il se rend à Bruxelles ; il se présente au palais ; son émotion devant l’empereur ; il lui présente le Nouveau Testament espagnol – Réponse de Charles-Quint ; il soumet le livre au jugement de Soto — Enzimas au couvent des Dominicains — Les doctrines de Pierre de Soto — Trahison — Piège — De Soto jette le masque – Enzinas argumente – Agitation dans le couvent – Enzinas est arrêté ; son abattement dans la prison – Gilles Tielmans le console – Interrogatoire – Défense – Intercessions – Consolations spirituelles – Un prédicateur dans les liens – Espérance déçues – Horrible persécution – Le chapelain de la reine ; son procès et sa fuite – Évasion d’Enzinas ; il franchit les murailles de Bruxelles ; il arrive à Malines ; il arrive à Anvers – Une légende – Une autre légende – Calvin écrit à Enzinas – Enzinas à Wittemberg – Jayme Enzinas à Rome ; il est arrêté ; son procès ; sa condamnation ; son martyre – Douleur de Francisco.

 

2.5       Chapitre 5 : Fanatisme et amour fraternel — Juan Diaz (1545-1547)

Diaz étudie à Paris ; il se lie avec Jayme Enzinas ; il se rend à Genève ; il représente les réformés à Ratisbonne ; il retrouve Malvenda ; discussions ; menaces ; dénonciations – Alonzo Diaz ; il vient en Allemagne ; il s’abouche avec Malvenda ; il découvre la retraite de son frère – Rapports entre les deux frères ; hypocrisie d’Alonzo – Fratricide.

 

2.6       Chapitre 6 : L’Évangile en Espagne (1534-1542)

Barthélémy Carranza – Don Domingo de Roxas ; De Roxas professe la vraie doctrine – Augustin Cazalla – Don Carlos de Sezo – La marquise d’Alcagnices – Les progrès de Carranza ; ses livres ; ils propagent la Réforme ; Carranza devient primat d’Espagne ; il est précipité dans un cachot – San Roman en Espagne ; il est conduit au supplice ; sa mort glorieuse – Les martyrs de la Réforme – La mort de San Roman ne fut pas inutile – Les Évangéliques s’enhardissent.

 

2.7       Chapitre 7 : Jeanne la folle (Née en 1479, morte en 1555)

Une honteuse captivité – La jeunesse de Jeanne ; son mariage ; son opposition aux rites catholique ; Isabelle veut l’exclure du trône ; intrigues de Ferdinand ; entrevue entre Ferdinand et Philippe ; complot des deux princes ; mort de Philippe ; triste voyage ; Jeanne est enfermée à Tordesillas ; son aversion contre les cérémonies romaines ; mauvais traitements ; plaintes amères – Jeanne était-elle luthérienne ? – Sa mort chrétienne – Elle fut victime du plus sombre fanatisme.

 

3         LIVRE XV : Angleterre

 

3.1       Chapitre 1 : Les trois partis qui divisent l’Angleterre (1536-1540)

Naissance d’Édouard – Mort de la reine – Le roi cherche une nouvelle épouse — Rapports de Henri VIII avec les Suisses – Les Anglais en Suisse ; une lettre à Calvin – Ouvrages des théologiens suisses ; sentiments du roi sur ces ouvrages – Reginald Pole ; il est fait cardinal ; il est nommé légat au-delà des Alpes ; colère de Henri VIII ; Pole en France et en Belgique ; il échoue dans sa mission ; il retourne à Rome – Les théologiens allemands vont en Angleterre ; longues discussions ; mauvais vouloir de quelques évêques ; vains essais de conciliation ; les docteurs allemands quittent l’Angleterre ; lettre de Mélanchthon à Henri VIII.

 

3.2       Chapitre 2 : Henri VIII, souverain chef de l’église anglicane (1538)

Gardiner ; son retour en Angleterre ; il pousse à la persécution – Sampson, évêque de Chichester – Un complot contre la Réformation – Un retour en arrière – Le ministre John Nicholson ; il compose un écrit sur la Cène ; il en appelle au roi ; il comparaît devant le roi ; le roi l’interroge ; Nicholson professe la doctrine évangélique ; sa ferme déclaration sur le sacrement ; réponse de Cranmer ; colère du roi ; Nicholson condamné au feu ; son supplice – Flatteries adressées au roi.

 

3.3       Chapitre 3 : Les six articles (1535-1540)

Négociations pour le mariage du roi ; elles échouent – Impression de la Bible à Paris ; elle est interrompue ; elle s’achève à Londres – Division des esprits ; comité d’agrément ; il n’aboutit à rien – Craintes du roi – Les six articles ; Cranmer les combat ; Latimer dépose sa charge épiscopale – Avances du roi à Cranmer, Cromwell et Norfolk ; Cranmer temporise – Cinq cents personnes en prison ; émotion en Allemagne ; les articles jugés à Wittemberg et à Genève – Lettre de Mélanchthon au roi d’Angleterre – Henri VIII s’adoucit – Jeux puérils.

 

3.4       Chapitre 4 : Henri VIII et Anne de Clèves (1539-1540)

Anne de Clèves ; les louanges qui en ont faites ; son caractère simple ; elle arrive en Angleterre – Désappointement du roi ; il cherche un moyen de rupture ; il n’ose rompre le mariage – Le mariage célébré à Greenwich – Henri VIII se plaint de Charles-Quint – Mauvais vouloir de Charles-Quint – Défiance du roi d’Angleterre – Cromwell fait prêcher l’Évangile ; une prédication de Gardiner ; une prédication de Barnes ; hardiesse de Barnes ; il est enfermé à la Tour – Nombreuses éditions de la Bible.

 

3.5       Chapitre 5 : Disgrâce et mort de Cromwell, Comte d’Essex (1540)

Cromwell menacé ; le roi le comble d’honneurs ; dans quel but – Lettre du roi à Cromwell – Cromwell est arrêté ; accusations insensées ; vrai motif de l’accusation ; tous les amis de Cromwell l’abandonnent ; Cranmer seul prend sa défense ; lettre de Cranmer au roi – Le Bill d’attainder ; hérésie ; l’accusateur ; pas de procès ; interrogatoire ; le bill est porté aux deux Chambres ; condamnation ; lettre au roi ; hésitations de Henri VIII ; la reine est éloignée ; Cromwell sur l’échafaud ; sa profession de foi ; confession et prière ; sa mort.

 

3.6       Chapitre 6 : Divorce d’Anne de Clèves (1540)

Singulier équilibre – Un cortège de martyrs ; trois évangéliques ; trois papistes – Préparatifs pour le divorce ; honteuse comédie ; hypocrisie du roi – La convocation du clergé ; elle déclare le mariage nul – Anne de Clèves accepte le divorce.

 

3.7       Chapitre 7 : Une reine catholique : Catherine Howard (1540)

Le roi épouse Catherine Howard – Henri retourne au catholicisme ; infaillibilité royale ; réaction catholique ; Bonner, évêque de Londres ; un jeune martyr ; les prisons sont remplies ; François 1er loue Henri VIII ; martyre d’un lecteur de la Bible – Complot contre Cranmer ; fermeté de l’archevêque ; il est accusé devant le roi ; hésitations de Henri VIII ; il se décide à l’épargner ; Cranmer devant le conseil privé ; l’anneau du roi ; les ennemis de Cranmer sont confondus – Amour du roi pour la reine ; révélation terribles ; la reine coupable ; Cranmer visite la reine ; la reine en proie à la frénésie ; émotion de Cranmer ; condamnations ; supplices ; la reine est exécutée ; sa culpabilité n’est pas douteuse – Convocation du clergé ; Cranmer lui porte un coup sensible – Progrès notable de la Réforme.

 

3.8       Chapitre 8 : Une reine protestante : Catherine Parr (1542)

Richard Hilles, le marchant de Londres ; ses études et ses lectures – Cranmer avance doucement la Réforme ; il améliore la doctrine – Catherine Parr ; son caractère – Nouveau complot contre Cranmer ; il pardonne à ses ennemis – Plusieurs martyrs – La concordance anglaise de Marbeck – Plaintes de Henri VIII contre la France – Sentiments des Italiens – Les persécuteurs frappés.

 

3.9       Chapitre 9 : Les derniers martyrs du règne (1545)

Une séance du Parlement ; discours du roi ; il manie la férule ; un roi pédagogue – Anne Askew ; procès ; interrogations ; elle est relâchée ; emprisonnée de nouveau ; sa fermeté ; sa sagesse ; Anne Askew en prison ; elle est condamnée au feu ; torture ; le lord chancelier donne lui-même la torture ; Anne est portée au lieu du supplice – Mort des martyrs ; leurs doctrines vont bientôt triompher.

 

3.10  Chapitre 10 : La reine Catherine en danger de mort (1546)

Piété de la reine ; son zèle imprudent ; ses entretiens avec le roi ; le roi est offensé – Complot des chefs catholiques – Défiance du roi ; il ordonne d’informer ; acte d’accusation ; la reine ne soupçonne rien ; l’acte d’accusation tombe entre ses mains ; son angoisse ; elle se rend vers le roi ; son habile déclaration ; elle est sauvée – Stupéfaction de ses ennemis ; la reine leur pardonne.

 

3.11  Chapitre 11 : Fin du règne de Henri VIII (1546-Janvier 1547)

Disgrâce de Gardiner – Deux partis à la cour ; les Howards et les Seymours ; ambition des Howards ; poursuites contre Norfolk et Surrey ; impatience du roi ; perquisitions ; une maison divisée ; mort de Surrey ; Norfolk s’humilie ; le roi est inflexible – Dernières heures du roi – Mort de Henri VIII ; son testament – Henri VIII, homme, roi et chrétien ; il est à tous égards condamnable.

 

4         LIVRE XVI : L’Allemagne

 

4.1       Chapitre 1 : Progrès de la Réformation en Allemagne (1520-1536)

La Réformation fut une résurrection – Prétendue unité de Rome – La Réformation a amené tous les progrès – Jean Bugenhagen ; sa conversion ; il prend le nom de Poméranus – Les villes allemandes reçoivent la Réforme : Magdebourg, Brunswick, Hambourg ; Poméranus à Hambourg ; Lubeck.

 

4.2       Chapitre 2 : La principauté d’Anhalt (1522)

Les princes d’Anhalt ; le duc George ; ses anxiétés ; sa résolution ; lettre de Luther – Le prince Joachim – Wurtemberg – Westphalie – Paderborn – L’électeur Hermann de Cologne – Paix de Nuremberg.

 

4.3       Chapitre 3 : Les anabaptistes de Munster triomphent (1533)

Melchior Hofmann – Bernard Rottmann ; mariage de Rottmann – Jean Matthisson de Harlem – Jean Bockhold de Leyde – Bernard Knipperdolling – Désordres à Munster ; les visionnaires sont au pouvoir ; ils chassent leurs adversaires ; destruction des livres et objets d’art – Jean de Leyde prend le pouvoir – Terreur.

 

4.4       Chapitre 4 : Les anabaptistes de Munster : excès (1535)

Le roi de l’univers – Orgueil et luxure – Une Cène – Un apostolat – Cruauté.

 

4.5       Chapitre 5 : Les anabaptistes de Munster : châtiment (1535-1536)

Siège et famine – Vains efforts – Assaut – Munster est prise – Supplices – L’opinion de Luther – Trois causes ont produit ces égarements – Le poteau indicateur.

 

5         Appendice

 

Le triomphe dans la mort : La mort de Luther (18 février 1546)

 

Luther à Eisleben ; il sent venir la fin ; sérénité de sa foi ; son dernier témoignage ; son dernier soupir.

 

 

 

 

HISTOIRE DE LA RÉFORMATION EN EUROPE AU TEMPS DE CALVIN

 

 

 

6         LIVRE XIV : Les martyrs de l’Espagne

 

6.1       Chapitre 1 : Réveil en Espagne (1520 à 1535)

L’Église d’Espagne avait conservé longtemps son indépendance vis-à-vis de la papauté. Ce fut à l’époque d’Hildebrand, ce grand conquérant, qu’elle commença à la perdre.

À l’époque de la Réformation, il y avait plus de quatre cents ans qu’elle était soumise au pape, et de grands obstacles s’opposaient à sa délivrance. La masse du peuple était adonnée à la superstition ; le caractère espagnol avait une opiniâtre fermeté ; le clergé régnait en maître ; l’inquisition venait d’être armée de nouvelles terreurs par Ferdinand et Isabelle, et la situation péninsulaire de cette contrée semblait devoir l’isoler de celles où la Réformation triomphait.

Cependant beaucoup d’esprits étaient jusqu’à un certain point préparés à la réforme évangélique. L’inquisition excitait dans presque toutes les classes le plus vif mécontentement. On rencontrait souvent vers la fin du quinzième siècle un homme qui parcourait l’Espagne, entouré d’une garde de cinquante familiers à cheval et de deux cents fantassins. Cet homme, qui se nommait Torquemada, était la terreur du peuple ; aussi s’avançait-il plein de défiance, s’imaginant que tout le monde voulait l’assassiner. Arrivé quelque part, il se mettait à table, mais il tremblait que les mets qu’on lui apportait ne fussent empoissonnés ; c’est pourquoi, avant de prendre sa nourriture, il plaçait devant lui une défense de licorne, à laquelle il attribuait la vertu de faire découvrir et même de neutraliser les poisons. Une haine générale l’accompagna jusqu’au tombeau. Torquemada, premier inquisiteur général, fit périr huit mille personnes et en fit emprisonner et dépouiller de leurs biens cent mille. Il y eut des provinces qui se soulevèrent contre cet horrible tribunal (*). « Ils volent, ils tuent, ils outragent », écrivait en parlant des inquisiteurs, au premier secrétaire du roi Ferdinand, le chevalier de Cordoue Gonzalo de Ayora, « ils ne se soucient ni de la justice, ni de Dieu même » (**). — « Ô malheureuse Espagne, s’écriait dans sa désolation Pierre Martyr d’Anghiera, conseiller des Indes, – mère de tant de héros, combien cet horrible fléau te déshonore ! » (***)

(*) Llorente, Hist. de l’Inquisition, I, p. 285

(**) Llorente, Hist. de l’Inquis., I, p. 349

(***) Martyris, Epist. lib., ep. 333

 

En même temps les universités s’éclairèrent. Divers écrits, ceux d’Érasme en particulier, étaient beaucoup lus, et docteurs et étudiants apprenant à porter un regard scrutateur sur l’état de l’Église, un esprit d’examen commençait à pénétrer dans ces vieilles institutions. Il y avait aussi çà et là, dans les campagnes et les villes, des chrétiens, les Alumbrados, qui recherchaient une lumière intérieure, s’appliquaient à la prière du cœur, et ces pieux mystiques étaient mieux disposés à recevoir la divine vérité (*)

(*) Llorente, Hist. de l’Inquis., II, p. 3

 

Il y a plus. Des circonstances politiques favorisaient aussi l’introduction de la Réforme. L’Espagne se trouvait sous le même sceptre que l’Allemagne et les Pays-Bas, et les rayons lumineux émanant des Écritures devaient nécessairement y pénétrer. Cet empereur Charles-Quint qui faisait la guerre en Allemagne à la Réformation, serait le moyen pour la faire arriver dans la contrée de ses très-catholiques aïeux. Le jeune Alphonse Valdès, son secrétaire, se trouvant avec lui à Bruxelles en 1520, puis à Worms en 1521, était d’abord frappé d’horreur en voyant la hardiesse avec laquelle Luther attaquait l’autorité du pape, mais ce qu’il voyait et entendait lui faisait peu à peu comprendre la nécessité d’une réforme. Aussi écrivant de Bruxelles et de Worms à son ami Pierre Martyr d’Anghiera, Valdès s’écriait avec douleur : « Tandis que le pontife ferme les yeux et voudrait voir Luther dévoré par les flammes, toute la communauté chrétienne est près de sa ruine, à moins que Dieu ne la sauve (*).

(*) Martyris, Epp., 689, 722

 

Des livres plus dangereux pour Rome que ceux d’Érasme arrivaient même en Espagne. Un imprimeur de Bâle, l’année même où Charles était élu empereur (1519), emballait avec soin pour l’envoyer au-delà des Pyrénées une précieuse marchandise, non encore prohibée dans la Péninsule, vu qu’on ne l’y connaissait pas ; c’étaient divers écrits latins de Luther (*). En 1520, le commentaire sur les Galates et plus tard d’auteurs écrits du réformateur étaient traduits en espagnol (**). L’union qui existait entre l’Espagne et les Pays-Bas avait amené plusieurs Espagnols à se fixer dans ce dernier pays ; peut-être fut-ce l’un d’eux qui les traduisit ; au moins ce fut à Anvers qu’on les imprima et de là les navires marchands les portèrent en Espagne.

(*) Frobenius à Luther, 14 février1519 (Walch., XV, p. 1631)

(**) « Libellus Lutheri de libertate christiana et de servo arbitrio in hispanicum idioma translatus » (Gerdesius, Ann. Ref., III, p. 168)

 

Beaucoup de nobles esprits se réveillaient et devenaient attentifs à ce qui se passait en Germanie. François de Angelis, provincial de l’ordre des Angeli, qui avait assisté au couronnement de l’empereur, fut plus éclairé encore que Valdès lui-même. Renvoyé en Espagne, après la diète de Worms, avec une mission importante, il s’arrêta à Bâle, visita Pellican, eut avec lui une conversation dans laquelle il se montra presque d’accord avec Luther (*). Toutes ces circonstances réveillant l’attention de Rome, dès le 20 mars 1521, Léon X envoya deux brefs en Espagne pour demander qu’on s’opposât à l’introduction dans le pays des livres du réformateur de l’Allemagne et de ses partisans, et Adrien VI, pape après Léon, demanda au gouvernement d’aider l’inquisition dans l’accomplissement de ce devoir (**).

(*) Melch. Adami, Vitae Theol., p. 288

(**) Llorente, Inquisition, I, p. 419

 

Mais en Espagne même, la vérité évangélique était alors prêchée avec onction, quoique sans la plénitude, la clarté et la pureté des réformateurs. Il y avait dans l’Andalousie un jeune prêtre qui, depuis 1525 environ, prêchait avec une puissance extraordinaire ; il s’appelait Jean d’Avila. « C’était chose presque incroyable, dit un de ses historiens, que la ferveur avec laquelle il s’efforçait de répandre dans les âmes la céleste semence de la Parole de Dieu » (*). Il s’efforçait, soit de convertir les âmes éloignées de Dieu, soit de faire avancer courageusement dans le service de Dieu celles qui étaient converties. Il n’employait pas plus de temps à composer ses prédications émouvantes qu’à les prononcer ; une longue préparation lui eût été impossible, à cause de toutes les occupations que sa charité lui attirait de toutes parts. « L’Esprit-Saint l’éclairait de sa lumière et parlait par sa bouche, en sorte qu’il devait prendre de la peine pour ne pas trop étendre ses discours, tant la source dont ils découlaient était abondante ».

(*) Œuvres de Jean d’Avila, traduites par Arnauld d’Andilly. Paris, 1773

 

En voyant le grand nombre d’âmes converties par sa parole, on demandait ce qui agissait en lui avec plus de puissance ; est-ce, disait-on la force de la doctrine, ou l’ardeur de sa charité, ou la tendresse de sa bonté toute paternelle, jointe à une humilité et une douceur indicibles ? Il a décidé lui-même ce point important et répondu à cette question. Un prédicateur, frappé des succès de d’Avila et en désirant de semblables, le pria de lui donner quelques conseils sur la prédication et la manière de la rendre efficace. « Je n’en sais pas de meilleure, répondit-il, que d’aimer Jésus-Christ ». C’était la vraie homilétique.

Jésus-Christ et son amour était en effet la force de son éloquence. C’était en présentant aux pécheurs Jésus mourant, qu’il les appelait à se repentir. « C’est nous, Seigneur, s’écriait-il qui avons failli, et c’est vous qui en recevez la peine ! Nos crimes vous ont accablé de toutes sortes d’opprobres et fait mourir sur une croix ! Oh ! quel pécheur à cette vue ne gémirait pas de ses péchés ! » (*) Mais d’Avila montrait en même temps dans cette mort un salut. « On le lie avec des cordes, disait-il, on lui donne des soufflets, on le couronne d’épines, on l’attache avec des clous sur une croix et il y souffre la mort ! S’il est traité de la sorte, c’est parce qu’il vous a aimés et qu’il a voulu laver vos péchés dans son sang ! Ô Jésus ! mon Sauveur, vous ne vous êtes pas contenté de ces souffrances extérieures, vous avez voulu en éprouver d’intérieures, qui les supassent de beaucoup encore. Vous vous êtes soumis à l’arrêt rigoureux de la justice de votre Père, vous vous êtes chargé de tous les péchés du monde. Ô agneau de Dieu ! vous en avez porté seul tout le poids, vous y avez satisfait, et vous nous avez acquis la rédemption par votre mort. Nous avons été faits justice de Dieu en vous ; et le Père nous chérit en son Fils bien-aimé. Ne craignons pas de trop louer l’entier effacement des péchés, dont Dieu favorise ceux qu’il justifie par les mérites ce Jésus-Christ ; cela relève la grandeur de ces mérites, qui leur ont procuré tant de bonheur, quoiqu’ils en  fussent si indignes. Ô Seigneur, soyez-en glorifié à jamais » (**).

(*) Œuvres de Jean d’Avila, p. 671

(**) Œuvres de Jean d’Avila, p. 684, 685, 688, 714, 715, 717

 

Toutefois Jean d’Avila, tout en connaissant l’essentiel de la justification par la mort du Christ, la concevait d’une manière moins distincte que les réformateurs et la mettait moins qu’eux en saillie. C’était à ses effets pour la sanctification qu’il s’attachait surtout. Il avait, il est vrai, le tort de mettre l’amour dans le chapitre de la justification et non comme les réformateurs dans celui de la sanctification, qui est sa véritable place ; mais il ne pouvait insister assez sur la transformation qui doit s’accomplir dans le caractère et la vie du chrétien. « Quoi, s’écriait-il, Jésus-Christ lave, purifie, sanctifie les âmes avec son propre sang, et elles demeureraient injustes, souillées, impures ?... » Il employait même quelquefois des images étranges pour inculquer la nécessité de cette œuvre. « Un animal qui n’aurait que la tête d’un homme, disait-il, et dont tout le reste du corps serait d’une bête, passerait pour un monstre horrible. Ce n’en serait pas un moindre, dans l’ordre de la grâce, que de voir la tête d’un Dieu, qui est la justice et la pureté mêmes, ayant pour membres des hommes injustes, souillés et corrompus » (*).

(*) Œuvres de Jean d’Avila, p. 710, 712

 

D’Avila travaillait non-seulement par ses discours, mais aussi par ses conversations et ses lettres à  avancer le règne de Dieu dans les âmes. Il était la bienveillance universelle. Il consolait les affligés, encourageait les timides, excitait les lâches, réchauffait les tièdes, fortifiait les faibles, soutenait ceux qui étaient tentés, cherchait à relever les pécheurs de leurs chutes et humiliait les orgueilleux. Ses lettres sont en général bien supérieures à celles de Fénelon, au moins bien plus évangéliques (*). « Je ne vous dis ceci, écrivait-il à ces amis affligés, sinon pour vous assurer que Jésus-Christ vous aime ; et ces paroles qu’un Dieu nous aime ne doivent-elles pas remplir de joie de pauvres créatures telles que nous ? » (**) — « Lisez les livres sacrés, disait-il dans une autre lettre à ceux qui voulaient s’instruire ; mais rappelez-vous que si celui qui a la clef de la science et qui seul peut ouvrir le livre, n’en donne l’intelligence, on ne l’entendra jamais » (***) — D’Avila avait le discernement des esprits. Sans doute, il n’échappa pas complètement à l’influence du temps et du pays où il vivait, mais nous le voyons dévoiler les fausses révélations de Madeleine de la Croix qui trompait tant de monde, et prendre la défense de la pieuse Thérèse de Cepedre, poursuivie par l’inquisition. Thérèse, née en 1545 à Avila d’une famille noble, avait eu déjà dans son enfance tant de ferveur, qu’elle avait quitté un jour la maison paternelle avec son frère, pour aller chez les Maures, y chercher le martyre. Un parent rencontra les deux enfants et les ramena. Elle fut dès lors partagée entre l’amour du monde et l’amour de Dieu ; elle se jeta successivement dans la dissipation et dans la vie monastique. Cette femme, la fameuse sainte Thérèse, était de ces esprits ardents qui tombent tour à tour dans les deux extrêmes. Heureusement elle rencontra d’Avila, reçut ses directions, et grâce à ce chrétien mieux équilibré qu’elle, elle s’affermit dans la vie spirituelle. Ses écrits pleins  de piété et même beaux par le style, ont été traduits par les Jansénistes comme ceux de d’Avila (****). — Il fut l’ami et le directeur d’un pauvre soldat, qui licencié en 1536, se convertit, fit de sa maison un hospice auquel il pourvoyait par le travail de ses mains, et fonda ainsi l’ordre de la Charité. D’Avila donnait à ce chrétien charitable, que l’on appela Jean de Dieu, les directions les plus sages, dont le sommaire était : « Mourir plutôt que d’être infidèle à un si bon maître ».

(*) Il y en a quatre livres, renfermant en tout 162 lettres, généralement assez étendues

(**) Œuvres de d’Avila, p. 397

(***) Œuvres de d’Avila, p. 95

(****) Llorente, Inquisition, II, 6, 138. Œuvres de d’Avila, p. 122

 

Un jour une jeune personne, fille d’un seigneur de Cordoue, nommée Sanche de Carile, s’apprêtait à aller à la cour, où elle venait d’être nommée dame d’honneur de la reine. Elle voulut avoir auparavant un entretien avec Jean d’Avila, et fut tellement touchée de ses paroles, qu’abandonnant la cour et le monde, mais sans se rendre dans un convent, et restant dans la maison de son père, elle se consacra jusqu’à sa mort au service de Jésus-Christ, qu’elle avait trouvé comme son Sauveur (*). C’est pour Sanche de Carile que d’Avila composa son principal ouvrage, intitulé : Audi, filia et vide. « Écoute, ma fille, et considère » (Ps. 45:11) (**).

(*) Œuvres de d’Avila, p. 397

(**) C’est un exposé de la doctrine chrétienne, envisagée, non sous le point de vue dogmatique, mais sous le point de vue spirituel et pratique. Il a 113 chapitres

 

D’Avila ne se rangea point avec les docteurs et les disciples de la Réformation qui devenaient toujours plus nombreux en Allemagne ; il différait d’eux en effet sur quelques points, mais il s’en rapprochait tellement sur d’autres, que sa prédication ne pouvait que préparer les esprits à recevoir la plénitude de la doctrine évangélique. L’inquisition ne s’y trompa pas (*).

(*) Llorente, Inquisition, II, p. 7

 

Le temps qui s’écoula de 1520 à 1535 fut en Espagne une époque de préparation pour la Réforme. Dans les universités, les villes, les campagnes, beaucoup d’esprits inclinaient dans le silence vers une doctrine meilleure. La Réformation couvait alors comme le feu sous la cendre, pour se montrer plus tard dans quelques nobles cœurs. Il y avait toutefois de temps à autre une flamme qui paraissait. Un paysan, homme simple, sans aucune culture, et qui n’était occupé que de ses champs, avait reçu on ne sait comment, des convictions chrétiennes (*). Se trouvant un jour avec quelques parents et quelques amis, il s’écria : « C’est Christ qui lave et purifie chaque jour pas son sang de leurs péchés ceux qui lui appartiennent, et il n’y a pas d’autres purgatoire ». Il paraît que le pauvre homme n’avait fait que répéter une parole qu’il avait entendue dans quelque assemble et qui lui avait plu, sans que la vérité qu’il avait exprimée eût pénétré son être. Aussi quand il se vit cité devant les inquisiteurs de la foi : « J’ai bien eu cette opinion, dit-il, mais puisqu’elle déplaît à vos révérences, je la rétracte volontiers ». Cela ne satisfaisait pas les prêtres. Ils se mirent à lui adresser mille reproches ; « ils auraient craint, dit l’auteur des Artifices de l’Inquisition espagnole, que leurs organes inquisiteurs ne croupissent et ne pourrissent, s’ils ne se mettaient à lui chercher chicane, prétendant trouver des nœuds dans un jonc – nodus in scirpo » — « Vous avez prétendu qu’il n’y avait pas de purgatoire. Ergo vous croyez que le pape se trompe, — que les conciles se trompent, — que l’homme est justifié seulement par la foi » ;  en un mot ils déroulent devant lui toutes les doctrines qu’ils appellent hérésies, et ils en chargent le malheureux, comme s’il les avait expressément professées. Le pauvre paysan réclame ; il soutient vivement qu’il ne sait pas même ce que ces choses veulent dire. Mais ils insistent, ils lui montrent l’union intime qui se trouve entre toutes ces dogmes. Le pauvre homme avait été privé des moyens ordinaires d’instruction ; mais ces prêtres, qui sont plus opposés à l’Évangile que l’eau ne l’est au feu, dit le narrateur, l’enseignent, l’éclairent. Ceux qui se vantent d’être les grands extirpateurs de la vérité deviennent ses propagateurs. Ce paysan dont nous parlons parvint ainsi à la plénitude de la foi, qui jusqu’alors n’était chez lui qu’ébauchée. Il faut un éclatant exemple de cette manière admirable dont la bonté divine appelle quelquefois ceux qu’elle a élus ; et il y en eut beaucoup d’autres (**).

(*) « Homo simplex, ruri perpetuo addictus, etc. » (Montanus, Inquisitionis hisp. Artes, p. 31).

(**) « Adoranda hic maxime est divina providentia erga eos quos elegit.. cujus rei, vel is ipse rusticus luculentum exemplum esse possit » (Montanus, Artes Inq. Hisp., p. 32, 33).

 

C’était d’une classe plus élevée que devait sortir le premier réformateur de l’Espagne. Il naquit en Andalousie, cette Bétique qui était aux yeux des anciens la plus belle et la plus heureuse des contrées de la terre. Près des montagnes escarpées, dans une vaste plaine d’un aspect pittoresque et solennel, à Lebrixa, ville ancienne située à dix lieues environ de Séville, du côté de Cadix, vivait Rodrigue de Valer, jeune homme d’une famille riche et distinguée. Il avait comme les Andalous beaucoup de vivacité dans l’esprit, d’imagination dans le langage, de gaieté dans le caractère, et se distinguait comme eux par son amour des plaisirs ; il mettait sa gloire à surpasser dans ces choses tous les jeunes gens de sa société. Il vivait d’ordinaire à Séville, que les Romains nommaient « la petite Rome, » Romula, qui avait été longtemps un centre de lumières, et où l’Alacazar et d’autres souvenirs rappelaient la magnificence des rois maures. Rodrigue avait reçu une éducation libérale, il avait appris un peu de latin ; mais tout cela avait été bientôt oublié au milieu des divertissements de la jeunesse. Il n’était pas une chasse, pas un jeu dont il ne fût. On le voyait arriver au rendez-vous monté sur un superbe cheval richement équipé, et vêtu lui-même d’habits magnifiques (*). Agréable et adroit dans les exercices du corps, il remportait tous les prix. Plein de grâce, d’élégance, il savait plaire aux dames. Monter le cheval le plus sauvage, escalader les roches, danser avec légèreté, chasser à cor et à cri, courir la bague, tirer à l’arbalète ou à l’arquebuse, être à la tête des jeunes gens à la mode, dans toutes les parties de plaisir et dans toutes les fêtes, était son bonheur.

(*) « In equis, in equorum apparatu, in ludis, in vestium luxu, in venationibus, etc. » (Montanus, Artes Inq. hisp., p. 260).

 

Tout à coup, Valer disparut du monde ; on le cherchait dans les jeux, la danse, les courses ; on ne le trouvait nulle part ; l’on se demandait ce qu’il était devenu. Il avait tout abandonné. Les joies du monde l’avaient accablé et ennuyé ; il n’avait trouvé partout que le vide et l’amertume. Quoi ! jouer du luth, faire caracoler son cheval, chanter, danser…, et ne pas penser à ce que c’est que d’être homme ! s’était-il dit. Une voix lui avait crié dans son cœur que Dieu était tout. IL n’avait subi aucune influence humaine ; Dieu seul l’avait touché par son Esprit (*). Le changement n’en fut que plus marqué. Les vives affections de son cœur, qui jusqu’alors s’étaient, comme un torrent impétueux, précipitées en bas vers le monde, s’élevèrent en haut vers le ciel avec la même énergie. « Une divine fureur, dit un contemporain, le saisit soudain (**). Rejetant ses anciennes inclinations et méprisant le jugement des hommes, il appliquait avec tant de zèle toutes les forces de son esprit et de son corps à l’étude de la piété, qu’il ne semblait rester en lui aucune affection du monde ». Si Rodrigue se fût alors retiré dans un couvent, tout eût été en règle et chacun l’eût admiré ; mais nul ne pouvait comprendre que, renonçant aux plaisirs, il ne s’enfermât pas aussitôt dans l’un de ces sanctuaires humains, auxquels seuls le monde délivrait alors un brevet de vie dévote. Il est vrai que quelques-unes des remarques faites sur son compte étaient assez naturelles. Il avait passé d’un extrême à l’autre et, dans sa première ferveur, il donnait prise aux moqueries de ses anciens compagnons. Ce jeune homme qui jusqu’alors s’était fait remarquer par la délicatesse des ses manières, l’élégance de ses discours et l’éclat de ses vêtements, avait maintenant quelque chose de rude, de négligé, de repoussant Sincère, droit, mais peu éclairé encore, ne connaissant en fait de piété d’autre vie que celle des ascètes, il n’est pas étonnant qu’il se jetât d’abord dans un ascétisme exagéré. Il croyait ainsi renoncer plus complètement au monde, et faire un sacrifice plus entier au Seigneur. Il a perdu la tête, disaient les uns ; il a bu, disaient les autres. Mais si on le suivait de près, on voyait en lui une véritable crainte de Dieu, une repentance sincère de la vanité de sa vie, une soif ardente de la justice, un zèle infatigable pour acquérir tous les caractères de la vraie piété. Mais une chose l’occupait surtout alors. Nous avons vu qu’il avait appris le latin ; cette connaissance qu’il avait méprisée devint pour lui le secours le plus précieux. Ce n’était que dans cette langue que l’on pouvait lire les saintes Écritures ; il les étudiait nuit et jour (****) ; au moyen d’un travail opiniâtre, il les fixait dans sa mémoire, et il avait un don admirable pour en appliquer les paroles avec une justesse et une promptitude remarquables. Il s’appliquait à diriger toujours sa conduite à leurs enseignements, et l’on sentait en lui la présence de l’Esprit qui les a dictées.

(*) Llorente, Inquisition, II, p. 148

(**) « Repente divinus quidam furor eum corripit » (Montanus, p. 260, 269).

(***) « In cultu corporis antea molliculo et splendido, tum vero horrido et sordido apparebat » (Montanus, p. 261).

(****) « Sacras litteras diu noctuque versabat » (Montanus, p. 261).

 

Valer devint un des apôtres de la doctrine de Luther et des autres réformateurs (*). Ce n’était pas dans leurs écrits qu’il l’avait apprise ; il l’avait trouvée comme eux immédiatement dans les saintes Écritures. Ces saints livres qui, selon quelques uns, sont la source de doctrines si diverses, inspiraient alors dans tous les pays de la chrétienté la même foi et la même vie. Il avait bientôt commencé à répandre autour de lui la lumière qu’il avait trouvée. On s’étonnait fort de voir ce jeune laïque, qui était naguère de toutes les parties de plaisir, parler avec tant de ferveur. « De qui tenez-vous votre mission ? lui demandait quelqu’un. — De Dieu même, répondit-il, qui nous éclaire par son Saint-Esprit, et qui ne considère pas si celui qu’il envoie est prêtre ou moine ».

(*) Llorente, Hist. de l’Inquisition, II, p. 148

 

Valer n’était pas seul à se réveiller de son sommeil. Un mouvement littéraire dans le sens d’Érasme, nous l’avons dit, préparait en Espagne les voies à l’Évangile. Un de ses chefs était Jean de Vergara, chanoine de Tolède, qui avait été secrétaire du cardinal Ximénès. Fort savant en grec et en hébreu, il avait signalé des fautes dans la Vulgate et il fut un des éditeurs de la Polyglotte d’Alcala. « Avec quel plaisir, lui écrivait en 1527 le savant de Rotterdam, j’apprends que les langues et les bonnes lettres fleurissent dans cette Espagne jadis mère féconde des plus grands génies ». Jean de Vergara avait un frère nommé François qui était professeur de littérature grecque à Complute (aujourd’hui Alcala de Hénarès). Alcala, près de Madrid, la première université du royaume après Salamanque, fut à cette époque un foyer de lumière et s’acquit un nom célèbre eu Europe. Un souffle d’indépendance et de vie semblait avoir passé sur elle. Jean et François, et un autre Espagnol, leur frère à ce qu’il semble, Bernardin de Tobar, réunissaient leurs efforts pour ranimer l’étude des lettres dans leur patrie et remplissaient d’espoir le prince des écoles. Rappelant, selon la coutume, les souvenirs de l’antiquité, Érasme comparaît ces trois amis des lettres à Géryon, roi des Baléares, le plus fort des hommes, dont les poètes avaient fait un géant à trois corps. « L’Espagne, disait-il, a de nouveau son Géryon, qui a trois corps mais un seul esprit, et nous donne les plus heureux présages » (*). Le Géryon moderne n’eut pas les honneurs du triomphe que lui promettait Érasme. Il trouva dans l’inquisition l’Hercule qui le vainquit. Ces hommes éminents étaient venus par l’amour des lettres à l’amour de l’Évangile, et Jean ayant porté l’audace jusqu’à vouloir corriger la Vulgate, quelques moines qui ne savaient de latin que le jargon de l’école, poussèrent de grands cris. Jean et Tobar furent saisis par les inquisiteurs de Tolède, jetés dans un donjon et sommés d’abjurer les hérésies de Luther. C’était une accusation à laquelle ils ne s’attendaient point. Ce n’était pas le réformateur, mais Érasme son adversaire, qui les avait attirés aux saintes Écritures. Faibles encore dans la foi, ils crurent pouvoir se déclarer étrangers au luthéranisme et furent relâchés, mais en étant soumis à certaines pénitences et placés sous l’œil de l’inquisition (**).

(*) « Rursus Hispanias habere suum Geryonem, sed auspicatissimum, tricorporem quidem, sed unanimem » (Erasmi Epp., liber XX, ep. 15).

(**) Llorente, II, p. 7, 8. Epp. Th. Mori et Lud. Vives, col. 114.

 

IL y eut en ce temps-là, entre 1530 et 1540, dans l’université d’Alcala une grand dispute théologique. Un des champions se nommait Matteo Pascual, docteur distingué par sa science (il possédait l’hébreu, le grec et le latin), par son amour des lettres, de l’Écriture sainte, d’une doctrine plus pure que celles des moines. La dispute s’était animée, et l’adversaire de Pascual dans la chaleur de la lutte s’écria : « S’il en était ainsi que le soutient le docteur Mateo, il s’en suivrait qu’il n’y aurait point de purgatoire !... » Pascual avait probablement dit avec saint Jean que le sang du Seigneur Jésus-Christ nous lave de tout péché. Il répondit simplement : « Quid tum ? Que s’en suit-il ? » À ces mots tous les moines s’émurent. Il a dit Quid tum ! Il nie le purgatoire. Incontinent il fut mis dans la prison des saints pères (*) et n’en put sortir que longtemps après, en perdant tous ses biens. Il quitta l’Espagne. Deux monosyllabes lui avaient coûté cher.

(*) « Propter hoc unum verbum, sine mora in custodiam SS. PP. est traditus » (Mém. d’Enzinas, II, p. 156).

 

Il y avait alors à Alcala un homme qui dépassait fort les Vergara et les Pascual, et dont tous tenaient en Espagne les jugements pour des oracles (*). C’était Pierre de Lerme, abbé d’Alcala, chanoine, professeur de théologie et chancelier de l’université, savant dans les langues orientales qu’il avait étudiées à Paris, et très-versé dans la théologie scolastique. Il était fort estimé dans toute la Péninsule. On le consultait sur les plus grandes affaire du royaume ; plusieurs avaient recours à lui comme à une pierre de touche, qui leur indiquait aussitôt ce qui était bien et ce qui était mal. Riche, et d’une noble famille de Burgos, il avait une grande influence. Il s’adonna de bonne heure à lire les saintes Écritures, croyant impossible d’avoir sans elles aucune vraie science des choses saintes. Déjà avancé en âge, il lut les écrits d’Érasme ; il en fut éclairé ; il reconnut que les études que l’on faisait dans les universités ne servaient qu’à une vaine ostentation. Son activité prit un autre caractère et sa parole fut dès lors remarquable par sa simplicité, sa force et sa liberté. « Puisez dans les sources les plus anciennes, disait-il et n’adoptez pas des opinions sur la seule autorité des maîtres, quelque solides qu’il soient ». C’étaient là des paroles toutes nouvelles dans les Églises catholiques. Pierre de Lerme était un bon vieillard, âgé d’environ soixante et dix ans. Les moines, sans aucun égard pour son âge, sa science, l’autorité dont il jouissait, le firent jeter en prison par leurs agents. Ses adversaires l’attaquèrent dans des conférences privées : mais le vieux docteur reconnaissant que les meilleures raisons étaient sans valeur auprès de ses ennemis, qu’ils se refusaient à entendre la vérité, et n’avaient aucun égard pour l’innocence, s’écria qu’il ne voulait plus discuter avec des Espagnols et demanda qu’on fît venir d’ailleurs des hommes savants, capables de comprendre les preuves qu’on leur apportait. Ceci parut aux inquisiteurs un horrible blasphème. « Ne dirait-on pas, s’écrièrent-ils, que les « saints pères inquisiteurs peuvent se tromper, qu’ils ne peuvent comprendre cent autres meilleurs que toi ! » Ils l’assaillirent d’injures, ils le tourmentèrent dans la prison ; ils le menacèrent de la torture ; et le pauvre vieillard, affaibli par l’âge et la persécution, n’étant pas encore assez affermi, ce qui était le cas des convertis d’Érasme, satisfit à ses persécuteurs ; puis il se retira à Burgos, sa ville natale. La tristesse l’accablait. Les ressorts de son âme étaient brisés ; ses espérances pour l’avenir de son peuple s’étaient évanouies ; il baissait la tête et il souffrait. Bientôt instruit qu’on se disposait à le faire arrêter, il s’enfuit en Flandre, puis vint à Paris où il mourut doyen des docteurs de Sorbonne et professeur de théologie dans cette école.

(*) « Illius judicium instar oraculi » (Mém. d’Enzinas, II, p. 158).

 

Les prédications du vieillard ne furent pas inutiles en Espagne. Il fut comme Jean d’Avila et d’autres l’un des types des évangéliques espagnols qui ne se réclamaient pas de Luther, mais déclaraient prêcher simplement la doctrine primitive des apôtres, — ce qui au fond revenait au même ; seulement la nuance était un peu adoucie et moins puissante.

Louis de Cadena, un de ses neveux, l’avait remplacé comme chancelier à l’université d’Alcala. Écrivant le latin avec une grande élégance, possédant l’hébreu, l’arabe et le grec, il acquit une grande réputation parmi les gens de lettres, et convaincu de la nécessité d’imprimer à l’Espagne, si elle devait être grande, un mouvement en avant vers les lumières et la liberté, il entreprit, malgré le sort de son oncle, de mettre fin au règne de la scolastique. Il fut dénoncé, comme suspect de luthéranisme, à l’inquisition de Tolède, et obligé de s’enfuir, comme son oncle, pour échapper aux prisons du saint-office. L’inquisition ne cessa dans ces temps de poser l’éteignoir sur tous les flambeaux que Dieu allumait en Espagne, d’éteindre les pensées et d’arrêter le progrès (*). Il se réfugia aussi à Paris, où comme son oncle il tempéra son zèle, afin de ne pas s’exposer à de nouvelles persécutions (**).

(*) Llorente, II, p. 456. Mém. d’Enzinas, I, p. 123.

(**) Llorente, II, p. 430 et 431.

 

L’apôtre de l’Andalousie Jean d’Avila lui-même, qui ne pensait qu’à convertir les âmes, sans se soucier des controverses, vit des moines passionnés, irrités même de ce qu’il se refusait à toute dispute, le dénoncer à l’inquisition comme luthérien ou alumbrado. En 1534, année néfaste pour l’Espagne évangélique, cet humble pasteur fut saisi à Séville et plongé dans les cachots du saint-office. Mais ses ennemis, entraînés par une haine aveugle, n’avaient pas même avisé l’archevêque de Séville, alors grand inquisiteur, don Alphonse de Manrique. Ce prélat qui avait pour Jean d’Avila la plus profonde estime, fut ému quand il apprit ce que ses subordonnés venaient de faire. Il représenta que cet homme n’était point luthérien et cherchait seulement à faire du bien aux âmes. D’Avila fut acquitté et continua jusqu’à sa mort à prêcher modestement l’Évangile. En appelant luthérien tout ce qui était pieux, les inquisiteurs rendaient ainsi un bel hommage au luthérianisme (*).

(*) Llorente, II, p. 6, 7

 

Manrique n’était pas le seul à s’opposer quelquefois au fanatisme des inquisiteurs. Charles-Quint lui-même, quoique fort contraire à tout ce qui lui paraissait hérésie, semble avoir eu quelque goût pour une prédication solide ; sa belle intelligence la préférait aux fables des moines. Il avait pour chapelain un dominicain nommé Alphonse Virves, fort savant dans les langues orientales et bon théologien. Charles-Quint le prit avec lui dans ses voyages en Allemagne et non-seulement aimait à l’entendre prêcher, mais encore il vivait avec lui dans ses nombreux voyages en une certaine intimité. À son retour en Espagne l’empereur ne voulait entendre d’autre prédicateur que lui. Certains moines qui ambitionnaient le privilège de prêcher devant le prince, furent remplis d’envie et de haine. Ils se déchaînent contre lui. En vain combat-il, selon sa conscience, pour ce qu’il croit la vraie piété, ces malheureux débitent contre lui d’impudentes calomnies, d’évidents mensonges et ont recours à de malicieuses intrigues. C’était leur manière habituelle (*). Virves estimait le beau génie d’Érasme, mais le blâmait de ses trop grandes libertés. Il déclarait vouloir garantir l’Espagne du luthéranisme, mais il avait vu en Allemagne les principaux réformateurs, avait conversé amicalement avec eux et déclaré qu’il renonçait à les faire revenir de leurs erreurs (**). C’était assez pour le poursuivre, et sans se soucier de l’empereur, les inquisiteurs saisissent son chapelain, le jettent à Séville dans les prisons du saint-office, et dans l’ardeur qui les anime se préparent à l’immoler. La nouvelle en arrive à Charles-Quint ; elle porte coup ; il s’étonne, il s’indigne ; il connaît Virves mieux que les inquisiteurs. Il veut lui-même par un acte énergique réprimer les complots des moines. Virves, il en est sûr, est victime d’une intrigue. Il exile l’inquisiteur général Manrique lui-même, qui, obligé de se retirer dans son diocèse, y mourut. Charles fit plus ; il adressa le 18 juillet 1534 au saint-office une ordonnance lui défendant d’arrêter un religieux avant d’avoir communiqué les pièces au conseil et d’attendre ses ordres. Mais le tout-puissant empereur ne fut pas capable d’arracher à l’inquisition sa victime. Virves, dont l’unique crime était d’être un catholique pieux et modéré, eut à subir pendant quatre ans toutes les horreurs d’une prison secrète. On lui permettait à peine de respirer, dit-il lui-même. Les inquisiteurs l’accablaient de charges, de témoignages, de défenses, de libellés et autres mots, dit-il, qu’on ne peut entendre sans effroi. On l’accusait d’erreurs, d’hérésies, de blasphèmes, d’anathèmes, de schismes et d’autres monstres pareils, ajoute-t-il. Il faisait pour les vaincre « des travaux comparables à ceux d’Hercule ». Il exhibait les points qu’il avait préparés pour attaquer Mélanchthon devant la diète de Ratisbonne. Mais tout cela ne servait de rien ; le tribunal le condamna en 1537 à abjurer toutes les hérésies, entre autres celles de Luther : à être enfermé deux ans dans monastère et à ne pas prêcher pendant les deux années qui suivaient sa mise en liberté. Le pauvre homme dut comparaître dans la cathédrale de Séville et entre autres propositions rétracter celles-ci : « La vie active est plus méritoire que la vie contemplative. — Il se sauve un plus grand nombre de chrétiens dans la condition du mariage que dans toutes les autres… » Charles-Quint voulant  tout prix tirer son chapelain de prison, s’adressa au pape, qui par un bref du 29 mai 1538 ordonna que Virves fût mis en liberté et lui rendit le pouvoir de prêcher. Charles-Quint le nomma évêque des Canaries ; le pape, après quelques difficultés, y consentit et en 1540 l’hérétique fut revêtu de la mitre épiscopale. L’année suivante il publia à Anvers ses Philippicae disputationes, où se trouvaient ses objections aux dogmes de Luther. Il y disait pourtant qu’il ne faillait pas maltraiter les hérétiques, mais les persuader, et cela surtout en leur présentant les témoignages des saintes Écritures, parce que toute Écriture, inspirée de Dieu, est propre, dit saint Paul, à instruire, à reprendre, à corriger. Alphonse Virves est du nombre de ces Espagnols que l’inquisition empêcha de devenir évangéliques, mais ne parvint pas à faire papistes et ultramontains (***).

(*) « Tam impudentibus calumniis, tam evidentibus mendaciis, tam malitiosis artibus » (Erasmi Epp., lib. XVIII, ep. 2).

(**) Virves, Epist., Ratisbonne, 15 avril 1532, Burscheri Spicil., V, p. 12-16

(***) Llorente, II, p. 8 à 14

 

Virves ne fut pas le seul de ses compatriotes qui puisa en Allemagne des vues assez rapprochées de celles de la Réformation. Plusieurs trouvèrent même plus que lui dans le pays de Luther, et agirent ainsi sur la Péninsule : la curiosité s’y réveillait ; on voulait savoir ce que c’était que cette Réforme dont on parlait tant. La vieille et immobile Espagne commençait à se mouvoir. On y tenait des assemblées, on y formait de secrètes alliances. L’inquisition, étonnée y portait partout des yeux scrutateurs. En vain envoyait-on de savants théologiens en Allemagne et ailleurs, pour ramener à l’Église romaine ceux qui s’en éloignaient ; ces docteurs revenaient en Espagne conquis eux-mêmes par la vérité qu’ils avaient à combattre (*). Plusieurs furent victimes de leur foi, après leur retour dans leur patrie ; d’autres le furent même avant de l’avoir revue.

(*) « Quid ad alios illuminandos amandati erant, ipsimet lumine capti ad nos redierunt, deceptique ab hæreticis » (G. de Illescas, Hist. Pontiffical y Catolica, I, p. 672).

 

 

6.2       Chapitre 2 : Réformation et Inquisition

Séville et Valladolid étaient les deux sièges principaux du réveil. Ces villes étaient alors à proprement parler les deux capitales de l’Espagne. Dans l’une et dans l’autre des chrétiens évangéliques se réunissaient en secret pour adorer Dieu en esprit et en vérité, et pour se fortifier mutuellement dans la foi et l’obéissance aux commandements du Seigneur. Il y avait des monastères qui presque tout entiers avaient reçu la doctrine de l’Évangile ; elle avait du reste des adhérents dispersés dans toute la Péninsule.

Rodrigue de Valer, le réformateur laïc de l’Espagne, continuait son œuvre dans Séville. Chaque jour il conversait avec des prêtres et des moines. « D’où vient, je vous prie, leur disait-il, que non-seulement le clergé, mais toute la société chrétienne se trouve dans un état si déplorable, qu’il semble presque n’y avoir pour elle aucune espérance de guérison ? Ah ! c’est vous, vous qui en êtes la cause ; la corruption de votre ordre a tout corrompu. Hâtez-vous d’appliquer à un si grand mal un remède efficace. Soyez transformés vous-mêmes afin de pouvoir transformer les autres ».Et Valer appuyait ces éloquents appels des déclarations des saintes Écritures. Les prêtres étaient étonnés, indignés. « Qui vous donne l’audace, lui disaient-ils, avec laquelle vous vous attaquez à ceux qui sont les lumières et les colonnes mêmes de l’Église ? (*) Quoi ! un laïque, un homme sans lettres, qui ne s’est employé qu’à des choses profanes et à se perdre lui-même, ose parler avec tant d’insolence !... Qui vous a envoyé et où est le signe de votre vocation ?... » — « Ce n’est certes pas de vos mœurs corrompues que me vient cette sagesse, répondait Valer avec candeur ; elle vient de l’Esprit de Dieu, qui sort, comme des fleuves d’eau vive, de ceux qui croient en Jésus-Christ. Et quant à ma hardiesse, celui qui me la donne, c’est celui qui m’envoie ; c’est la vérité même que j’annonce. L’Esprit de Dieu n’est lié à aucun ordre, et surtout pas à celui d’un clergé corrompu. Ce furent des laïques, de simples pêcheurs, qui convainquirent d’aveuglement toute la savante synagogue et appelèrent le monde entier à la connaissance du salut ».

(*) « Unde illa audacia, qua in sanctos patres Ecclesiæ lumina atque columnas… inveheretur ? » (Montanus, p. 261, 262).

 

Ainsi parlait Rodrigue, et il s’affligeait de voir tous ces prêtres « incapables de supporter la lumière éclatante de l’Évangile ». Une grande consolation lui fut donnée. Le prédicateur de la cathédrale de Séville était alors un docteur né à Olvera en Aragon qui avait étudié à l’université d’Alcala, et se nommait Jean Gil ou Égidius. Il y avait en lui les qualités de l’orateur, car c’était un homme d’un beau caractère, d’une vive sensibilité : mais ces qualités essentielles, loin d’être développées à l’université, s’y étaient endormies. L’intellectualisme seul avait été cultivé en lui ; il y avait une flamme dans cet homme, mais la scolastique l’avait éteinte. Égidius s’était jeté dans la théologie de l’école, seule science dont on fît alors cas en Espagne ; il s’y était distingué, avait obtenu les plus grands honneurs académiques, et était devenu professeur de théologie à Siguenza. Il ne se contentait pas de laisser de côté la Parole de Dieu ; il affichait du mépris pour cette étude, et se moquait de certains membres de l’université qui lisaient avec soin les saints livres, et levant les épaules, il les appelait « ces bons Biblistes ! » Pierre Lombard, Thomas d’Aquin, Scot et d’autres docteurs de cette classe étaient ses hommes. Ses flatteurs prétendaient même qu’il les surpassait. La réputation d’Égidius s’étendant au loin et les fonctions de chanoine magistral ou prédicateur de la cathédrale de Séville étant devenues vacantes, le chapitre l’élut à l’unanimité, sans même lui demander l’épreuve usitée en pareil cas. Égidius, enfoncé dans ses livres scolastiques, n’avait jamais prêché en public, ni jamais, nous l’avons dit, étudié les saintes Écritures. Il s’imaginait pourtant que rien ne lui serait plus facile que de prêcher, fonction inférieure à ses yeux. Il prétendait même éblouir ses auditeurs par l’éclat de la scolastique et les gagner par ses charmes. Il monte donc dans la chaire de la cathédrale de la capitale de l’Andalousie. Un grand nombre d’auditeurs y étaient accourus, et tous, s’attendant à quelque chose de merveilleux, prêtaient l’oreille. L’illustre docteur prêche, mais scolastiquement. S’il a mis en avant une proposition, il en explique lourdement les sens divers ; les mots qu’il emploie sont ceux de l’école et ses auditeurs ont grand peine à les comprendre. Que de distinctions frivoles ! que de questions inutiles ! C’est le beau, selon le prédicateur ; c’est le laid selon son auditoire. On revient pourtant une seconde fois, — une troisième ; mais toujours la même sécheresse et le même ennui. Le fameux théologien est le moins populaire des prédicateurs, et Égidius voit l’église se vider de jour en jour. Ses prêches tombent auprès du peuple dans le plus grand mépris. Ceux qui l’ont imprudemment appelé se demandent comment ils pourraient s’en débarrasser ; et lui-même, tenant à sa réputation et même à l’utilité de son ministère, se mit à chercher quelque place moins brillante, mais où l’on fît plus de cas de lui (*).

(*) « Magno contemptui esse coepit, quo in die magis, magisque aucto… » (Montanus, p. 258).

 

Rodrigue était allé avec la foule, et il était de ceux auxquels ces discours scolastiques avaient déplu ; mais il avait le discernement des esprits et sous le douteux scolastique, il avait su découvrir l’orateur et d’incontestables talents. Il s’affligeait de voir des dons de Dieu se perdre et il prit la résolution de parler franchement à Égidius ; « la divine Providence l’y poussait », dit le chroniqueur. Ayant donc demandé à voir le chanoine, Valer reçu par lui, non sans surprise, mais pourtant avec bonté, se mit aussitôt à lui parler de l’office de l’orateur chrétien (*). Il s’agissait, selon lui, non d’exposer certaines thèses et antithèses, mais de parler à la conscience des hommes, de leur présenter Christ comme l’auteur du salut éternel, de les conjurer de se jeter dans les bras de ce Sauveur et de devenir par lui de nouvelles créatures. « Il vous faut d’autres études, dit-il au scolastique, d’autres livres, d’autres guides que ceux que vous avez choisis ». Égidius était stupéfait ; son orgueil se révoltait. « Quelle audace ! se disait-il ; cet homme qui sort du milieu du peuple, qui est sans science, d’esprit faible, ose me critiquer et m’enseigner avec assurance, moi qu’il connaît à peine (**) ! » Toutefois la douceur naturelle d’Égidius, et la pensée qu’on lui parlait de l’art de prêcher, où il avait échoué misérablement, réprimèrent ce premier mouvement ; il resta maître de lui-même et prêta au laïque une oreille attentive. Rodrigue lui signala franchement les défauts de son mode de prédication ; il l’exhorta à sonder les Écritures. « Vous ne parviendrez, lui dit-il, à être vraiment fort dans la doctrine que si vous étudiez nuit et jour la Bible (***) ». Il lui dit que pour prêcher le salut, il fallait l’avoir trouvé soi-même, et que c’est de l’abondance du cœur que la bouche doit parler. Quelques heures suffirent pour qu’Égidius fût éclairé et devînt un homme nouveau (****). Que d’années perdues, soit comme étudiant soit comme professeur ! « Je reconnais, dit-il, que toutes les études et tous les travaux de ma vie passée ont été vains. J’entre dans la voie nouvelle d’une sagesse dont je ne savais pas même l’ABC ». L’ennui et l’abattement d’Égidius étaient passés ; il éprouvait une grande paix et une grande joie. Il voyait Dieu lui ouvrir les trésors de son amour. « Le ciel commençait à être serein et la terre paisible ». Il y avait naturellement dans Égidius beaucoup d’ouverture de cœur, de franchise, de sincérité. Aussi l’Évangile, cette grande nouvelle de l’amour de Dieu, avait-il pour lui d’inexprimables charmes. Il le recevait avec une grande joie et son âme retentissait d’un cantique nouveau. Il étudie les saintes Écritures ; il prie ; il médite ; il lit de bons auteurs ; et il avance ainsi dans la connaissance de la vraie théologie.

(*) « Eum exacte edocuit christiani concionatoris officium » (Montanus, p. 258).

(**) « Obstupescebat primo Egidius… Unus e media plebe, idiota, etc. » (Ibid.)

(***) Llorente, II, p. 139, 140

(****) « Fuit divina monenti tanta spiritus Dei vis, in dicendo, ut ab ea hora Ægidius in alium virum mutatus » (Montanus, p. 259).

 

Rodrigue de Valer se réjouissait de l’admirable changement que Dieu avait opéré par son ministère, et cette victoire qu’il avait remportée enflamma encore plus son zèle. Il se mit à annoncer l’Évangile, non-seulement dans des réunions particulières, mais publiquement, dans les rues et sur les places de la ville, près de la Giralda, du couvent de Buena Vitta, de l’Alcazar, et sur les bords du Guadalquivir. Il fut dénoncé au saint-office, parut devant le tribunal de l’inquisition, parla avec chaleur de la véritable Église de Christ, en exposa les marques, et insista surtout sur la justification de l’homme par la foi. Ceci se passait peu après la conversion d’Égidius dont la foi nouvelle n’était pas encore connue, et qui conservait dans le monde la réputation d’un homme savant et d’un bon catholique. Heureux de pouvoir payer sa grande dette, il parut devant le tribunal et défendit son ami. Il exerça ainsi quelque influence sur les juges ; on prit aussi en considération l’humilité de la famille de Valer, le rang qu’il occupait dans la société. D’ailleurs, disait-on, Valer est atteint de démence : faut-il livrer un fou à la justice séculière ? Ses biens furent confisqués ; on l’exhorta à revenir à la raison et on le remit en liberté.

On s’aperçut bientôt, dans Séville, de l’étonnante transformation d’Égidius. Sachant par lui-même qu’il faut se repentir et qu’il faut croire, connaissant le salut par sa propre expérience (*), il mettait dans sa prédication autant de simplicité, d’affection, d’ardeur, qu’il y avait mis auparavant de froideur, d’ignorance et d’absurdité. Les propositions abstraites, les discussions vaines étaient remplacées par de puissants appels à la conscience et par des sollicitations pleines de charité. L’attention générale était excitée. La foule remplissait de nouveau la belle cathédrale, bâtie à la place même où les Arabes avaient élevé jadis une magnifique mosquée, où on ne voyait ni autels ni images, mais qui était toute brillante de marbres et de lampes. Les cloches appelaient les chrétiens à venir entendre la bonne nouvelle du haut de la tour mahométane, la Giralda, d’où les muezzins avaient invité le peuple à la prière. Seule elle subsistait encore et donnait son nom à l’église. Jésus-Christ remplaçait alors le faux prophète et les vaines formes de la papauté, et plusieurs croyaient à la grâce du Fils de Dieu. Il y avait dans la parole d’Égidius un charme, une puissance qui entraînait également et les hommes instruits et les ignorants. Il était le prédicateur le plus vivant et le plus populaire qui eût jamais paru dans Séville ; et son histoire montre mieux, peut-être, que celle d’aucun prédicateur, que la première qualité d’un orateur, c’est un cœur ému, une affection puissante. Pectus facit oratorem. Cet homme avait reçu de Dieu le don admirable de faire pénétrer jusque dans l’âme de ceux qui l’écoutaient une flamme divine (**), qui animait tous les actes de leur piété et les préparait à supporter avec amour la croix, dont ils étaient menacés. Christ était avec lui dans son ministère, dit un de ceux qui ont été convertis par lui, et ce divin maître gravait lui-même, par la vertu de son Esprit, les paroles de son serviteur dans les cœurs de ceux qui l’écoutaient (***). Valer était le laïque de la Réformation, Égidius en devint le ministre.

(*) « Præcipue sua ipsius experientia erat edoctus » (Montanus, p. 265).

(**) « Igneam quamdam pietatis facem » (Montanus, p. 231).

(***) Adesse Christum, qui verba, eo externe ministrante, in ipsis visceribus suorum, virtute spiritus sui exararet » (Montanus, p. 201).

 

Bientôt il ne fut plus seul. Tandis qu’il était à Alcala, trois étudiants avaient paru liés d’une étroite amitié : Jean Égidius, Constantin Ponce de la Fuente, et Vargas. Or ces deux anciens condisciples arrivèrent à Séville. Le Castillan Constantin Ponce de la Fuente était né à Saint-Clément, diocèse de Cuença. Le peuple de ces contrées cachait sous une apparence de froideur une gaieté franche et bruyante. Ponce de la Fuente était bien de ces gens-là, pétillant d’esprit, d’une humeur caustique, amateur des plaisirs et ardent en tout ce qu’il faisait. Sa jeunesse fut un peu dissipée, ses adversaires le lui ont plus tard reproché ; mais il y avait en lui un bon sens et un esprit moral qui le porta bientôt à mettre de l’ordre dans sa vie, même avant de connaître l’Évangile ; il ne perdit pourtant jamais sa gaieté et ses bons mots. Il avait à la fois un grand désir d’acquérir des connaissances solides, et une grande aversion pour la pédanterie et la barbarie de l’école. Il y avait en lui quelque chose d’Érasme ; il était un enfant de la Renaissance, prenant plaisir comme son maître à se moquer de l’ignorance des moines, des sottises des prédicateurs et de l’hypocrisie des pharisiens. Sans avoir le génie du grand littérateur, le devançant à quelques égards, il eut plus de profondeur dans la foi, et plus de décision dans le caractère. Il y avait en lui certaines antinomies ; il lançait autour de lui les traits les plus mordants, et il était en même temps plein de bienveillance, de générosité, et toujours prêt à venir en aide à tous ; aussi a-t-on dit de lui que jamais homme au monde ne l’aima ni le haït modérément. La connaissance qu’il avait du cœur de l’homme, de l’égoïsme, de l’indifférence, qui se trouvent même chez les meilleurs, le rendit très-scrupuleux quant au choix de ses amis ; mais il aima profondément le petit nombre de ceux auxquels il s’attacha, et eut toujours des manières libres et cordiales avec toutes ses connaissances.

Ponce de la Fuente fut, à ce qu’il paraît, arrêté à Séville par le bruit de la conversion d’Égidius et de la grande sensation que ses discours produisaient dans cette ville. Il avait, ainsi que Vargas, soif et faim d’une vérité qui satisfît à tous ses besoins et qui lui était encore inconnue. Ce que ces deux cherchaient encore, ils apprirent que le troisième l’avait trouvé ; ils accoururent. Ils virent Égidius convaincu que la connaissance du Christ surpasse toute autre chose, en sorte que pour l’obtenir il n’y a rien qui ne doive être abandonné. Il l’a trouvé, le bien suprême ; il l’avait gagné par la foi ; il était prêt, pour le garder, à perdre tout ce qu’il possédait. Le commerce des trois amis devint toujours plus étroit, leur familiarité plus douce (*). Ils trouvaient dans leurs rapports tant de douceur, tant de profit pour leur âme, que quand ils étaient séparés, ils soupiraient après le moment de se revoir. Ils n’étaient plus qu’une seule âme. Égidius faisait connaître la vérité évangélique à ses anciens condisciples, et de leur côté Vargas, et surtout de la Fuente « dont la science tenait du prodige » (**), lui donnèrent une salutaire impulsion, qui lui faisait faire de rapides progrès soit dans la saine littérature, soit dans la vraie théologie. L’affection fraternelle qui les unissait remplissait leurs cœurs de joie, et cette joie, comme dit un réformateur, était parfumée de la bonne odeur du service de Dieu.

(*) « Familiaris consuetudo atque arcta amicitia » (Montanus, p. 265).

(**) « Constantini Fontii, viri ad prodigium usqueeruditi » (Montanus)

 

Les trois amis formèrent un plan : ils combinent leurs efforts pour répandre autour d’eux la vraie piété. Égidius et de la Fuente partagent entre eux l’œuvre de la prédication. Leur parole n’avait pas le même caractère. Si Égidius avait beaucoup d’ouverture de cœur, de la Fuente avait beaucoup d’ouverture d’esprit. Il y avait plus de feu dans les discours d’Égidius, plus de lumière dans ceux de la Fuente. Le premier entraînait les âmes ; le second éclairait les intelligences ; et pourtant, il obtenait autant et même plus d’applaudissements que son maître, dit un historien (*), ce qui signifie sans doute que son influence était encore plus grande. Vargas avait pris un autre département, celui de l’exégèse pratique. Il expliqua dans l’église d’abord l’Évangile selon saint Matthieu, comme Zwingle l’avait fait à Zurich ; et plus tard les Psaumes (**). Ces trois évangélistes parlaient avec une sainte autorité, et une admirable unité. « Quel accord, disait-on, que celui qui règne entre Égidius, Constantin et Vargas ! » Mais on ne se doutait pas que la parole qui sortait de ces trois bouches puissantes fût la doctrine évangélique, prêchée alors par Luther, par Farel et les autres réformateurs. Il n’était pas plus question d’eux dans le discours des Espagnols que s’ils  n’eussent pas existé. Toutes les âmes qui avaient soif de la vérité eussent été effrayées par ces noms, à leurs yeux, hérétiques, mais elles étaient attirées par les paroles pleines de grâce et de vérité qui étaient celles de Jean, de Pierre, de Paul, bien plus de Jésus lui-même. Les brebis entraient dans la bergerie où se trouvaient celles qui étaient appelées ailleurs par Mélanchthon et par Calvin, sans s’en douter le moins du monde. Leur trait d’union puissant, mais invisible, était Christ, dont la grâce opérait en silence, mais avec la même efficace sur les bords de l’Elbe, du Rhône et du Guadalquivir.

(*) Llorente, II, p. 273

(**) Un savant et pieux historien qui a beaucoup étudié l’histoire de la Réformation en Espagne, M’Crie, dit que Vargas expliqua d’abord l’épître aux Romains ; mais Montanus de Montes, qui était contemporain et ami d’Egidius, dit : « Prælegebat evangelium Matthœi, quo abs luto accepit Psalmos » (p. 281).

 

La réputation de Ponce de la Fuente alla bientôt aussi loin que celle d’Égidius. Il y avait en lui une qualité qui double, qui centuple la force et l’effet du prédicateur ; il était sans vanité. Ce péché favori des orateurs, qui paralyse leur influence, lui était étranger ; il était exempt de cette opinion avantageuse de lui-même, si naturelle au cœur de l’homme et surtout de celui qui parle en public. Il avait retrouvé le premier des amours, l’amour de Dieu, et cet amour remplissait tellement son âme, qu’il n’y avait plus de place pour un autre ; il ne se souciait pas des louanges de ses auditeurs et ne pensait qu’à gagner leurs cœurs à Dieu. Sa réputation lui fit adresser plusieurs appels. Le chapitre de Cuença l’appela à l’unanimité comme prédicateur de la cathédrale ; en acceptant, il eût acquis un rang honorable dans sa province même ; toutefois il préféra rester le simple vicaire d’Égidius. Quelque temps après une députation arrive à Séville, chargée d’annoncer à de la Fuente qu’il était appelé à succéder à l’évêque titulaire d’Utique, comme prédicateur de l’église métropolitaine de Tolède, fonctions fort honorées et fort recherchées (*). Nul ne doutait qu’il acceptât une place qu’un grand nombre ambitionnaient. De la Fuente ne voulant pas quitter Séville, où une grande porte lui était ouverte, refusa. Les chanoines insistèrent, le pressèrent et semblaient vouloir le contraindre. Ponce, pour s’en débarrasser, eut recours à une objection qui était bien dans la tournure de son esprit. Il y avait alors dans l’Église de Tolède un débat entre plusieurs capitulants et l’archevêque cardinal Jean de Martinez Siliceo, qui avait décrété que les élus du chapitre eussent à prouver qu’ils descendaient d’aïeux irréprochables. De la Fuente n’avait pas à craindre cette règle plus qu’un autre, mais se voyant à bout, il répondit aux députés avec un sourire malin que « les os de ses ancêtres reposaient en paix depuis beaucoup d’années, et qu’il ne voulait pas troubler leur repos ».

(*) « Capitulum cum honorifica legatione accersebat » (Montanus, p. 279).

 

Les travaux de ces hommes évangéliques ne pouvaient manquer de susciter à Séville une vive opposition. Plus les auditeurs des trois évangélistes étaient arrachés par leurs prédications aux ténèbres de l’ignorance, plus ils secouaient la poussière du moyen âge, plus aussi ils estimaient les hommes généreux, auxquels ils devaient la lumière, et moins ils avaient d’estime pour la troupe des hypocrites qui avaient si longtemps perdu les âmes par leurs enseignements (*). Aussi la maison de l’inquisition retentissait-elle de plaintes ; et l’on n’entendait que menaces dans le château de Triana, situé dans un faubourg de Séville, et où les tribunaux du saint-office étaient établis. Toutefois les évangélistes avaient des amis si nombreux et si puissants que les inquisiteurs n’osaient encore les attaquer. Ils se tournaient vers les autres prédicateurs, s’efforçaient de les réveiller et les conjuraient de défendre la foi romaine, si fort ébranlée. Bientôt en effet on vit les prêtres attachés aux anciennes superstitions sortir comme d’un long sommeil et réchauffer leur zèle engourdi ; le feu de Rome, presque éteint, se ranima. Il y avait deux camps dans Séville. À la cathédrale flottait la bannière de l’Évangile ; dans presque toutes les autres églises s’élevait le drapeau de la papauté ; un contemporain dit même que c’était celui d’Épictète et trouve que ces prêtres étaient plutôt au-dessous de ce stoïcien (**). « Défilez plus souvent vos rosaires et vos chapelets, disaient les prêtres ; faites dire beaucoup de messes ; faites maigre ; allez en pèlerinage ; ayez tels habits, tel visage, et autres semblables pauvretés (***). « Beau masque de piété, disait-on mais si vous examinez les choses de plus près, que trouvez-vous ? » À la cathédrale au contraire les prédicateurs incitaient leurs auditeurs à lire les saintes Écritures ; ils prêchaient les mérites d’un Sauveur mort sur la croix et invitaient les âmes à mettre toute leur confiance en lui. Les prédicateurs évangéliques étaient moins nombreux que les autres, mais c’était autour d’eux que se réunissait l’élite de la population. On voyait peu à peu les livres du culte romain, mis de côté, faire place à l’Évangile. Bien des cœurs se sentaient attirés par cette lecture. La religion des formes perdait beaucoup d’adhérents, et la religion de l’Esprit en gagnait. Le couvent des hiéronymites, dans San Isidro del Campo, en comptait plusieurs. Sans l’inquisition la Réformation eût transformé l’Espagne, et assuré la prospérité et le bonheur de ce peuple.

(*) « Vilesceret vero in dies, assidua congressione lucis, hypocritarum turba » (Montanus, p. 266).

(**) « Ad Epicteti stoïci placita… eo Epicteto inferior » (Ibid., p. 238).

(***) « De crebis jejuniis, de mortificatione, vestitu, sermone, vultu… ad missas complures, ad sacrorum locorum frequentationes, et ad multa alia nugamenta » (Montanus, p. 238).

 

Ponce de la Fuente, surtout, charmait ses auditeurs, non seulement par la beauté de la doctrine qu’il annonçait, mais encore par la pureté et l’élégance de son langage et par les mouvements entraînants de son éloquence ; ceux qui l’entendaient criaient au miracle (*). Ponce était observateur ; c’était à la fois chez lui une qualité naturelle et un effet de la volonté. Il se plaçait pour ainsi dire sur une hauteur, et s’appliquait à considérer attentivement tout ce qui s’offrait à lui : les phénomènes physiques, les affections morales et les affaires humaines (**). Son érudition, ses expériences, sa connaissance des saintes Écritures, lui faisaient contempler comme d’un poste élevé toutes les choses divines et humaines. Aussi avait-il un jugement exquis, qualité fort nécessaire au prédicateur. Il appréciait sainement les choses ; la sagesse non-seulement guidait toutes ses actions, mais encore inspirait toutes ses paroles ; ce qui explique la faveur dont il fut bientôt l’objet. Selon lui, le tact oratoire apprenait à éviter ce qui heurtait inutilement l’auditeur, et à rechercher tout ce qui pouvait amener les âmes au salut. Aussi la cathédrale de Séville, dans les jours où il prêchait, présentait-elle de plus beau spectacle. Son service était ordinairement à huit heures du matin, et le concours du peuple était tel, qu’à quatre heures, souvent même à trois heures de la nuit, il restait à peine dans le temple une place d’où l’on pût l’entendre (***). On disait hautement dans Séville, qu’il dépassait les orateurs les plus illustres de son temps et du temps qui avait précédé (****). Malgré la faveur inouïe dont il jouissait, sans amour de l’argent, sans ambition, se contentant d’une nourriture frugale, d’une petite bibliothèque, et ne se souciant point de ces richesses pour l’acquisition desquelles certaines pestes publiques, dit un de ses amis, ravagent l’Église de Dieu. Il l’avait montré en refusant le riche canonicat de Tolède.

(*) « Accesserat ea Hispaniæ linguæ peritia et facundia quæ quibuscumque illius studiosissimis miraculo esset » (Ibid., p. 278).

(**) « Videbatur enim veluti a specula quadam humana omnia negotia contemplari » (Montanus).

(***) « Tantus erat populi concursus, ut quarta, sæpe etiam tertia noctis hora, vix in templo inveniretur commodus ad audiendum locus » (Ibid., p. 279).

(****) « Clarissimos antecelluit » (Ibid., p. 278)

 

Pendant bien des années, Séville, plus heureuse qu’aucune autre ville d’Espagne (*), entendit proclamer le pur Évangile de Christ. Outre le service de la cathédrale, il y avait des réunions plus intimes dans quelques maisons. L’abondante moisson que porta plus tard le sol fécond de l’Espagne, provint de ces laborieuses semailles (**). De la Fuente, Égidius, Vargas, ces hommes aussi remarquables par leur doctrine que par leur vie, furent les premiers grands semeurs de la Péninsule. « Ils méritent, disait un de leurs bon amis, que leur mémoire subsiste à jamais ». Qui sait ce qui fût arrivé en Espagne, si l’œuvre de ces trois chrétiens confédérés avait pu être plus longtemps continuée ? Mais tout à coup Égidius se vit enlever ses deux compagnons d’armes, et cela par les voies les plus opposées.

(*) « Ea urbs, omnium totius Hispaniæ felicissima » (Montanus, p. 240).

(**) « Illa enim messis quæ per totos jam octo aut decem annos colligitur, ex illa laboriosa novatione provenire certum est » (Ibid.).

 

Charles-Quint se trouvait en Espagne, au moment des plus grands succès de Ponce de la Fuente. Il vint à Séville, et entendant faire de tous côtés de grands éloges de ce prédicateur, il voulut l’entendre. Charles en fut ravi ; ce prince aimait ce qui était beau, et les mêmes doctrines qu’il punissait comme d’affreuses hérésies, quand elles étaient professées en Belgique, dans quelque obscure conventicule, par un coutelier ou un pelletier, ne lui déplaisaient pas quand elles sortaient de la bouche éloquente d’un grand orateur, et qu’elles étaient annoncées à une foule immense dans le plus beau des temples de l’Espagne. Il n’était pas loin de croire que le talent était orthodoxe. Nous avons du reste remarqué que l’une des qualités de la Fuente était de prêcher le pur Évangile, en évitant tout ce qui pouvait choquer ses auditeurs. L’empereur le fit venir dans son palais ; il fut charmé de sa conversation, de son intelligence, de ses manières polies et agréables ; il le nomma un de ses chapelains, ajouta bientôt à cette charge l’office d’aumônier et l’invita à le suivre au-delà des Pyrénées. De la Fuente, attaché à Séville, eût répondu volontiers par un refus, comme il l’avait fait lors des vocations de Cuença et de Tolède ; mais c’était son souverain qui l’appelait. La volonté de Charles-Quint était une loi, aucun moyen de s’y soustraire. D’ailleurs cette vocation, à ses yeux, venait de Dieu même ; il se prépara donc au départ. L’empereur le chargea, chose étrange, d’accompagner son fils Philippe dans les Pays-Bas et en Angleterre (*). « Je veux, dit-il, montrer aux Flamands que l’Espagne ne manque pas de savants aimables et d’orateurs éminents ». De la Fuente accompagna donc Philippe ; plus tard il rejoignit Charles en Allemagne, remplit auprès de lui les fonctions de chapelain et eut l’occasion de faire la connaissance de quelques-uns de réformateurs.

(*) « Constantinus (de la Fuente), a Cæsare et filio Philippo ascitus, Hispali discedere cogeretur » (Montanus, p. 282).

 

Après le départ de Ponce de la Fuente, le parti romain se sentit plus à l’aise dans Séville ; il résolut de se débarrasser d’abord de Vargas. Le théologien, qui n’avait peut-être ni le tact de la Fuente, ni le feu d’Égidius, allait être cité devant les tribunaux, quand il mourut. Égidius, resté seul, sentait vivement la perte de ses amis. Plus de commerce intime, plus de familiers entretiens. L’illustre prédicateur rencontrait partout des regards ennemis, et n’avait plus d’oreille amie, a laquelle il pût confier sa douleur. Sa grande ouverture de cœur l’exposait plus que d’autres à la haine. Simple, candide, appelé à parler du haut de la première chaire de Séville, il attaquait les ennemis de la lumière plus ouvertement et plus fréquemment que ne l’avaient fait ses collègues (*). Aussi, pleins d’irritation contre lui, ses adversaires répandaient sur son orthodoxie les bruits les plus défavorables ; ils l’entouraient d’agents secrets, chargé de recueillir ses paroles, d’épier ses démarches, et ils concertaient ensemble sur ce qu’il y avait à faire pour se débarrasser d’un homme qu’ils détestaient. Égidius restait seul ; même seul il était une puissance dans Séville ; mais si l’on parvenait à l’abattre, l’inquisition régnerait sans partage. Malheureusement pour ces hommes fanatiques, Égidius comptait dans tous les rangs un grand nombre d’amis ; et après avoir tout bien examiné, ils n’eurent pas le courage de l’accuser publiquement. Il fallut une faveur éclatante dont il fut plus tard l’objet pour les irriter à un tel point, qu’ils se décidèrent à porter les choses aux dernières extrémités.

(*) « Qui ut simplicitate ingenii et auctoritate prætabat, apertius et frequentius lucis hostes lacessebat » (Montanus, p. 266).

 

Les inquisiteurs ne s’arrêtèrent pas là. Rodrigue de Valer après avoir été mis en liberté, parce que, disait-on, il était simplement fou, s’était abstenu à la demande de ses amis, d’annoncer l’Évangile en public, et ne voulant pas être sans rien faire, il avait réuni un certain nombre de ses amis, il leur avait interprété familièrement l’épître de saint Paul aux Romains, cet océan comme l’appelait Chrysostôme, que l’on rencontre surtout au commencement des réveils (*). Quelques-uns de ceux qui l’entendirent persévérèrent dans la foi, d’autres la rejetèrent plus tard, Pierre Diaz en particulier, qui ayant abandonné l’Évangile entra dans la société des jésuites, et mourut au Mexique (**). Mais le vaillant Rodrigue ne put se soumettre longtemps à ce régime. Devait-il craindre, se disait-il, d’exposer sa liberté, sa vie même, quand il s’agissait de l’Évangile ; d’autres avait donné leur vie pour moins que cela ! Il espérait d’ailleurs réveiller, par son exemple, d’autres combattants qui remporteraient finalement la victoire. Il abandonna les précautions timides ; il recommença à signaler publiquement les erreurs et les superstitions de Rome. Il fut de nouveau dénoncé, saisi par l’inquisition bien résolue cette fois à ne pas relâcher le prétendu fou. Il fut condamné à la prison perpétuelle, à porter le san benito, sorte de casaque de couleur jaune, costume ordinaire des victimes de l’inquisition. Chaque dimanche ou jour de fête, Valer était conduit, ainsi que d’autres pénitents, par les familiers du saint-office, à l’église du Saint-Sauveur à Séville, pour y entendre soit le sermon, soit la grande messe. Valer se montrait un pénitent sans repentance. Il ne pouvait entendre la doctrine des moines sans montrer de quelque manière son opposition. Un jour tout à coup il se lève de son siège, toute l’assemblée fixe sur lui ses regards, et le prisonnier à casaque jaune interpelle le prédicateur, réfute ses doctrines, conjure les auditeurs de se garder de les recevoir. Cela n’arriva pas une fois, mais souvent (***). Rodrigue ne pouvait entendre une doctrine contraire à l’Évangile sans que tout son être en fût ému. Les inquisiteurs toujours persuadés de sa folie, excusèrent d’abord ces interpellations, qui à leurs yeux étaient la preuve la plus évidente de sa maladie. Mais les discours de cet aliéné étaient si raisonnables, qu’ils faisaient quelque impression. Les inquisiteurs le confinèrent dans un couvent de la côte de Saint-Lucar, où toute société lui fut interdite et où il mourut à l’âge de cinquante ans environ. Son san benito fut exposé dans l’église métropolitaine de Séville avec cette inscription : Rodrigue Valer, faux apôtre qui se disait envoyé de Dieu. Ce fut après que la Fuente eut quitté Séville, que la sentence finale fut prononcée contre Valer.

(*) « A Valerio Nebrissensi, ex d. Pauli epistolæ ad Romanos familiari interpretatione (veritatem) ante didicerat (Diazius) » (Montanus, p. 268).

(**) Pierre ne doit pas être confondu avec l’un des deux frères Jean et Alphonse, dont la tragique histoire tient une place dans les annales de la Réformation.

(***) « Sæpe, e sua sede surgens, spectante universo populo, concionatoribus contradixit » (Montanus, p. 264).

 

 

6.3       Chapitre 3 : L’Espagne hors de l’Espagne (1537 à 1545)

Les Espagnols qui se distinguèrent à cette époque par la foi la plus pure furent ceux qui, transportés par des circonstances diverses en Allemagne et dans les Pays-Bas, y furent mis en contact avec la Réformation et ses hommes les plus marquants ; et c’est aussi sur eux que nous avons les renseignements les plus détaillés. Nous sommes donc appelés à voir dans ce chapitre et les suivants l’Espagne hors de l’Espagne.

Tandis que Séville était un grand centre évangélique dans le Sud et la ville d’Espagne qui marqua le plus à l’époque de la Réformation, il y eut aussi quelques cités du nord de la Péninsule qui se distinguèrent à cette époque par quelques traits notables, Valladolid et Burgos en particulier. Cette dernière ville, capitale de la Castille, avant Madrid, située dans une fertile contrée, donna le jour à quatre jeunes gens qui marquèrent plus tard par leur dévouement à l’Évangile, mais dont la vie se passa surtout au-delà des Pyrénées, Jayme, Francisco et Juan de Enzinas, fils d’un respectable citoyen de Burgos, qui avait de nobles parents et de grandes alliances, et Francisco San Roman, d’une naissance plus modeste, mais dont les parents étaient « fort gens de bien » ; son père était l’alcade de Bribiesca. Ces quatre jeunes gens, à peu près du même âge, étaient liés à Burgos (*). Ils quittèrent cette ville, pour des raisons diverses, dans leur jeunesse. Le père des Enzinas, homme d’une certaine ambition pour ses enfants et qui tenait fermement à son autorité paternelle, ne cessa de diriger ses fils, même après qu’ils eurent atteint leur majorité, les envoya terminer leur instruction à l’université de Louvain, soit parce que les études s’y faisaient alors d’une manière plus libérale qu’en Espagne, soit parce qu’il avait des parents établis dans les Pays-Bas, et dont quelques-uns étaient à la cour et en faveur auprès de Charles-Quint. Il lui semblait qu’une belle carrière s’ouvrait là à leur ambition, et qu’ils pourraient parvenir peut-être aux hautes charges de leur père. C’était une autre carrière qu’ils devaient trouver, plus noble et plus glorieuse.

(*) « Quem olim, in nostra civitate, adolescentem puer, familiariter novi », dit Francisco Enzinas en parlant de San Roman (Mém. d’Enzinas, II, p. 174).

 

Les Enzinas, arrivés dans les Pays-Bas avant 1540, s’y mirent avec zèle à l’étude. Ils étaient, Francisco surtout, désireux de trouver tout ce qui était vrai et bon, pleins de décision pour faire connaître à d’autres les vérités qu’ils avaient acquises, remplis de courage pour les défendre contre toutes les attaques, et de persévérance pour demeurer, malgré tous les dangers, fidèles à leurs convictions (*). Ils avaient le caractère espagnol, une âme profonde et ardente, un esprit grave et réfléchi, et la foi chrétienne corrigea quelques défauts de leur nature. Leur parole n’avait pas seulement de la pompe, mais aussi des idées ; le sentiment de l’honneur ne dégénérait pas chez eux en orgueil, comme c’est trop souvent le cas, et leur foi religieuse, grâce à l’Évangile, fut préservée de la superstition. On les a appelés différemment dans des pays différents. Leur nom Enzinas, qui en espagnol désigne une espèce de chêne, fut selon la coutume, héllénisé en Allemagne, où ils furent connus sous le nom de Dryander, et francisé en France, où ils prirent quelquefois celui de Duchesne.

(*) « Virum gravem admodum, constantemque et fortem in iis asserendis defendendisque quæ vera atque recta esse discendo comperisset » (Camerarius, Melancht. Vita, p. 324).

 

Ces trois jeunes gens avaient du goût pour les lettres et y firent de rapides progrès ; et tandis que la tendance vraiment noble et libérale de leur esprit les éloignait des théologiens qui se trouvaient comme emprisonnés dans la méthode et la doctrine scolastiques, leur âme naturellement religieuse, comme l’est en général celle de leur peuple, leur fit rechercher les hommes pieux de leur époque. Deux de ces hommes servirent à les faire passer du catholicisme romain au protestantisme évangélique, tous deux hommes médiateurs, qui tout en appartenant surtout à l’une des deux catégories, avaient pourtant encore quelques rapports avec l’autre. L’un était du côté catholique, l’autre du côté protestant ; mais ils eussent voulu l’un et l’autre procurer un rapprochement entre la Réforme et le catholicisme. L’un d’eux était Georges Cassandre, né en 1515,dans l’île de Cassandria, aux bouches de l’Escaut, à ce que l’on croît. Homme savant, il possédait parfaitement les langues, les belles-lettres, le droit, la théologie, et enseigna avec grande réputation dans diverses universités des Pays-Bas. Sincèrement pieux, il prit pour but de sa vie de montrer l’unité des deux partis dans les grandes doctrines et de chercher à les réunir. Il publia des écrits dans ce but (*). Plus tard l’empereur Ferdinand lui demanda de travailler à la réunion des esprits. Les Enzinas se lièrent avec lui ; il y eut même entre eux une grande intimité ; ils eurent de fréquentes conversations et s’écrivaient quand ils étaient éloignés (**). Mais si les catholiques trouvaient que Cassandre accordait trop aux protestants, ceux-ci, en particulier Calvin, se plaignaient qu’il accordait trop aux catholiques. En effet, il demeura toujours uni à l’Église romaine, déclara se soumettre à son jugement et condamna hautement le schisme et ses auteurs.

(*) De officio pii viri in hoc dissidio religionis. — Consultatio de articulis fidei, inter papistas et protestantes controversis, etc.

(**) Illustrium et clarorum virorum epistolæ, scriptæ a Belgis vel ad Belgas, p. 55, 58. Lugd. Batav. 1617

 

Les trois frères, doués d’un esprit droit, voulaient aller au fond des choses ; l’esprit à leur avis timide de Cassandre, l’insuffisance des réformes qu’il admettait, leur déplurent ; ils se détachèrent peu à peu de lui. Ils cherchèrent de meilleurs guides, ils étudièrent les saintes Écritures ; puis la voix publique leur fit connaître Mélanchthon ; ils se mirent à lire, à méditer ses écrits. Il fut pour eux le second médiateur, plus éclairé, plus évangélique, plus illustre que le premier. Mélanchthon exposait à leur sens les saintes Lettres d’une manière lumineuse : il révélait à son lecteur la grâce de Jésus-Christ, et cela sans ces aspérités, ces paroles violentes qui se trouvent quelquefois chez Luther ; sa modération les charmait. Ils avaient trouvé leur maître.

Vers la fin de 1537, Francisco Enzinas, âgé de vingt à vingt-cinq ans, fut rappelé à Burgos par sa famille. C’était le moment où Pierre de Lerme, son parent, venait d’être poursuivi par l’inquisition. On attribuait les croyances pour lesquelles il avait été poursuivi à un séjour à Paris. Les habitants de Burgos qui avaient envoyé leurs enfants aux universités étrangères furent effrayés ; ils tremblaient que leurs enfants et eux-mêmes peut-être ne fussent exposés aux rigueurs de l’inquisition. Ce fut en particulier ce qui ramena Francisco à Burgos. « Dans ce temps-là, dit-il, j’endurai de merveilleux assauts de mes parents, et je commençai à être mal vu de beaucoup de grands personnages, parce que je ne voulais pas consentir à leur demande et quitter des études dont j’avais déjà goûté la saveur (*) ». Son vieil oncle, Pierre de Lerme, était alors à Burgos ; il alla le voir, le trouva triste, découragé, ne pouvant se consoler de vivre en un pays où il suffisait de n’être pas d’accord avec l’inquisition pour devenir sa victime. « Ah ! dit-il, je ne puis rester plus longtemps en Espagne ; il est impossible que des gens savants puissent y demeurer en sûreté au milieu de tant de persécuteurs ». En vain avait-il alors près de quatre-vingts ans ; en vain devait-il, s’il quittait l’Espagne, renoncer à tous ses biens et à tous ses honneurs ; il résolut de chercher une autre demeure où il pût finir paisiblement ses jours. Il ne voulait se laisser arrêter ni par la saison, qui était celle où les tempêtes sont le plus à craindre, ni par la guerre qui sévissait au-delà des Pyrénées ; il était décidé à abandonner immédiatement l’Espagne ; et peut-être la pensée que le jeune Enzinas pourrait lui être de quelque utilité dans ce dessein, l’encouragea-t-elle à ne pas renvoyer son départ. Le vieillard s’embarqua sur un navire qui partait pour la Flandre ; y étant arrivé, il se rendit à Paris, où il avait longtemps résidé. De Lerme avait été fait lors de son premier séjour dans la capitale de la France, docteur de la Sorbonne, et il se trouvait par son âge le plus ancien de tous. Ses amis, persuadés qu’il avait été persécuté à tort, le reçurent avec beaucoup d’égards. Il passa là quatre ans.

(*) Mém. d’Enzinas, II, p. 172, 173

 

Francisco était retourné à Louvain. Une pensée s’était alors emparée de son esprit. Son plus grand désir était de voir l’Espagne se convertir à l’Évangile. Or quel moyen plus puissant pour cela que de lui donner la Parole de Dieu, et quelle joie se serait pour lui que d’enrichir sa patrie de ce trésor ! Dans les siècles précédents, la Bible avait été produite, mais l’inquisition l’avait livrée aux flammes ; à peine un exemplaire avait-il échappé (*) et les Espagnols se glorifiaient de ce que leur langue n’avait jamais servi à déshonorer le Livre de Dieu, en l’exposant à des yeux profanes. Enzinas croyait comme d’autres que le Nouveau Testament n’avait point encore été traduit en espagnol. Il entreprit donc avec zèle ce travail ; mais après l’avoir commencé, il sentit que les Pays-Bas n’étaient pas la place où il pourrait l’achever convenablement. Les superstitions qui l’entouraient, les vexations qu’il avait à endurer de la part des ultramontains fanatiques, lui faisaient désirer ardemment de quitter Louvain. En même temps, il sentait le besoin de se rendre à Wittemberg, de parler de son œuvre avec Luther, Mélanchthon et de profiter de leurs lumières. Il connaissait déjà leurs écrits, mais il voulait leurs conseils, et désirait avoir une introduction auprès d’eux.

(*) M’Crie, Reform. In Spain, p. 403, 414.

 

Enzinas avait vu de Lasco à Louvain en 1536, quand celui-ci, quittant la Pologne, s’était dirigé vers les Pays-Bas. Francisco avait été frappé de la figure à la fois si grave et si douce du noble Polonais, et il avait admiré l’air de majesté et de grandeur qui se trouvait dans toute sa personne (*) ; mais il n’avait pas encore reconnu « les trésors cachés qui se trouvaient dans les profondeurs de son âme ». Plus tard, Albert Hardenberg arriva à Louvain ; ils parlèrent ensemble de Jean de Lasco et Hardenberg s’exprima avec toute la chaleur d’un ami. « Comment vous parler, dit-il, de tous les dons que Dieu lui a faits, de son éminente piété, de sa religion pure, de la douceur et de la bienveillance de son caractère, de sa connaissance admirable de toutes les sciences libérales, de son aptitude aux langues… il dépasse en ces choses tous les autres hommes (**) ! » Ces paroles de Hardenberg firent naître dans le cœur d’Enzinas un grand amour pour de Lasco et bientôt, dit-il, la petite étincelle l’enflamma tout entier (***). Il eut voulu courir vers lui ; mais des obstacles insurmontables le retenaient à Louvain. Il se mettait à lui écrire. Et puis quand il relisait sa lettre, intimidé, craintif, il la jetait loin de lui. À la fin il partit ; et il était déjà à Anvers, quand il se vit obligé de retourner à Louvain. Il n’y avait pas longtemps qu’il y était revenu quand il apprit que la femme de Lasco s’y trouvait ; elle était, on le sait, de cette ville. Francisco court à son logis ; il voit la femme, la fille de son ami ; il croît presque le voir lui-même. Il profita de l’occasion pour écrire à celui pour lequel il avait conçu une de ces vives et grandes amitiés, que l’on trouve quelquefois dans les âmes saines. Il lui écrivit comme un soldat qui s’arrête auprès de son capitaine. Il paraît que ses parents l’avaient destiné à la carrière militaire, et il connaissait la volonté presque inflexible de son père ; il avait eu des luttes à soutenir. Un noble Espagnol, sans doute pour l’encourager à entrer dans la carrière que son père lui avait choisie, lui avait fait présent d’une belle et antique épée. « Quand même, écrivait le jeune soldat de Christ à de Lasco, je verrais le monde entier prendre les armes contre moi, parce que malgré l’avis d’hommes respectables, je me consacre à l’étude, je ne méconnaîtrais pas les dons que Dieu m’a faits dans sa bonté et sans que je les mérite. Je m’efforcerai de propager virilement la vérité que Dieu nous a manifestée. Mais il faut pour cela que je fuie loin de cette captivité de Babylone où je me trouve, et que je me rende en des lieux où il soit permis d’avoir une piété sincère et de se vouer à de nobles études. Je me suis dédié à aller à Wittemberg, cette université qui possède tant de savants professeurs, où il se trouve des connaissances si variées et qui jouit de l’approbation de tous les hommes de bien. Je fais tant de cas de la science, du jugement, du don d’enseignement de Phil. Mélanchthon, que pour lui seul, pour jouir de la conversation et de l’enseignement d’un si grand homme, soit dans sa maison, soit ailleurs, je volerais jusqu’au bout du monde (****). Aidez-moi dans mon dessein, ce que vous ferez en me donnant des lettres qui me facilitent l’accueil auprès de Luther, de Mélanchthon et autre savants, et me concilient leur bienveillance ».

(*) « Cum gravitatem illam vultus pari suavitate conjunctam, et totius corporis majestatem vere heroïcam contemplarer » (Gerdes., III, Monumenta, p. 83).

(**) « Divinitus donatus, præ ceteris mortalibus » (Gerdes., p. 83).

(***) « Scintillula ignis… ut totum fere pectus conflagrare videretur » (Ibid.).

(****)

 

Enzinas fit plus ; il remit à la femme de de Lasco, comme un hommage à son mari, l’épée antique et précieuse qu’un noble espagnol lui avait donnée, « Vous me direz, ajoute-t-il : Que voulez-vous que je fasse d’un glaive ? Je sais que vous êtes armé d’un meilleur, et qui pénètre plus avant qu’aucun autre — la Parole de Dieu. Mais je vous l’envoie comme un gage de l’amour que je vous porte, et du respect que j’ai pour les dons que Dieu vous a faits ». Cette lettre est datée du 10 mai 1541.

Francisco de Enzinas ne put se rendre immédiatement à Wittemberg. Il dut faire un voyage à Paris dans l’été de 1541, soit pour voir son frère aîné qui s’y trouvait alors, soit pour donner ses soins à son vieil oncle Pierre de Lerme qui n’était pas éloigné de sa fin. Le jeune homme se trouva ainsi présent à deux moments bien solennels pour le vieillard, son départ d’Espagne et sa mort. Francisco trouva son parent affaibli, mais ayant encore l’usage de ses belles facultés. Il allait souvent le voir ; ils avaient ensemble de longs et intimes entretiens ; la douce conversation du vieillard, sa gravité, qui n’avait rien d’intimidant, charmaient, ravissaient le jeune homme (*). Francisco qui, dès son enfance, avait toujours aimé, toujours honoré le vieil abbé, regardait comme un privilège de lui témoigner jusqu’à la fin se respectueuse affection. Ses parents lui écrivaient de Burgos de prendre le plus grand soin du vieil oncle. Aussi allait-il le voir tous les jours et le vieillard se réjouissait quand il le voyait paraître. Tout à coup, au mois d’août 1541, Pierre de Lerme changea les misères de ce monde contre les joies de la vie éternelle (**). Le vieillard de quatre-vingt-cinq ans, le jeune homme de vingt-cinq se rencontrèrent pour ce moment solennel : la vie commençait pour Francisco, au moment où elle finissait pour son oncle, et Enzinas en devait comme lui éprouver tout le poids. Seul parent du vieillard, il lui porta honneur et révérence jusqu’à sa mort (***).

(*) « Cujus suavi colloquio et minime molesta gravitate mirifice delectabar » (Mém. d’Enzinas, II, p. 166).

(**) « Miserias hujus mundi cum æterna vita commutavit » (Mém. d’Enzinas, II, p. 166, d’après la docte édition de M. Campan, Bruxelles, 1862, 2 vol. in-8°).

(***) « Usque ad cineres summa sum eum reverentia prosecutus » (Ibid.).

 

Francisco trouva, nous l’avons dit, à Paris son frère aîné Jayme qui s’y était rendu par les ordres de son père, pour y terminer ses études ; peut-être même cette entrevue était-elle le but du voyage de Francisco. Jayme avait, comme son frère, un esprit noble et indépendant, il avait une conscience très délicate, une âme pure, innocente, qui, sans défiance, se montrait telle qu’elle était. Ce caractère candide l’exposait à de grands dangers. Il joignait à cela un goût fort délicat, qui lui faisait apprécier spontanément les beautés et les défauts des ouvrages de l’esprit et des productions de l’art. Jayme était déjà alors convaincu des grandes vérités de l’Évangile, mais sa foi s’affermit pendant son séjour à Paris, et il exerça une heureuse influence sur quelques-uns de ses compatriotes qui étudiaient en même temps que lui dans cette ville. Tout dans cette capitale ne répondait pas à son attente. Il trouvait les professeurs en général bigots, n’ayant que des connaissances médiocres, prenant partout un air de suffisance ; quoique le peu de philosophie qu’ils possédaient, les rendît moins intelligents que s’ils n’en avaient rien su. Les étudiants avaient peu de savoir-vivre et ne se montraient pas soucieux de recherches vraiment libérales. La vue de l’héroïsme des martyrs l’émouvait profondément et la cruauté des bourreaux le faisait frémir. Un jour un très jeune homme, Claude Lepeintre, âgé d’environ vingt ans et dont un léger duvet couvrait à peine le menton, était conduit à la place Maubert pour y endurer le dernier supplice. Il avait habité Genève trois ans, y faisant, à ce qu’il paraît, un apprentissage d’orfèvre ; il y avait trouvé l’Évangile. Il était retourné à Paris, où il était né, et s’était efforcé de départir à ses amis la connaissance du salut éternel ». Des gens de la maison où il exerçait son métier d’orfèvre, « ne pouvant supporter l’odeur suave de l’Évangile du Fils de Dieu », l’amenèrent au lieutenant criminel, qui le condamna à être brûlé vif. Il en appela au parlement, qui, voyant que Claude refusait de se rétracter, ajouta qu’il aurait séance tenante la langue coupée. Le jeune et pieux chrétien, sans changer de visage, présenta sa langue au bourreau, qui la saisissant avec une pince, la coupa et, ajouta-t-on, en frappa plusieurs fois les joues du martyr. Il fut mis sur un char, pour être conduit au bûcher. Plusieurs chrétiens évangéliques, étudiants et autres, tels que Jayme Enzinas, son ami l’avocat Crespin, Eustache de Knobelsdorf ne voulurent pas le quitter jusqu’à la mort ; ils ont tous les trois raconté son martyre. Pendant qu’on le menait à la place Maubert, il dut soutenir, nous disent ces témoins « une infinité d’opprobres, qu’on lui jetait ; mais c’était une chose admirable de voir son maintien, sa constance, et comme il passait de cœur allègre. On eût dit qu’il allait à un banquet ». Il descendit seul, spontanément, du char et se plaça près du poteau, où on le lia en lui roulant des chaînes autour du corps. La foule excitée contre lui l’accablait de ses clameurs et de ses outrages, mais il les supportait avec une indicible sérénité. Sa langue ayant été arrachée, il ne pouvait parler, mais ses yeux étaient constamment fixés sur le ciel, comme sur la demeure où il allait entrer et d’où il attendait le secours. Le bourreau lui couvrit la tête de souffre, et ayant fini, lui montra d’un air menaçant la torche enflammée, avec laquelle il allait y mettre le feu. Le jeune martyr fit un signe aimable, pour indiquer qu’il subirait volontiers ce supplice. « Cet adolescent, dit l’un des témoins (Knobelsdorf) paraissait élevé au-dessus de ce qui est de l’homme. Cette très heureuse issue, dit un autre témoin (Crespin), confirma ceux qui avaient un commencement et quelque sentiment de la vérité, à laquelle le Seigneur rendait, devant nos yeux, un vrai et vif témoignage, en la personne de Claude(*) ».

(*) Illustr. et clar. Virorum Epp., selectæ, a Belgis vel ad Belgas scriptæ ; Leyde, 1617. — E. de Knobelsdorf à Cassandre, 10 juillet 1542. — Jayme Dryander à Cassandre, p. 38-45, 55, 60. — Crespin, Actes des Martyrs, III, p. 127.

 

Jayme avait employé ses loisirs à composer en espagnol un catéchisme qu’il croyait propre à imprimer dans l’esprit de ses compatriotes les grandes vérités de l’Évangile. Fortifié dans sa foi par le martyre de Claude Lepeintre, dégoûté du séjour de Paris, désireux de publier ce travail, il se rendit à Louvain, puis à Anvers. Cette ville offrait des facilités pour l’impression, et les navires qui partaient pour l’Espagne transportaient facilement les livres imprimés dans le pays. Francisco, à son retour de Paris, s’arrêta quelque temps en Belgique, puis se rendit à Wittemberg, où régnait la liberté des études, et où il trouvait Mélanchthon.

Juan Enzinas, le plus jeune des trois frères, aimait aussi l’Évangile, mais il eut une vie plus paisible que ses aînés. Il avait pris la carrière médicale, s’établit en Allemagne, devint professeur à l’université de Marbourg, acquit une certaine réputation par ses écrits sur la médecine et l’astronomie et par l’invention de divers instruments utiles aux progrès de ces sciences ; mais son nom figure moins que celui de ses frères dans les annales de la Réformation.

Un autre jeune Espagnol, natif de Burgos comme les Enzinas, et qui était leur ami, était en 1540 dans cette ville d’Anvers où Jayme était allé et où Francisco devait aussi se rendre. San Roman, dont nous avons déjà parlé, s’était voué au commerce, et ses affaires l’avaient amené dans les Pays-Bas. Il y avait à Anvers un temps de foire, pendant lequel les négociants de pays divers réglaient leurs comptes. Des marchands de Brême, qui devaient des sommes considérables à des marchands espagnols, n’avaient pas paru à la foire de 1540. San Roman étant un jeune homme fort intelligent et qui d’ailleurs connaissait déjà les Brémois, fut chargé par les créanciers ses compatriotes de se rendre à Brême pour réclamer et recevoir ce qui leur était dû ; on lui adjoignit un autre Espagnol. Jacques Spreng, prévôt des Augustins d’Anvers, s’était, on s’en souvient, réfugié dans cette ville, après avoir échappé aux persécutions des inquisiteurs, et il y prêchait avec force l’Évangile (*). San Roman, dont les affaires ne se terminaient pas si vite qu’il l’aurait voulu, désirait savoir ce que c’était que la doctrine que l’on prêchait en Allemagne et que l’on détestait en Espagne. Il possédait peu d’allemand, mais n’importe ; il entra dans l’église ; il s’approcha ; il écouta ; et bientôt son attention fut captivée. À son grand étonnement il comprenait tout (**) ; il se sentait vivement intéressé, il était éclairé, convaincu. Il se sentait transpercé comme par un dard que la main de Dieu avait lancé (***), il était vivement agité. La parole de l’orateur l’enflammait (****). Quelque chose de nouveau, d’inconnu, se passait en lui. À peine le service fut-il terminé, qu’oubliant toutes ses affaires, il courut presque sans forces vers le prédicateur. Celui-ci le reçut avec beaucoup de douceur et le conduisit dans sa maison.

(*) T. VII, p. 625

(**) « Totam concionem intellexit » (Mém. d’Enzinas, II, p. 176).

(***) « Divino quodam ætro percitus » (Ibid.).

(****) « Ipsum inflammavit concionatoris oratio » (Ibid.).

 

Là, se trouvant tête à tête, San Roman rappela à Spreng ce qu’il avait dit ; il lui répéta tout son discours comme s’il l’avait appris par cœur. Il lui dit les impressions que sa parole avait faites sur son âme, et le priant avec instance : « De grâce, s’écriait-il, exposez-moi avec plus de clarté cette doctrine que je commence à goûter, mais que je ne comprends pas encore tout à fond ». Le pasteur s’émerveillait de la véhémence du désir de ce jeune homme et de sa soudaine conversion. La vivacité de sa foi naissante, qui semblait vouloir tout soumettre, ces premières ardeurs d’une éclatante transformation, l’étonnaient. Il invitait San Roman à se modérer, à ne pas manquer de prudence ; mais en même temps il lui enseignait diligemment et avec bonté les grandes vérités du salut. San Roman resta trois jours entiers dans la maison du pasteur ; rien ne pouvait l’en faire sortir ; il paraissait avoir oublié les affaires pour lesquelles il était à Brême. Une divine lumière éclairait de plus en plus son esprit. Pendant ces trois jours, il fut entièrement changé, comme Paul à Damas, et il devint un nouvel homme (*).

(*) « Toto triduo…, in alium quemdam hominem prorsus novum est immutatus » (Mém. d’Enzinas, II, p. 178).

 

Ce temps écoulé, San Roman alla donner quelques soins à ses affaires, les recommanda à son compagnon, puis retourna à plusieurs reprises vers son nouveau conducteur pour s’entretenir avec lui. Les paroles de l’Évangile l’avaient saisi ; il ne pensait à autre chose pendant le jour ; il ne songeait à autre chose pendant la nuit (*). Il ne manquait pas un des sermons de Spreng ; il les écrivait en rentrant chez lui ; il les récitait au pasteur ; il faisait plus : il professait ouvertement la vérité qu’il y avait apprise : « Cet homme, se disait Spreng, n’est vraiment pas comme tout le monde. Quand les autres apprennent quelque chose, ils avancent petit à petit ; mais celui-ci à tout appris en peu de jours. Il apparaît comme enivré de la Parole de Dieu ; lui qui semble pourtant en avoir lu si peu. Il méprise le monde, la vie du monde, il méprise tout pour Christ, dont il répand la Parole, sans aucune crainte (**) ». Il ne s’inquiétait pas seulement du salut de ceux qui l’entouraient ; il écrivait de longues lettres à ses amis d’Anvers. « Je rends grâces à Dieu, leur disait-il, qui m’a amené vers lui où j’ai trouvé Jésus-Christ, mon vrai Sauveur, et où j’ai acquis une connaissance des saintes Écritures que je ne puis assez priser ». Il les exhortait à se convertir tous à Dieu, s’ils ne voulaient périr éternellement avec ceux qui les égaraient. Et déplorant la cruauté de l’Espagne, et l’aveuglement des Espagnols : « Hélas ! disait-il, ils ne veulent point ouvrir les yeux pour contempler l’éclatante lumière de l’Évangile, ni rendre leurs oreilles et leurs esprits attentifs aux avis manifestes de Dieu, qui les appelle à la repentance ». Il prit donc une résolution. « Je me propose, dit-il, de retourner à Anvers pour voir si la lumière de la science céleste ne pourra éclairer les cœurs de mes amis. Mais j’irai ensuite en Espagne pour chercher à convertir à la vraie adoration de Dieu mes parents, et toute notre cité, ensevelie maintenant dans les horribles ténèbres de l’idolâtrie (***) ». San Roman, dans l’ardeur de son premier amour, s’imaginait que nul ne pourrait résister à une vérité dont il connaissait toute la douceur et la puissance. Mais, hélas ! c’était par d’autres flammes que San Roman devait éclairer la patrie.

(*) « Nihil toto die meditabatur, nihil nocte somniabat, præter eas sententias… » (Mém. d’Enzinas, p. 178).

(**) Lettre de Spreng, dit Probst, à Enzinas, du 6 janvier 1546, Arch. Du séminaire protestant de Strasbourg.

(***) « Postea in Hispaniam commigrare ut parentes ac totam denique civitatem nostram… converteret » (Mém. d’Enzinas, II, p. 182).

 

Son zèle ne connaissait plus de bornes. Il écrivit à Charles-Quint, et le conjura, avec instance, de répondre dignement aux grands bienfaits de Dieu, en remplissant bien son devoir. « Apaisez le trouble de la chrétienté, lui disait-il : que la gloire de Dieu brille par vos soins sur la terre ; rétablissez en Espagne et dans tous les pays soumis à votre empire la pure doctrine de Christ notre Sauveur ». San Roman écrivit ainsi à deux ou trois reprises à l’empereur. En même temps, il composait des livres évangéliques en espagnol Tout cela fut fait en un mois, au plus en quarante jours, pendant qu’il attendait la réponse aux lettres qu’il avait écrites à Anvers.

Ses amis les avaient bien reçues et ils avaient aussitôt compris de quelle maladie il était atteint (*). Loin de penser à se sauver eux-mêmes, comme il le leur demandait, ils ne pensèrent qu’à le perdre, et mirent tout leur habileté à le faire tomber dans le piège. « Ah ! lui écrivirent-ils en termes caressants, si vous revenez à Anvers, les grandes choses dont vous nous parlez s’accompliront sans aucun doute ». En même temps ils s’entendaient avec des moines dominicains et apostaient quelques-uns d’entre eux pour guetter le moment où il entrerait dans la ville. « Vous vous emparerez de lui, leur dirent-ils, vous l’interrogerez sur sa foi, et s’il diffère de vous à ce sujet le moins du monde, vous le ferez mourir, ou le jetterez dans quelque fosse, où il sera enseveli comme un cadavre vivant (**) ».

(*) « Quo morbo laboraret » (Ibid., II, p. 184).

(**) « In aliquod antrum, quasi vivum cadaver insepultum detruderent » (Mém. d’Enzinas, II, p. 184).

 

Le pauvre homme, que la réponse de ses amis avait rempli d’espérance et de joie, était monté à cheval et se disait qu’il pourrait sans grande difficulté convertir tous les Espagnols à la vraie religion. Il arrive, franchit les murs, entre dans la ville ; mais tout à coup les moines apostés l’entourent, l’enlèvent de son cheval, et le mènent prisonnier dans la maison d’un marchand qui leur était dévoué (*). Là, ils lui lient les pieds et les mains et commencent à fouiller son bagage. Ils y trouvent beaucoup de livres allemands, français, latins. En voici de Luther, en voilà de Mélanchthon ; le reste est d’Œcolampade et d’autres auteurs tout aussi suspects. Ils découvrirent même à leur grande horreur des images outrageantes pour le pape. Ils se tournent irrités vers lui et lui disent : « Tu es un parfait luthérien ». San Roman, tombé dans un guet-apens d’une manière si inattendue, était troublé, agité, enflammé de colère. Il était un vrai Espagnol, calme quand rien ne le troublait, mais qui, lorsque quelque chose le blessait, faisait éclater les passions ardentes d’une âme embrasée. Il y avait trop peu de temps qu’il connaissait l’Évangile pour être devenu prudent comme les serpents et simple comme les colombes. Il ne fut pas maître de lui-même. « Vous êtes de mauvais drôles (**), leur dit-il. Je ne suis pas luthérien, mais je fais profession de la sagesse éternelle du Fils de Dieu, que vous détestez. Et pour ce qui est de vos rêveries, de vos impostures, de votre doctrine dépravée, je les abhorre de tout mon cœur. — Quelle est donc ta religion ? » disent les moines. — Je crois en Dieu le Père qui a créé toutes choses, répondit San Roman, je crois en Dieu le Fils, Jésus-Christ, qui par son sang a racheté les hommes et qui, les délivrant de la servitude du démon, du péché, de la mort, les établit dans la liberté de l’Évangile. — Crois-tu, dirent les moines, que le pape de Rome soit le vicaire de Christ, que tous les trésors de l’Église soient dans sa main, qu’il ait la puissance de faire de nouveaux articles de foi et d’abolir les autres ? — Je ne crois rien de tout cela, s’écria San Roman effrayé. Je crois que le pape, semblable au loup, disperse, égare et met en pièces les pauvres brebis de Jésus-Christ. — « Il blasphème ! » dirent les Espagnols ; « On te mettra à mort, et à mort par le feu », s’écrièrent les moines. — « Je ne crains pas de mourir, répondit-il, pour celui qui a répandu son sang pour moi ». Alors les moines allumèrent un feu ; toutefois ils se contentèrent de brûler devant lui tous ses livres. Mais quand il vit le Nouveau Testament jeté dans les flammes, il ne se contint plus. « Il est fou », dirent les Espagnols, et ils le transportèrent, lié, en une certaine tour, à six lieues d’Anvers, et ils le gardèrent dans une fosse obscure, pendant huit mois. Ayant pourtant reconnu que dans l’état d’agitation extrême où il était il était excusable d’avoir manqué de modération, ses compatriotes le firent mettre en liberté.

(*) « Ex equo deponunt, et captivum in ædes cujusdam mercatoris deducunt » (Ibid., II, p. 186).

(**) « Pessimi nebulones » (Mém. d’Enzinas, II, p. 188).

 

San Roman se rendit à Louvain, sachant qu’il y trouverait des amis de l’Évangile, et il y vit Francisco Enzinas, qui n’était pas encore parti pour Paris, et qui, connaissant l’inexpérience, la hardiesse, le zèle de son compatriote et les dangers qui l’attendaient, lui parla franchement, sagement, l’invitant à ne pas entreprendre, comme il se le proposait, la conversion de toute l’Espagne. « Restez, lui dit-il, dans la vocation où Dieu vous a appelé ; vous pouvez faire dans le commerce beaucoup de bien. N’allez pas vous mettre à parler de religion à toutes les personnes que vous rencontrerez, et comme un fou crier dans les rues et les places publiques, à haut de tête. Peut-être ne pourriez-vous pas rembarrer les arguments de vos adversaires ni confirmer les vôtres par de bonnes autorités. Si Dieu a besoin de vous, il vous appellera, et alors il sera temps de vous exposer à tous les périls. — Vous dites vrai, répliqua San Roman, et je parlerai plus modestement à l’avenir (*) ».

(*) Mém. d’Enzinas, II, p. 198

 

Mais il y avait dans ce jeune homme un feu que rien ne pouvait éteindre. L’affection dominante en lui était le désir de faire tout ce qui était en son pouvoir pour ce qu’il croyait propre à sauver les hommes et à glorifier Dieu. Il avait une merveilleuse ferveur d’esprit qui le portait à des efforts perpétuels, peut-être à ce que plusieurs appelleraient des excès de piété et de charité ; cela s’est vu souvent dans les chrétiens les plus éminents. Le zèle de la maison de Dieu le dévorait. À peine eut-il promis à Enzinas d’être plus sage, qu’il partit avec quelques amis pour Ratisbonne, où la Diète de l’empire s’était ouverte en avril (1541), et où se trouvait alors Charles-Quint, qui montrait, disait-on, beaucoup de faveur aux protestants ; ce prince désirait en effet se concilier le secours des évangéliques, pour la guerre contre les Turcs qui attaquaient l’Autriche (*). San Roman croyait donc le moment favorable pour convertir Charles-Quint. Il ne parla point de son dessein à ses compagnons. Mais pendant qu’il cheminait en silence, il se disait que la vérité de l’Évangile était évidente, que si une fois l’empereur l’avait reçue, ce prince, que les Espagnols regardaient comme le maître du monde, la répandrait dans toute la chrétienté, sur toute la terre ; et il trouvait que si des craintes vulgaires l’empêchaient de parler à Charles, la responsabilité qu’il prenait sur lui était immense.

(*) Voir le discours d’ouverture de la Diète. Sleidan, II, p. 125 et suivantes.

 

À peine arrivé à Ratisbonne, il demanda et obtint une audience de l’empereur. Il le conjura de faire usage de sa puissance pour réprimer les actes fanatiques de l’inquisition. « Sire, lui dit-il, la religion véritable se trouve parmi les protestants, et les Espagnols sont plongés dans d’abominables erreurs. Recevez noblement la vraie doctrine du Fils de Dieu, proclamée avec tant de clarté dans les Églises germaniques. Réprimez toute cruauté, rétablissez dans vos États le véritable culte et faites publier la doctrine du salut sur toute la terre ». Quoique le discours de San Roman fût long et hardi, l’empereur l’écouta fort patiemment, ce n’était pas celui d’un énergumène (*). « J’ai fortement à cœur toute cette affaire, répondit Charles avec douceur, et j’y mettrai tous mes soins ». San Roman se retira plein d’espérance.

(*) « Longam atque audacem orationem… audivit imperator patienter » (Mém. d’Enzinas, II, p. 200).

 

Il y avait alors à Ratisbonne une conférence entre les romains et les évangéliques, qui, à la demande de l’empereur, cherchaient à s’entendre. La modération de Charles pouvait fort bien venir du désir qu’il avait de ne rien faire qui troublât l’accord. Mais rien n’annonçait que l’on fût disposé à rendre justice à la Réformation ; au contraire Luther écrivait à l’électeur de Saxe : « Tout cela n’est que pure tromperie papistique. Il est impossible de mettre Christ et le serpent d’accord (*). » Et déjà des catholiques fanatiques, allemands et espagnols, se livraient à des actes de cruauté envers des chrétiens évangéliques. À cette vue, San Roman sentait ses espérances s’évanouir. Toutefois il ne perdait pas courage ; une seconde, une troisième fois, il parla à l’empereur avec une grande liberté et ne reçut toujours de lui que de gracieuses réponses.

(*) « Es ist unmöglich Christum zu vergleichen mit der Schlagen » (Luth., Epp., V, 376).

 

Les Espagnols de la suite de Charles n’étaient pas si politiques que lui, et se montraient fort irrités des harangues de leur compatriote ; aussi le jeune chrétien de Burgos ayant voulu une quatrième fois parler au monarque, ils le firent enlever et mettre en prison. Leur fureur allait jusqu’à l’emportement, et las de tant de ménagements, ils voulaient, sans autre forme de procès, saisir l’audacieux jeune homme et le jeter dans le Danube (*). L’empereur les arrêta, et commanda qu’il fût jugé selon les lois de l’empire. On le jeta donc dans une basse fosse, et on le tint enchaîné. Selon quelques-uns, il fut traîné, lié dans un chariot, à la suite de l’empereur, et transporté même jusqu’en Afrique, où Charles se rendit alors pour une fameuse expédition (**). Cette hypothèse nous paraît peu probable. Quoi qu’il en soit, le jour où on le sortit de prison, sans avoir aucun égard à sa position sociale et à la cause pour laquelle il avait été pris, on le menait cruellement garrotté, enchaîné avec de vrais criminels, et on le conduisait ainsi sur une misérable charrette soit en Afrique soit en Espagne. Un des Espagnols qui l’avaient accompagné lorsqu’il se rendit de Louvain à Ratisbonne, s’approcha du char, et surpris de la manière barbare dont on traitait son ami, lui dit : « Que signifie ceci ? pourquoi êtes-vous là avec des criminels, et vous traite-t-on avec tant d’ignominie ? » Le pauvre San Roman, toujours ferme dans sa foi et dans son espérance, leva les bras aussi haut qu’il le pouvait et dit : « Voyez-vous ces chaînes de fer ? Elles me procurent en la présence de Dieu, des honneurs plus grands que toutes les pompes et les magnificences de la cour de l’empereur. Ô liens glorieux, vous luirez bientôt comme une couronne de pierres précieuses. Vous voyez, mon frère, comme mes bras et mes pieds sont liés, et comme tout mon corps, accablé sous le poids de ces fers, est attaché au chariot, sans pouvoir se remuer. Mais tous ces liens n’empêchent pas que mon esprit, sur lequel l’empereur n’a aucun droit, ne soit très-libre (***), et ne s’élève jusqu’au domicile du Père éternel pour contempler les choses célestes, et là, en la présence de Dieu, ne soit sans cesse récréé par la douce compagnie des âmes saintes. Ah ! plût à Dieu que les liens de ce corps terrestre fussent rompus et que mon âme pût déjà s’envoler dans ma patrie céleste ! C’est ici ma ferme assurance que bientôt, à la place de ces chaînes éphémères, une joie éternelle dans la gloire de Dieu me sera donnée par le juste juge ». Telle était la foi des martyrs de la Réformation. Il y avait quelque chose en eux qui était libre, liberrimus animus. L’empereur n’avait là rien à commander, rien à dire. C’est ainsi qu’après la nuit et la servitude du moyen âge commençaient les libertés modernes. Sainte et glorieuse origine. L’ami de San Roman, étonné, ému, en entendant ces paroles, versait « un grand ruisseau de larmes ». Sa douleur était si vive qu’il ne pouvait parler et ne répondait que par ses pleurs et par ses soupirs. Bientôt, les conducteurs, s’apercevant peut-être de cette conversation, firent aller le char à grand train, et les amis furent séparés (****).

(*) « Volebant eum, sine mora, in Danubium præcipitem dare » (Mém. d’Enzinas, II, p. 202).

(**) « Etiam (ut audivi) in ipsam africanam expeditionem » (Ibid., p. 206).

(***) « Nihil tamen obstant hæc omnia vincula, quin meus animus alioqui liberrimus, in quem nihil habet juris imperator… » (Ibid., p. 204).

(****) « Nimium in via properabant » (Ibid., p. 206).

 

San Roman, à son arrivée en Espagne, fut livré à l’inquisition de Valladolid. Les inquisiteurs le jetèrent dans un noir cachot, « un trou sous terre fort horrible », dit le traducteur français. Ils se mirent à le traiter beaucoup plus cruellement qu’il ne l’avait jamais été par les soldats, et il souffrit plus que dans les grands dangers qu’il avait courus sur la mer, dans les chaînes où on le retenait, et au milieu de tant d’autres peines. C’était en 1542, et San Roman resta là environ deux ans (*).

(*) La fin de l’histoire de San Roman se trouve plus loin, au chapitre 6.

 

 

6.4       Chapitre 4 : le Nouveau Testament en espagnol présenté à Charles-Quint par Enzinas (1542-1545)

Pendant que ces choses se passaient, Francisco Enzinas travaillait à Wittemberg sous les yeux de Mélanchthon, à sa traduction du Nouveau Testament. Enfin le travail était achevé. Il ne restait plus qu’à l’imprimer et à l’envoyer en Espagne ; pour cela Enzinas devait se rendre à Anvers. Il partit donc de Wittemberg dans le mois de janvier 1543, peu après le moment où son ami San Roman venait d’être enfermé dans les cachots de Valladolid. Il se rendit d’abord, par de très-mauvais chemins et au milieu de l’hiver, à Embden, où il voulait voir Jean de Lasco. « Nous conférâmes ensemble sur plusieurs choses dont il vous a sans doute donné connaissance », écrivait Francisco à Mélanchthon. De là il se rendit près de Groningue, au couvent d’Aduard, où se trouvait Hardenberg, refroidi quant à l’Évangile, et décidé à passer le reste de sa vie en paix, dans son couvent. Enzinas s’efforça de l’amener à professer ouvertement la doctrine de l’Évangile. Il y réussit. Hardenberg, quittant le couvent, se rendit à Cologne. Francisco alla à Louvain, où il arriva en mars 1543 (*)

(*) Mém. d’Azinas, I, p. 9-13

 

Le moment n’était pas favorable. L’inquisition et le pouvoir séculier lui-même préparaient leurs rigueurs. Il y avait une sourde agitation dans la ville ; partout on trouvait ou la haine ou la crainte. Enzinas avait de nombreux amis dans cette ville ; mais, sachant qu’il arrivait de Wittemberg, et trouvant « qu’il sentait le soufre » ceux avec lesquels il était le plus lié, loin de lui prodiguer, comme autrefois, les marques d’une tendre affection, restaient muets et tremblaient en sa présence. Il en comprit bientôt la raison. Ce fut le lendemain même de son arrivée que le procureur général Pierre du Fief mit en prison, nous l’avons vu ailleurs (*), tous les évangéliques tombés dans ses mains. Un oncle qu’Enzinas avait à Anvers, don Diego Ortéga, l’invita à venir le voir, et il fut reçu en cette ville à bras ouverts. Il est à cette époque tantôt à Anvers, tantôt à Bruxelles, tantôt à Louvain.

(*) T. VII, p. 706

 

La persécution qui frappait un grand nombre de ses amis absorbait alors ses pensées ; toutefois son projet de publier sa traduction espagnole du Nouveau Testament lui revint à l’esprit, quand l’orage fut un peu apaisé. Modeste comme le sont d’ordinaire les hommes distingués, il n’était pas sans hésitation. Il sentait que c’était là une grande entreprise, et surtout pour un jeune homme tel que lui. « Je ne veux pas, dit-il, accomplir cette œuvre en ne suivant que mon propre mouvement ». Il consulta donc plusieurs hommes éminents par leur science et leur sagesse, appartenant à diverses nations. Tous l’approuvèrent et lui demandèrent de hâter l’impression. « Depuis que Jésus-Christ est né, dirent quelques moines, même d’entre les superstitieux, un si grand bienfait n’a pas été offert au peuple espagnol. » « Je voudrais, disait un autre, voir ce livre imprimé, fût-ce avec mon propre sang (*) ». Enzinas fit encore une démarche plus humble et qui pouvait le compromettre. Les livres théologiques devaient être approuvés par la faculté de théologie. « Certes, dit Enzinas, cela ne s’est jamais fait, ni ne doit se faire pour les livres saints. N’importe » ; et il fit remettre sa traduction au doyen de Louvain, par un moine de ses amis. Les membres de la faculté, s’étant consultés, répondirent : « Nous ne savons pas l’espagnol ; mais nous savons que toutes les hérésies ont procédé dans les Pays-Bas de lecture des saintes livres en langue vulgaire. Il est donc sage de ne pas fournir au commun des hommes en Espagne l’occasion de réfuter les décrets de l’Église par les paroles de Jésus-Christ, des prophètes et des apôtres (**). Toutefois, l’empereur ne l’ayant pas défendu, nous ne donnons ni permission ni défense ». Cette réponse était au moins candide et naïve.

(*) « Vel suo sanguine librum impressum » (Mém. d’Enzinas, I, p. 140).

(**) « Responsandi ex prophetarum, Christi, et apostolorum scriptis adversus Ecclesiæ decreta » (Ibid., p. 146).

 

Enzinas ne faisait pas grand cas de l’avis des théologiens de Louvain ; mais l’ouvrage muni de leur approbation se fût beaucoup plus répandu. Or la prudence et le zèle lui disait de tout faire pour assurer le succès de son entreprise. Ayant essuyé ce refus, il se contenta de communiquer son manuscrit à de savants Espagnols, qui déclarèrent avoir collationné les passages les plus importants, et avoir trouvé la traduction très-fidèle ; ils l’invitèrent à se hâter de publier une œuvre si profitable (*). Il se rendit alors de nouveau à Anvers, avec l’intention d’y faire imprimer son livre ; mais il devait bientôt reconnaître que ses démarches auprès des théologiens de l’université de Louvain, en répandant dans un certain monde le bruit de son entreprise, pourraient bien lui susciter de grands obstacles.

(*) « Utilis illa admodum, atque proficua futura sit opera » (Gerdes., Hist. Reform., III, p. 166).

 

Il se trouvait alors, en effet, dans les Pays-Bas des dignitaires de l’Église espagnole dont les yeux étaient ouverts et qui ne manqueraient pas de faire tous leurs efforts pour arrêter l’impression des saintes Écritures en espagnol. Il y avait entre autres l’archevêque de Compostelle, don Gaspar d’Avalos, que les dévots Espagnols considéraient, à cause de la perfection de sa doctrine ultramontaine, comme un dieu au milieu des mortels (*), mais que les hommes d’un bon jugement regardaient comme un fanatique, qui, plein d’horreur pour la sainte doctrine de l’Évangile, cherchait sans cesse à la combattre et à la déraciner. Il fut le premier qui s’opposa à la traduction d’Enzinas. « Publier le Nouveau Testament en espagnol, disait-il, est un crime digne du feu ». Un jour que l’archevêque et le traducteur se trouvaient l’un et l’autre à Anvers, le prélat prêcha. Les Espagnols, nombreux alors à Anvers, étaient là, et bien d’autres étaient venus par curiosité pure. Enzinas se glissa dans l’église, et voulant bien entendre, parvint à se mettre tout près de l’illustre prédicateur. Celui-ci, selon le goût des prêtres romains, fit un sermon de controverse, et il faut avouer qu’il avait des motifs pour le faire. Il tonna contre les livres qui exposaient la doctrine de l’Évangile. Il ne prêchait pas, dit Enzinas, il vociférait ; et par des clameurs insensées cherchait à soulever son auditoire et exciter le peuple à la sédition (**). Il alla plus loin ; sans nommer Enzinas, il lança vivement contre lui quelques paroles couvertes, ne se doutant pas que celui qu’il attaquait fût assis tout près de lui (***).

(*) « Ut divinum quoddam numen inter mortales existimetur (Mém. d’Enzinas, II, p. 126).

(**) « Insanis vociferationibus, non dicam concionantem, sed vere furentem, et concionem ipsam ad seditionem excitantem » (Mém. d’Enzinas, II, p. 128).

(***) « Non pauca ille in te oblique dicitur ejaculatus… cum tu ipse proximus illi sederes…, quem tamen ipse non potuit agnoscere » (Ibid.).

 

Francisco, fut-ce après ou avant cette prédication, nous l’ignorons, se rendit chez l’imprimeur Étienne Meerdmann, et la conversation suivante eut lieu : Enzinas. « Voulez-vous imprimer une traduction du Nouveau Testament ? » — Meerdmann. « Très-volontiers ; un tel ouvrage est désiré par plusieurs ». — « Est-il besoin d’un privilège ? » — Meerdmann. « L’empereur n’a jamais défendu d’imprimer la sainte Écriture, et le Nouveau Testament a été imprimé à Anvers dans presque toutes les langues de l’Europe ; si votre traduction est fidèle, elle peut l’être sans permission ». — « Préparez donc vos presses ; je prends la responsabilité de la traduction ; prenez celle de la publication ; toutefois je me charge des frais ».

Rien de tout cela ne se faisait en cachette ; on avait connaissance de l’entreprise d’Enzinas et les uns l’approuvaient, les autres la blâmaient. Entrait qui voulait chez le traducteur. Un jour qu’il avait avec lui quelques membres de sa famille et avant qu’il eût remis la copie à l’imprimeur, un vieux moine dominicain qui flairait par là-dessous quelque dessein hérétique, se présenta chez lui. Après les salutations d’usage, il prit la première feuille qui était sur la table en manuscrit, et contenait le titre et une épître à l’empereur. Le moine lut : Le Nouveau Testament, c’est-à-dire la nouvelle alliance de notre Rédempteur et seul Sauveur Jésus-Christ. Francisco avait dit Alliance parce qu’il avait remarqué que le mot Testament n’était pas bien compris ; et il avait placé le mot seul devant le mot Sauveur pour éloigner l’erreur très-commune aux Espagnols, d’admettre d’autres Sauveurs que le Fils de Dieu. — « Alliance ! dit le moine ; votre traduction est fidèle et belle, mais ce mot Alliance blesse mes oreilles ; c’est une manière de parler toute luthérienne. — Non, elle n’est pas de Luther, dit Enzinas, mais des prophètes et des apôtres. — Chose intolérable ! reprit le moine. Un jouvenceau, né d’hier ou d’avant-hier (*), veut apprendre aux hommes les plus vieux et les plus sages ce qu’ils ont enseigné toute leur vie ! Je jure par mon sacré capuchon (**) que votre dessein est d’administrer aux âmes les breuvages empoisonnés de Luther, en les mêlant subtilement aux paroles très-saintes du Nouveau Testament ». Puis, se tournant vers les parents d’Enzinas, il se mit à déblatérer, comme un furieux, s’efforçant par des paroles tragiques d’exciter contre Enzinas sa propre famille. En effet, à peine le moine eut-il fini, que les parents de Francisco l’entourent et le supplient, pour l’amour d’eux, d’effacer ce mot malencontreux. Il le fit pour ne pas les offenser, mais en laissant celui de seul Sauveur, auquel le moine n’objecta pas ; puis il envoya la feuille à l’imprimeur, qui, la mettant sous presse, en fit aussitôt un grand tirage.

(*) « Juvenculum heri aut nudius tertius natum » (Mém. d’Enzinas, I, p. 188. Ceci atteste la jeunesse d’Enzinas).

(**) « Jurare per sacrosanctam cucullam » (Ibid., p. 190).

 

Enzinas ayant reçu cette première feuille imprimée, la communiqua par excès de prudence à un Espagnol de ses amis, homme d’âge, d’autorité, de science. « Seul Sauveur ! s’écria celui-ci en voyant le titre. Si vous voulez m’en croire, ôtez ce mot seul, qui fera naître de grands soupçons ». Enzinas expliqua ses raisons. L’Espagnol reconnut la vérité de la doctrine, mais nia l’opportunité de la mettre en saillie. Le mot fut ôté et la feuille dut être réimprimée. Quelque temps après toute l’édition fut prête à paraître (*).

(*) Le titre définitif était : « El Nuevo Testamento de nuestro Redemptor y Salvador Jesu Christo, traduzido de Griego en lengua castellana por Francisco de Enzinas, dedicado a la cesarea Magestad. En Enveres, en casa de Estevan Mierdmanno, en el anno de MDXLIII » In-8°.

 

On était alors au commencement de novembre 1543. L’empereur venait de faire la guerre au duc de Clèves, de le vaincre, et d’acquérir par le traité de Venloo une partie des États de ce prince. La mère du duc, la princesse Marie, femme forte, en était morte de douleur et d’indignation (*) ; mais l’empereur en était glorieux, et ne pensait qu’à poursuivre ses triomphes de tout genre. C’était surtout à des troupes espagnoles que Charles-Quint devait cette victoire. Un grand nombre d’Espagnols de tout ordre l’accompagnaient, et il venait de prendre pour confesseur un dominicain de la Péninsule, Pierre de Soto, qui fut plus tard le premier théologien de Pie IV dans la troisième convocation du concile de Trente ; Soto se montrait alors, soit dans les Pays-Bas, soit en Allemagne, l’un des prêtres romains les plus zélés. Il cherchait à gagner l’esprit des ignorants, il savait se mettre dans les bonnes grâces des grands, et tenant en mains la conscience de l’empereur, il le « piquait de son venin (**), dénaturant les sentiments d’un prince plein de clémence », dit Enzinas. Cette prétendue bénignité de Charles est une illusion. Le grand principe moteur de ce prince était la politique, et il était clément ou persécuteur, selon que l’intérêt de son ambition le demandait. Mais il est vrai que Soto s’efforçait dans ses prédications, et autrement, d’enflammer les esprits et surtout celui de Charles contre ceux qu’il appelait des hérétiques. Quand le dominicain prêchait devant Charles-Quint et sa cour, on le voyait entrer humblement dans l’église, la tête dans les épaules, le froc enfoncé jusque sur les yeux, regardant en terre et les mains jointes (***). On eût dit un homme mort au monde, ne contemplant que les choses célestes, et qui ne voudrait pas blesser une mouche (****). Il montait en chaire, rejetait son froc en arrière et saluait gravement l’empereur, les princes et les seigneurs qui l’entouraient. Alors il commençait son discours, parlant à voix basse, prononçant lentement, mais pourtant nettement et fermement, afin que ses paroles pénétrassent d’autant mieux dans les cœurs. Il rappelait avec enthousiasme la religion des ancêtres, et il exaltait la piété et le zèle de Charles-Quint. Puis, poussant des soupirs, paraissant de plus en plus ému, versant quelques larmes, il déplorait la ruine de la religion, les atteintes portées à la dignité du prêtre, et conjurait l’empereur de marcher dans la voie que ses prédécesseurs lui avaient tracée. S’étant ainsi insinué par une feinte modestie dans l’esprit de ses auditeurs, il levait alors hardiment la tête, il faisait éclater la passion qui l’animait ; il dressait et mettait en jeu les puissantes machines que la fureur du malin esprit lui fournissait (5*). Il frappait ses adversaires des foudres bruyantes de son éloquence ; il dirigeait mille traits contre eux et subjuguait son auditoire. Mais si ce grand fracas surprenait l’assemblée, il révoltait les meilleurs, qui se disaient, étonnés : « On croirait entendre un homme qui, descendu de la table des dieux de l’Olympe, vient annoncer des secrets qu’il a appris de Jupiter. » « Il était, dit quelqu’un qui fut de ses auditeurs, saisi d’une fureur diabolique, et l’on eût dit un prêtre mystagogue, qui s’agitait et sautait dans le chœur des furies (6*) ». Il assiégeait l’esprit de l’empereur ; il enflammait les princes de haine pour la doctrine du ciel ; il la dénaturait, il la diffamait, il s’efforçait de toutes manières d’éteindre cette salutaire lumière de l’Évangile, que Dieu avait rallumée au milieu des ténèbres. Se tournant vers l’empereur et les princes, il leur déclarait d’une voix prophétique que Dieu ne leur serait propice que quand ils auraient détruit les apostats par le fer et par le feu, et il ne terminait son discours que quand il croyait avoir forcé ses auditeurs, par son éloquence foudroyante, à brûler tous les luthériens.

(*) « Cognitis pactionis hujus legibus… e vita, velut indignabunda excedens humanis valedixit » (Ubbo Emmius, 832. Ranke, Deutsche Gesch., IV, p. 295).

(**) « Eam præsentaneo veneno pungit » (Mém. d’Enzinas, II, p. 100).

(***) « Inflexo capite in humeros, cucullo usque ad oculos demisso, terram intuens, modeste, etc. » (Mém. d’Enzinas, II, p. 100)

(****) « Qui ne muscam quidem lædere possit » (Ibid.)

(5*) « Tum admovet omnes machinas quas illi suggerit Satanæ furor » (Ibid., p. 102).

(6*) « Vel in ipso furiarum choro bacchantem » (Ibid., p. 100).

 

Cependant de Soto remarquait bien que l’empereur « ne faisait pas toujours telle diligence qu’il lui demandait dans ses prêches séditieux ». Alors inquiet, attristé de ce que le monarque paraissait « tardif à persécution », il s’adressait à lui en particulier, il l’invitait à se confesser, et c’était alors dans ce réduit clos où il recevait comme pénitent le maître du monde, qu’il portait les grands coups pour précipiter Charles vers la persécution. « Sacrée Majesté, lui disait-il, vous êtes le monarque que Dieu a mis au degré suprême de l’honneur, pour défendre l’Église et tirer vengeance de l’impiété, et moi je suis celui que Dieu a constitué pour régir votre conscience. Puissance m’a été donnée, — Votre Majesté ne l’ignore pas, — de remettre et de retenir les péchés. Si Votre Majesté ne nettoie pas l’Église de ses souillures, je ne puis vous absoudre, ego non possum te absolvere ». Il le menaçait même de la colère de Dieu et des peines de l’enfer. Charles, qui se laissait facilement effrayer, — même, on le sait, par les comètes, — « se croyait déjà plongé dans l’abîme de l’enfer (*) ». Le moine, s’en apercevant, poussait sa pointe, et ne prononçait l’absolution que quand il avait arraché au souverain la promesse de faire mettre à mort les hérétiques.

(*) « Imperator existimat se jam nunc in imo Tartari esse demersum » (Ibid., p. 106).

 

Ce récit d’un contemporain nous paraît très authentique. Il est pourtant un point où nous ne pouvons le suivre. Nous ne croyons pas que de Soto fût un hypocrite et employât la fraude et la trahison, comme cet écrivain paraît le croire. Le confesseur de Charles était, pensons-nous, un fanatique, mais un fanatique sincère ; il croyait vraiment poursuivre l’erreur.

À peine de Soto avait-il obtenu la promesse de Charles qu’il courait vers Granvelle. On disait à la cour que ces deux personnages avaient fait un pacte, en vertu duquel le premier ministre, quand il s’agissait de religion, ne contrariait jamais le confesseur. Cela est possible ; mais nous pensons que Charles-Quint ne soumettait pas facilement ses desseins au fanatisme des prêtres, et ne leur lâchait la bride, nous le répétons, que quand cela convenait à sa politique.

Le 24 novembre 1543, Charles-Quint, après avoir signé le traité de Venloo, entra dans Bruxelles, probablement par la porte de Louvain. Un autre personnage y entrait au même moment que lui, mais par la porte d’Anvers ; c’était Francisco Enzinas. Il avait, nous l’avons dit, dédié sa traduction à l’empereur. « Sacrée Majesté, lui disait-il dans cette dédicace, grâce aux versions des saintes Écritures, tous peuvent, dans leur langue naturelle, entendre parler par Jésus-Christ et ses apôtres des mystères de notre rédemption d’où dépendent le salut et la consolation de nos âmes. Aussi des versions nouvelles se publient sans cesse dans tous les royaumes de la chrétienté, en Italie, en Flandre, et en Allemagne, où il y en a plus que de ruisseaux… L’Espagne seule reste isolée, à l’extrémité de l’Europe, dans son coin. J’ai voulu être utile, selon mon pouvoir, à ceux de ma nation. J’espère que Votre Majesté trouvera mon travail bon et le protégera de son autorité souveraine ». Cette dédicace était datée d’Anvers, 1er octobre 1543.

Enzinas ne voulait pas que son livre fût mis en vente avant qu’il l’eût présenté à l’empereur, et il s’était rendu à Bruxelles pour conférer avec ses amis sur le lieu où il devait se rendre et la manière dont il devait s’y prendre. À peine y était-il entré qu’il s’était dirigé vers le palais, où sans doute résidait une de ses connaissances. Comme il en approchait, il avait vu, à sa grande surprise, l’empereur lui-même qui, entouré d’une suite nombreuse, arrivait à la cour (*). Cette vue rendit Francisco tout joyeux. « Quel bienheureux augure, se dit-il. Certes cette rencontre si opportune peut bien me donner l’espoir que mon affaire réussira ». Maintenant il s’agissait d’arriver auprès de Charles. Francisco de Enzinas, dont la famille occupait une position honorable, avait plusieurs parents et amis distingués à la cour (**), auxquels il pouvait s’adresser. Il se rendit donc chez eux ; mais il apprit, à son grand chagrin, que quelques-uns d’entre eux n’étaient pas encore arrivés à Bruxelles, et ayant fait visite aux autres, il trouva que ces grands personnages étaient des incrédules, qui se moquaient de la religion, comme d’une chose fort au-dessous d’eux. Elle n’était pour eux qu’un moyen de gouvernement, et ils ne se souciaient nullement de se compromettre auprès de l’empereur en se faisant les patrons du luthéranisme. Enzinas se retira, déçu dans son attente. « Certes, dit-il, je ne leur demanderai pas de plaider en faveur d’une œuvre qu’ils détestent. D’ailleurs leur étant uni, soit par l’amitié, soit par le sang, je craindrais de les fâcher ou de leur nuire ». Que fera-t-il donc ?

(*) « Eodem tempore quam ego, ad aulam accedebat (imperator) » (Ibid., I, p. 196).

(**) « In aula habebam non paucos neque vulgares amicos et cognatos » (Ibid.)

 

Il y avait à la cour un évêque bien vu de l’empereur. Don Francisco de Mendoza, fils du premier marquis de Mondejar, évêque de Jaen, non loin de Grenade et de Cordoue, était un homme dans la force de l’âge, grave, d’un cœur candide et ouvert, d’une vie pure, et amateur de la piété. Enzinas se rendit un samedi au palais, où habitait l’évêque. Celui-ci reçu son jeune et noble compatriote avec affection, et apprenant qu’il venait lui parler de sa traduction du Nouveau Testament, il montra pour cette œuvre le plus vif intérêt (*) « Je vous offre mes services dans cette affaire, lui dit-il, et je ferai tous mes efforts auprès de l’empereur, pour qu’il accueille votre travail avec bienveillance. Revenez demain, et nous verrons alors Sa Majesté ». Le lendemain était un dimanche. Une grande foule s’agitait dans le palais ; on y faisait de superbes préparatifs, pour une grande messe qui allait être célébrée devant l’empereur ; il y avait un nombre considérable de musiciens, d’instruments et de chanteurs. Enzinas recula devant cet appareil. « Leur laissant jouer à leur aise ce fameux spectacle, dit-il, je retournai en ville vers quelques savants amis ».

(*) « Nostræ Novi Testamenti interpretationi unice favebat » (Ibid.,p. 200).

 

Après la messe, il se présenta de nouveau ; l’évêque le fit appeler et entra avec lui dans une salle où une table était préparée pour le dîner de l’empereur. Charles arriva peu après, suivi d’un grand nombre de princes et de seigneurs. Il entra avec beaucoup de majesté et s’assit seul à table (*). L’évêque et Enzinas étaient debout, en face de lui, pendant le repas. La salle était toute pleine de princes et de nobles ; les uns servaient à table, les autres versaient le vin, d’autres enlevaient les mets ; tous avaient les regards fixés sur un seul. Charles-Quint était là comme une idole, entouré de ses adorateurs. Il n’était point au-dessous de son rôle. Enzinas considérait attentivement la gravité de son apparence, les traits de son visage, la grâce de ses mouvements, l’héroïque grandeur qu’il semblait tenir de sa nature même, et le jeune Espagnol était tellement plongé dans cette contemplation, qu’il ne pensait plus au dessein qui l’amenait. Enfin il s’en souvint ; mais le grand nombre de princes et de seigneurs qui l’entouraient et l’entretien qu’il devait avoir avec l’empereur lui paraissaient choses si extraordinaires, qu’il se sentait saisi de crainte. Alors la grandeur de sa cause lui rendait quelque assurance. « Ah ! disait-il, quand tous les princes du monde entier seraient là réunis, je les regarderais comme ordonnés de Dieu pour amener mes projets à bonne fin ». Puis l’idée d’adresser la parole à cet être auguste, mystérieux, qui était là seul, silencieux, servi par les plus grands personnages de l’empire, lui donnait de nouveau la plus vive émotion. Au milieu de son trouble, une parole de l’Écriture lui vint à l’esprit : Je parlerai de tes témoignages devant les rois, et je ne rougirai point de honte. Répétant souvent et avec ferveur cette parole dans le fond de son âme (**), il releva ainsi ses sens abattus. « Je regarde comme néant, dit-il alors, toutes les puissances du monde et toutes les fureurs des hommes, qui voudraient s’opposer aux oracles de Dieu ».

(*) « Singulari quadam majestate procedens, solus assedit mensæ (Ibid.)

(**) Ps. 119:46. « Hæc sententia, in animo meo frequenter atque ardenter repetita, sic vires reficiebat, etc. » (Ibid., p. 202).

 

Le dîner étant achevé et diverses cérémonies étant accomplies, l’empereur se leva, et se tint debout quelque temps, s’appuyant sur un mince bâton, royalement orné, et comme s’il attendait que quelqu’un voulût lui parler. Le premier qui se présenta fut un illustre général, qui jouissait d’une grande autorité et que ses exploits rendaient cher à Charles-Quint. Il lui présenta quelques lettres, et lui ayant baisé la main, se retira aussitôt. Alors s’avança l’évêque de Jaen, tenant par la main Francisco de Enzinas. L’évêque, en quelques mots pleins de gravité, recommanda à Charles le travail qui lui était dédié, et qui, dit-il, était digne d’un grand honneur. L’empereur se tourna alors vers Enzinas, et voici quelle fut leur conversation. — L’empereur. « Quel livre me présentez-vous ? — Enzinas. « Le Nouveau Testament traduit fidèlement par moi, Impériale Majesté, et où se trouvent l’histoire évangélique et les épîtres des apôtres. Je prie Votre Majesté de recommander cette œuvre, par son approbation, au peuple chrétien. — Êtes-vous l’auteur de ce livre (*) ? — Non, Sire, le Saint-Esprit en est l’auteur. Il a, par son souffle, inspiré les saints hommes de Dieu, qui ont donné en langue grecque, au genre humain, ces divins oracles de notre salut. Quant à moi, je ne suis que le faible instrument qui a traduit ce livre en notre langue espagnole. — En castillan ? — Oui, Impériale Majesté, en notre langue castillane, et je vous demande d’en être le patron. — Ce que vous demandez sera fait, pourvu qu’il n’y ait rien de suspect dans cet ouvrage. — Rien, Sire, à moins que la voix de Dieu parlant du ciel et la rédemption accomplie par son Fils unique Jésus-Christ, ne doivent être suspectes aux chrétiens. — Ce que vous demandez sera accordé, si le livre est tel que vous le dites, vous et l’évêque. » L’empereur prit le volume et entra dans une salle voisine. Enzinas était ébahi. L’empereur s’imaginer qu’il est l’auteur du Nouveau Testament et que l’Évangile peut renfermer quelque chose de suspect ! Il avait grande peine à retenir des paroles qui n’eussent point convenu au lieu où il était. « Ô chose unique, se disait-il en lui-même, et seule capable de faire verser des larmes de sang (**) ! » Il retourna peu après à Anvers, d’après l’avis de l’évêque.

(*) « Tune auctor es istius libri ? » (Ibid., p. 206).

(**) « O rem unam lacrymis plane sanguineis deplorandam » (Ibid., p. 208).

 

Le jour suivant l’empereur dit à l’évêque de Jaen de remettre l’exemplaire à certain moine espagnol, fort célèbre, fort capable de juger de la traduction, et de le prier de donner son opinion à ce sujet. L’évêque remit le livre à ce personnage. Or ce moine était de Soto, le confesseur de Charles-Quint. Le prélat ayant vu de nouveau le confesseur : « Ce livre me plaît, dit le moine ; je l’approuve fort ; seulement il y a quelques remarques, de peu d’importance, à faire sur la traduction… Je désirerais voir l’auteur pour lui en parler ». Enzinas communiqua l’invitation qu’on lui faisait de se rendre à Bruxelles à quelques-uns de ses amis et parents d’Anvers. « Votre retour à Bruxelles, lui dirent-ils, vous expose à de grands dangers (*). Si vous voulez tomber dans la main de vos ennemis, allez, mais comprenez bien qu’en le faisant, vous agissez avec plus de hardiesse que de prudence. — J’irai, dit-il, rendre compte de mon travail, et quoi qu’il en puisse arriver. Je ne veux rien omettre de ce qui est utile ou nécessaire à l’avancement de la gloire de Dieu. » Il partit.

(*) « Rem esse cum magno periculo conjunctam » (Ibid., p. 212).

 

Enzinas reçut l’accueil le plus aimable de l’évêque de Jaen, qui lui donna les meilleures espérances. Étant indisposé, ce prélat chargea son intendant d’accompagner le lendemain son jeune ami chez le confesseur. Celui-ci logeait au couvent des Dominicains ; Enzinas s’y présenta à huit heures du matin, pour être sûr de le trouver : mais on lui dit que de Soto était chez M. de Granvelle. C’était Nicolas Perrenot de Granvelle, chancelier de l’empereur et père du fameux cardinal. Enzinas revint à dix heures, même réponse ; à midi, encore de même. « Nous l’attendrons », dit Enzinas.

À une heure, le confesseur arriva, et l’intendant lui ayant présenté Enzinas, le moine sortit sa tête de son capuchon et s’inclina de tout son corps, comme s’il eût adoré un saint ou salué un prince. « Don Francisco, lui dit-il, je m’estime bien heureux d’avoir aujourd’hui le plaisir de vous voir ; je vous aime comme mon propre frère, et je vous ai en grande estime pour les grâces que vous avez reçues. J’affectionne, de mon naturel, tous les hommes d’esprit et d’érudition, mais surtout ceux qui s’adonnent aux bonnes lettres, et à l’avancement de la gloire de Dieu. Il y a tant de paresse, tant de corruption dans notre siècle, que si quelqu’un de notre nation se lève pour soutenir ces choses excellentes, c’est un grand honneur pour l’Espagne. Je vous offre donc tout ce qui est en mon pouvoir. Cela est dû certes à celui par le moyen duquel nos Espagnols recouvrent le grand trésor de la doctrine céleste (*). Toutefois, ajouta-t-il, je ne puis en ce moment m’occuper de cette affaire ; revenez à quatre heures ». Enzinas quitta le monastère et se rendit chez un de ses amis, homme savant et craignant Dieu, qui le conjura de ne pas se fier au moine, certain qu’il aurait à s’en repentir. « Je ne ferai rien témérairement, dit Francisco, mais si Dieu veut m’envoyer quelque croix, ce sera pour mon bien ». Il retourna au couvent des Dominicains.

(*) « Cujus opera thesaurum amplissimum cœlestis doctrinæ Hispan i homines sunt consecuti » (Ibid., p. 218).

 

Il y arriva avant l’heure fixée. De Soto donnait une leçon sur les Actes des apôtres à une vingtaine de courtisans espagnols qui voulaient passer pour amateurs des lettres, ou peut-être le devenir. Enzinas s’assit tranquillement à côté d’eux, heureux d’avoir cette occasion de connaître les doctrines du moine. Celui-ci en était à ce passage du premier chapitre où il est dit que Judas, qui avait trahi le Seigneur, s’étant précipité, son corps creva par le milieu. « Donc, concluait-il, tous les traîtres doivent être pendus et fendus par le milieu (*) », et il exhortait ses auditeurs à la fidélité envers l’empereur, de peur qu’ils ne tombassent dans la condamnation de Judas. Puis, en venant à l’élection d’un apôtre, faite par l’assemblée des disciples : « Cette manière d’élire, dit-il, n’était que pour ce temps-là ; dès lors l’élection a été transférée à l’empereur, ce qui est bien préférable ». Outre les doctrines étranges qu’il proposait, le moine parlait mal et déchirait les oreilles infortunées de ses auditeurs par un langage grossier (**). Il ne savait pas le latin, mais voulant rendre ce qu’il disait plus admirable ou plutôt plus obscur, il l’entremêlait de mots latins plus que barbares, et manquait à tout moment aux règles de la grammaire. Enzinas, esprit cultivé, humaniste délicat, souffrait horriblement et des mots et des choses. « Ah ! disait-il, ce n’est pas sans soupirs et sans larmes que je l’ai entendu ».

(*) « Omnes proditores et suspendi et crepare medios debere » (Ibid., p. 228).

(**) « Spurco sermone miseras auditorum aures exercebat » (Ibid., p. 226).

 

La leçon finit à quatre heures. Enzinas s’approcha du moine, qui commença de nouveau à le caresser par des paroles flatteuses ; mais ayant à faire, dit-il, quelque chose de grande importance, il le pria de revenir à six heures. « J’attendrai volontiers au couvent », dit Enzinas, et il se mit à se promener dans le cloître.

Le confesseur ne perdait pas son temps. Il s’était rendu chez le chancelier Granvelle. « Il y a ici, lui dit-il, un jeune Espagnol, qui par ses travaux et ses efforts, si nous n’y mettons pas obstacle, convertira bientôt toute l’Espagne au luthéranisme (*). Il a demeuré chez Mélanchthon ; il dispute sur la religion, il blâme les décrets de l’Église, il approuve les sentiments de ses adversaires et attire peu à peu tous les hommes à son opinion. Pour répandre le mal plus au loin, il a traduit le Nouveau Testament en espagnol… Si l’on en permettait la lecture en Espagne, grand Dieu ! que de troubles ! que de milliers d’âmes éloignées de la simplicité de la foi !... » Granvelle fut épouvanté à l’ouïe de ces paroles et donna aussitôt l’ordre d’arrêter Enzinas.

(*) « Ut paulo post totam Hispaniam ad lutheranismum converteret » (Ibid., II, p. 66).

 

À six heures, le moine confesseur revint au monastère et conduisit Enzinas dans sa chambre, en l’emmiellant de douces et séduisantes paroles, et ouvrit la porte. En ce moment Francisco tressaillit. « Que de monstres ! s’écria-t-il au-dedans de lui ; Dieu immortel ! que d’idoles (*) ! » Il se trouvait dans la cellule quatre autels, et sur chacun d’eux une image, saint Christophe, saint Roch, et d’autres, enchâssés en or, avec des cierges allumés à l’entour. C’est là que de Soto adressait ses prières à ses saints. « Don Francisco, dit le confesseur, excusez-moi si je vous fais encore attendre. Je n’ai pas achevé mes heures ; permettez que j’aille les finir en me promenant. Pour chasser l’ennui, voici un livre. Voilà aussi la Bible ». Et il sortit. Le livre était intitulé : De la cause et origine de toutes les hérésies, par Alphonse de Castro, franciscain. C’était un moine ignorant de Burgos qu’Enzinas connaissait de réputation. Toutefois il ouvrit le livre. La cause des hérésies, y était-il dit, est la lecture de la Bible en langue vulgaire ; et l’auteur exhortait les inquisiteurs à empêcher les Espagnols de manger ce poison. Enzinas, ému, troublé, avait peine à s’empêcher de déchirer ces pages ; il jeta ce livre loin de lui. Puis, réfléchissant un peu, il commença à se demander si le confesseur ne machinait pas quelque trahison et si ses allées et ses venues avaient d’autre but que de préparer un guet-apens. Pour dissiper ces idées noires, il prit la Bible latine, et il lut.

(*) « Deum immortalem ! qualia illic portenta, quot idolorum formæ ! » (Ibid., I, p. 236).

 

Assez longtemps après, de Soto rentra, et prenant le Nouveau Testament que l’empereur lui avait fait remettre, il fit asseoir Enzinas près de lui. Alors, baissant ses sourcils, enfonçant ses yeux, ridant son front, comme s’il avait voulu se rendre plus effrayant encore, il garda quelque temps le silence. Enfin, il ouvrit la bouche et dit : « Francisco, nous sommes réunis en ce lieu, nous deux, tout seuls, pour conférer sur le Nouveau Testament, en présence de Dieu, des anges et des ces saints, que vous voyez sur ces autels. Vous regardez l’étude de ce livre comme profitable à la piété, et moi comme nuisible. Sa prohibition a seule garanti l’Espagne des souillures des sectes. Vous avez fait, Francisco, une entreprise très-audacieuse, un acte impie, en osant publier une version du Nouveau Testament malgré les lois de l’empereur et ce que vous devez à notre sainte religion. C’est un crime atroce, qui mérite plus qu’une simple mort. De plus vous avez été en Allemagne, chez Philippe Mélanchthon ; vous vantez partout ses vertus et sa science, ce qui seul mérite chez nous d’être puni du dernier supplice (*). Oh ! qu’il est déplorable que vous, si jeune encore, et au commencement de l’étude, ayez déjà fait une si lourde chute ! Il est de mon devoir de consulter le bien de l’Église universelle, plutôt que le salut d’un jeune homme. Vos crimes sont si graves, que je ne vois comment vous pouvez éviter la peine qui vous menace ».

(*) « Quod unum apud nos extremo dignum supplicio judicatur » (Ibid., p. 246).

 

Enzinas, en entendant ce discours, était saisi d’une indicible douleur. Tant de superstition, d’impiété, de cruauté l’accablait ; en même temps il comprenait qu’il ne saurait échapper aux grands dangers qui le menaçaient. Il respirait, dans cette maison des dominicains, l’atmosphère pesante et mortelle de l’inquisition, et il lui semblait voir autour de lui sa figure effroyable, ses chaînes et ses chevalets.

Toutefois il prit courage, et rendant témoignage à l’Évangile, il exalta le prix indicible de la sainte Écriture et exposa les raisons convaincantes qu’il y avait pour la lire. « L’Ancien et le Nouveau Testament nous ont été donnés du ciel, dit-il, et sont ce qu’il y a de plus salutaire et de plus nécessaire aux hommes. Sans ce livre, nous ne saurions rien du Fils unique de Dieu, notre Sauveur, qui après nous avoir rachetés par son sacrifice, nous élève dans le ciel pour y vivre éternellement avec lui. C’est là une doctrine qui ne fut jamais enseignée par aucun philosophe ; et ce n’est que dans ces sources qu’il faut la puiser ; sans elle, toute pensée humaine est aveugle et stérile et aucune créature ne peut obtenir le salut (*) ». Il dit que si l’acte d’aller en Allemagne et de conférer avec les savants qui s’y trouvent était un crime, ce crime avait été commis par l’empereur et par beaucoup de princes et d’hommes excellents, qui ont conversés avec Mélanchthon, Luther et d’autres docteurs. Il parlait encore quand une apparition désagréable l’arrêta. La porte s’était ouverte et un moine, d’une hideuse apparence, entrait dans la cellule. Ses yeux étaient farouches, sa bouche de travers, sa figure menaçante ; tout en lui annonçait un homme méchant, et qui méditait quelque cruel dessein. C’était le prieur des dominicains. Cet homme se tourna vers Enzinas et réprimant sa malice, tira humblement la tête hors de son froc, le salua et lui dit que son valet était en bas, et venait le chercher pour le souper. C’était le mot dont les deux moines étaient convenus pour dire que tout était prêt. « Je connais le chemin, dit Enzinas, qui tenait à poursuivre l’entretien, je retrouverai mon logis sans valet, veuillez lui dire qu’il peut retourner à la maison ». Le prieur sortit. Enzinas demanda alors au confesseur de lui dire son avis sur sa traduction, puisque l’empereur l’avait demandé et que c’était le but de leur conférence. Mais le signal convenu avait été donné ; le confesseur mit fin à l’entretien. « Il est trop tard maintenant, dit-il, revenez demain, si vous le trouvez bon ». Enzinas, craignant d’être importun, prit donc congé du moine et le domestique de de Soto le conduisit jusque dans la cour. Mais des pensées toujours plus sombres se pressaient dans l’esprit d’Enzinas. Il avait vu, en traversant le couvent, une foule de moines, animés, excités, les uns montant, les autres descendant, dont les yeux montraient il ne savait quoi d’ému, de farouche ; il y avait en eux une succession rapide de mouvement divers ; ils le regardaient de travers et avec effroi ; ils parlaient tout bas entre eux et se disaient des paroles qu’Enzinas ne pouvait entendre (**). Quelque circonstance inconnue produisait évidemment dans le monastère et parmi ses habitants une agitation désordonnée. Francisco pensait à ce que ce pouvait être ; ces mouvements extraordinaires commençaient à jeter quelque trouble dans son âme et il se demandait si quelque grand coup ne le menaçait pas.

(*) « Ex istis fontibus haurienda est (doctrina) sine quibus sterilis et cæca est humana cogitatio » (Ibid., I, p. 256).

(**) Videbam magnam monachorum turbam sursum deorsum cursitantium, nescio quid inter se susurrantium… » (Ibid., p. 266).

 

Étant arrivé dans la cour, un homme qu’il ne connaissait pas, mais qui avait l’air honnête, s’approcha de lui et lui demanda si c’était lui qui s’appelait Francisco de Enzinas. Il répondit que oui. « J’ai à vous parler », dit l’inconnu. « Je suis à vos ordres », répondit le jeune Espagnol. Ils se dirigèrent vers la porte du monastère. Le vaste couvent des dominicains occupait avec ses dépendances une portion considérable de la place actuelle de la Monnaie, devant le Théâtre royal, ainsi que des localités avoisinantes. C’est sur cette place que donnait la porte par laquelle Enzinas devait sortir elle s’ouvre et il voit une grande troupe de gens portant hallebardes, des épées et d’autres armes, qui se jettent sur lui et le menacent(*). En même temps l’homme avec lequel il était, lui saisit le bras et lui dit : « Vous êtes mon prisonnier. — « Il n’était pas nécessaire, dit Enzinas, de rassembler une si grande troupe de bourreaux contre un pauvre homme tel que moi ; c’est contre des brigands qu’il fallait les conduire. Ma conscience est tranquille et je suis prêt à paraître devant tous les juges du monde, voire devant l’empereur. J’irai en prison, en exil, au feu et en quelque lieu où vous voudrez me conduire. — Je ne vous mènerai pas loin, dit le personnage. Si j’avais pu me refuser à la mission que je remplis, je l’eusse fait, je vous assure ; mais M. de Granville m’y a contraint, en me disant en avoir reçu l’ordre exprès de l’empereur ». Le prisonnier, son conducteur et ses gardes traversèrent la petite rue des Chevaliers (maintenant rue des Fripiers) et arrivèrent à la prison de la Vrunte, appelée vulgairement l’Amigo, où le noble jeune homme fut enfermé, pour avoir traduit en bon espagnol l’Évangile de Jésus-Christ. C’était le 13 décembre 1543.

(*) « Qui hastis, gladiis ac multiplici armorum genere instructi capiti meo imminebant » (Ibid., p. 268).

 

Les quatre premières heures, depuis six du soir jusqu’à dix, furent bien douloureuses. Enzinas avait une imagination vive ; il voyait devant lui d’immenses et innombrables dangers, parmi lesquels la mort lui paraissait le moindre. Tous ces périls se rangeaient en bataille autour de lui, il lui semblait les voir (*) ; mais il n’en était point épouvanté. « Quelle que soit la grandeur des périls qui m’attendent, disait-il, j’ai, par la grâce de Dieu, pour les supporter, un courage plus fort, plus grand que ces périls mêmes ». Toutefois la trahison du « méchant moine » le tourmentait tellement qu’il la trouvait dure à digérer. « Si seulement, se disait-il, il m’avait fait bonne guerre, si dès le commencement, il s’était montré mon ennemi… » Et il restait plongé dans l’accablement de la douleur.

On l’avait déposé dans la salle où se trouvaient tous les prisonniers ; il exprima le désir d’être seul. Un homme se présenta et le mena dans une chambre haute. Succombant sous le poids de sa tristesse, il restait morne et muet. L’homme qui l’avait conduit le regardait, et lui dit enfin : « De tous ceux qui ont été conduits ici, je n’en ai jamais vu un qui fût aussi affligé que vous. Mon frère, pensez que Dieu notre père a soin de ses enfants et les mène souvent autrement qu’ils ne veulent. Ne vous laissez donc pas abattre, mais ayez bon courage. Votre âge, vos manières, votre physionomie rendent témoignage à votre innocence ; si vous avez commis quelque faute de jeunesse, rappelez-vous la miséricorde de Dieu ». Francisco, qui écoutait avec étonnement le discours de cet homme, lui raconta la cause de son emprisonnement et les moyens employés pour l’opérer. En l’entendant, l’homme qu’il avait pris pour un des domestiques du geôlier, parut vivement ému et courant vers Francisco, l’embrassa. « Ah ! lui dit-il, je vous reconnais pour mon vrai frère ; vous êtes prisonnier pour ce même Évangile, pour l’amour duquel j’endure depuis huit mois ces liens. Ne vous étonnez pas, mon frère ; c’est le propre de la parole de Dieu de n’être jamais mise en lumière sans qu’il s’en suive des éclairs et des tonnerres (*). Mais j’entends monter quelqu’un… restons-en là pour cette fois ». Cet homme était le pieux et charitable Gilles Tielmans, dont nous avons parlé ci-devant (**) et qui fut brûlé plus tard. Dès lors il venait voir Enzinas chaque matin et chaque soir ; et il lui parlait avec tant de force et de douceur, qu’Enzinas se sentait tout prêt à marcher au supplice, pour confirmer la vérité de l’Évangile.

(*) « Nunquam in lucem erumpit, quin fulgura et tonitrua subsequantur » (Ibid., p. 16).

(**) Volume VII, p. 718 à 731

 

Le quatrième jour de sa captivité, les commissaires de l’empereur, membres du Conseil privé, vinrent procéder à l’enquête. Ils entrèrent avec grand bruit et une magnificence presque royale, dans le lieu où les prisonniers étaient assemblés. Tous se levèrent et se retirèrent, et Francisco resta seul avec ces messieurs. L’interrogatoire commença en latin.

« Francisco, dirent les commissaires, vous nous direz toute la vérité et dans ce cas, quoique votre cause soit fort odieuse, nous vous traiterons avec douceur, sinon nous devrons extorquer de vous par force ce que nous voulons savoir ». Alors ils déployèrent des papiers d’après lesquels ils procédèrent à l’interrogatoire ; Enzinas y reconnut l’écriture du confesseur de Charles-Quint. Deux crimes firent surtout le sujet de leur enquête. « Avez-vous été à Wittenberg ? — Oui. — Avez-vous connu Mélanchthon ? — Oui. — Que pensez-vous de lui ? » Francisco se dit qu’il était pris et que sa réponse fournirait à ses ennemis « un couteau pour l’égorger » ; mais il n’hésita point ; jamais ce noble jeune homme ne renia ses amis. « Je pense, dit-il, que de tous les hommes que j’ai connus, il est le meilleur (*). — De quel front, s’écrièrent ses juges, osez-vous appeler ainsi Mélanchthon, un hérétique, un excommunié ?... »

(*) « Judico hominem esse omnium quos ego unquam viderim optimum » (Ibid., p. 54).

 

Les commissaires passèrent au second point. « Dans le troisième chapitre de l’épître aux Romains, au verset 27, dirent-ils, on trouve dans votre traduction ces paroles imprimées en lettres majuscules : NOUS CONCLUONS DONC QUE L’HOMME EST JUSTIFIÉ PAR LA FOI, SANS LES ŒUVRES DE LA LOI. Pourquoi, poursuivirent-ils avez-vous fait mettre en grosses lettres cette sentence luthérienne ? C’est un très-grand forfait, digne du feu (*). — Ce n’est pas dans le cerveau de Luther que cette doctrine a été forgée, répondit Enzinas. Elle vient du trône mystérieux du Père éternel, et a été révélée à l’Église par le ministère de saint Paul, afin de donner le salut à tout croyant ».

(*) « Ingens facinus ac incendio dignum » (Ibid., p. 60).

 

Cependant la nouvelle de l’arrestation d’Enzinas avait éclaté à Anvers, comme une bombe, et répandu la douleur parmi tous ses parents et ses amis. Tour à tour irrités de ce qu’ils appelaient l’imprudence du jeune homme, et pleins de compassion pour son malheur, ils se rendirent aussitôt à Bruxelles, ayant en tête son oncle don Diego Ortega, et allèrent droit à la prison. « Tu vois, maintenant, lui dirent-ils, le fruit de ton étourderie. Tu n’as pas voulu nous croire. Qu’avais-tu à faire de te mêler de théologie ? d’étudier les livres saints ? Tu devais laisser cela aux moines. Qu’y as-tu gagné ? Tu t’es exposé à une mort violente et as imprimé sur toute ta race une grande tache, une infamie perpétuelle… » À l’ouïe de ces reproches, Francisco était saisi de la plus vive douleur. Il s’efforça par beaucoup de douceur et de modestie d’apaiser la colère de ses parents, et les conjura de ne pas juger de la bonté d’une entreprise par son issue (*). « Je suis assez malheureux, dit-il de grâce n’ajoutez pas à ma peine ». À ces mots, ses parents furent touchés. « Oui, oui, dirent-ils, nous connaissons ton innocence ; nous sommes venus pour te délivrer si possible, et pour adoucir au moins ton infortune. » Ils restèrent en effet toute une semaine à Bruxelles, se rendirent auprès du confesseur et de plusieurs grands seigneurs et demandèrent instamment qu’on le mît en liberté, et surtout que l’affaire ne fût pas renvoyée à l’inquisition espagnole, puisque alors la mort de Francisco serait inévitable. Ils retournèrent à Anvers, affligés de n’avoir pas réussi, mais non sans espérance.

(*) « Ne opus alioqui laudabile ab eventu rerum æstimarent » (Ibid., p. 50).

 

Enzinas s’était peu à peu remis de son agitation. Il avait fait venir des livres ; il lisait avec assiduité. Un ouvrage surtout fit sur lui une grande impression ; c’était la « Supplication et exhortation de Calvin à l’empereur et aux États de l’empire pour qu’ils donnassent tous leurs soins à la restauration de l’Église (*) ». Cet écrit, fort loué par Bucer, et dont Théodore de Bèze disait que rien de plus nerveux n’avait peut-être été publié dans ce siècle, fit une grande impression sur le prisonnier. « Ayant lu cet écrit quand j’étais dans les chaînes, disait plus tard Enzinas à Calvin, il m’a donné tant de courage que je me suis senti beaucoup plus prêt pour la mort, que je ne l’avais été auparavant (**) ».

(*) « Supplex exhortatio ad invictissim. Cæsarem Carolum V et illustris principes, etc. » In-4°, 1543. Calv. Opp., t. VI

(**) « Ut plane sentirem me ad mortem paratiorem quam ante fueram » (Cod. Genev., 112, fol. 67, 3 août 1545. Cal. Opp., t. XII p. 127).

 

Mais c’était la sainte Écriture surtout qu’il prenait un grand plaisir à méditer. « Les promesses de Christ adoucissent mes douleurs, disait-il, et je suis merveilleusement restauré par la lecture des Psaumes. Ô Dieu immortel ! quelle abondance de consolation ce livre m’a apportée ! Comme j’y goûte avec délices les admirables saveurs de la sagesse céleste ! Cette lyre de David me ravit tellement par sa divine harmonie, cette harpe céleste excite en moi un tel amour des choses de Dieu, que je ne trouve aucune parole pour l’exprimer (*) ». Il se mit à arranger quelques psaumes sous la forme de prières et ne s’arrêta que quand il les eut tous traduits (**).

(*) « Profecto sic me Davidicum plectrum harmonia sua plane cœlesti rapiebat » (Mém. d’Enzinas, p. 78).

(**) M. Campan, éditeur des Mémoires d’Enzinas, pense que ce travail est peut-être celui qui fut publié seulement en 1628, sous ce titre « Los Psalmos de David, dirigidos in forma de oraciones » (Voyez Bibliotheca Wiffeniana, p. 142).

 

Francisco ne se contentait pas de simples méditations ; il y joignait les actes constants du zèle et de la charité. Le régime de la prison n’était point sévère. Le geôlier, Jean Thyssens, homme d’environ trente-huit ans, avait exercé longtemps l’état de cordonnier, puis avait pris à ferme l’entretien des prisonniers. Il montrait beaucoup de négligence dans l’accomplissement de ses fonctions, et laissait une grande liberté aux détenus et à leurs amis. Des habitants du Brabant, des Flandres, de la Hollande, d’Anvers, des gentilshommes de la cour venaient visiter Enzinas ; il vit ainsi près de quatre cents bourgeois de Bruxelles, parmi lesquels des hommes de qualité. Plusieurs connaissaient l’Évangile ; d’autres avaient une soif extrême de la Parole de Dieu, et demandaient à Enzinas de la leur faire connaître. Il savait à quel danger il s’exposait en le faisant ; mais il ne s’épargnait point, et plusieurs glorifièrent Dieu de ce qu’ils avaient reçu d’un pauvre prisonnier la perle de grand prix, la doctrine céleste. « Il y a plus de sept mille hommes dans Bruxelles qui la connaissent, lui disait-on ; toute la cité est favorable à l’Évangile (*), et si les habitants ne craignaient pas pour leur vie, ils le professeraient publiquement ». On pouvait à peine citer une ville de la Belgique et de la Hollande dont les habitants ne voulussent s’entretenir avec lui. C’était le captif qui annonçait la liberté aux hommes libres. « La Parole de Dieu, lui disaient quelques-uns, a chez nous un grand cours ; elle croît et augmente chaque jour, au milieu du feu des persécutions et des terreurs de la mort ». Hommes et femmes lui envoyaient de l’argent, mais il le refusait.

(*) « Universam civitatem in favorem evangelicæ doctrine propendere » (Ibid., p. 82).

 

Charles-Quint, qui était arrivé à Bruxelles le 24 novembre 1543, comme nous l’avons vu, n’y était resté que jusqu’au 2 janvier 1544. Il avait ouvert la diète de Spire le 20 février, avait demandé des secours considérables en infanterie et en cavalerie, et était parti en juin pour la France à la tête de son armée. Il avait pris Saint-Dizier, s’était avancé jusqu’à deux journées de Paris, y avait répandu la terreur, avait fait la paix à Crépy ; puis était revenu dans ses États et était rentré à Bruxelles le 1er octobre 1544 (*).

(*) Sleidan, vol. II, liv. XV, p. 226 à 232. Papiers d’État, III, p. 67

 

Cette nouvelle remplit d’espérance les parents d’Enzinas à Anvers ; et les principaux partirent aussitôt pour solliciter la délivrance du jeune homme. Ils s’adressèrent au confesseur, qui promit beaucoup, au chancelier Granvelle, à son fils, l’évêque d’Arras, depuis archevêque de Malines et cardinal ; à Claude Boissot, doyen de Poligny, maître des requêtes. Toutes les réponses furent aimables, mais ce ne furent que des paroles et rien autre. La reine de France étant venue à Bruxelles, le bruit se répandit que tous les prisonniers seraient délivrés à sa demande. Des meurtriers, des brigands, d’autres malfaiteurs furent en effet relâchés ; le premier était un parricide ; mais Enzinas et les autres évangéliques furent gardés plus étroitement et plus sévèrement (*). En même temps l’empereur étant allé à Gand, les moines extorquèrent de lui des lois écrites avec du sang, qui furent publiées dans toutes les villes et qui les mettaient à même de ravager les luthériens, cruellement et à leur bon plaisir (**). « Aussitôt, comme en un moment, il s’éleva en Flandre une persécution sanglante, un carnage de chrétiens, tel qu’on n’en avait jamais ouï parler ». Il n’y eut pas la plus petite ville d’où il ne s’enfuit un grand nombre de gens et des principaux, avertis du danger qui les menaçait, laissant femme, enfants, famille, maison et tous leurs biens, saisis incontinent par les gens de l’empereur. Un grand nombre ne put s’enfuir. Toutes les tours étaient remplies ; les prisons des villes ne pouvaient suffire. On amenait deux cents prisonniers à la fois, hommes et femmes. Les uns étaient enfermés dans des sacs et jetés à l’eau ; d’autres brûlés, d’autres décapités, d’autres enterrés vifs, d’autres condamnés à une prison perpétuelle. La même tempête traversa le Brabant, le Hainaut et l’Artois. Les malheureux témoins de cette boucherie disaient que « depuis bien des siècles, tant et de si grandes cruautés n’avaient été exercées, ni vues, ni entendues sur toute la terre ». Telle était la joyeuse entrée de Charles-Quint dans son bon pays de Flandre et la bonne ville de Gand, où il était né.

(*) « At vero qui propter religionem captivi erant, multo angustius et crudelius asservantur » (Mém. d’Enzinas, II, p. 374).

(**) « Leges sanguine scriptæ… ut liceret illis pro suo arbitrio in Lutheranos grassari » (Ibid., p. 384).

 

Ces nouvelles arrivaient chaque jour dans la prison de Bruxelles, souvent avec un grand nombre de captifs. Enzinas et ses amis, apprenant ces carnages, étaient étonnés et épouvantés. Cela aura-t-il quelque fin, quelque issue ? disaient-ils. Certes on peut bien douter que de telles gens soient jamais rassasiés du sang de leurs semblables ! Enzinas se prenait à se repentir de ce que, se confiant en son innocence et craignant de compromettre le geôlier, il n’avait pas profité, pour se sauver de prison, de quelques occasions qui s’étaient offertes. Une circonstance vint le décider.

La reine de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, voulant, par un singulier mélange de qualités contraires, tout en exécutant les arrêts persécuteurs de son frère contre le christianisme évangélique, se nourrir pourtant elle-même de la parole de Dieu, avait pris pour chapelain Pierre Alexandre, homme d’un vrai christianisme. Ce ministre confessait fidèlement sa foi au Sauveur, soit dans ses prédications soit dans ses conversations. « Toutes les choses nécessaires au salut, disait-il, sont contenues dans l’Évangile ; il ne faut croire que ce qui se trouve dans les saintes Écritures. La foi seule justifie immédiatement devant Dieu, mais les œuvres justifient l’homme devant les hommes. Les vraies indulgences s’acquièrent sans or et sans argent, par la seule confiance dans les mérites de Christ. Ne pas croire en Christ est le seul et vrai péché qui condamne. La vraie pénitence consiste à s’abstenir du péché. Tous les mérites de Christ sont communiqués aux hommes par la foi, en sorte qu’ils peuvent autant s’en glorifier, que s’ils leur étaient propres. Il ne faut honorer les saints qu’en imitant leurs vertus. Nous obtenons plus aisément une grâce de Dieu par nous-mêmes que par les saints (*). Personne n’aime Dieu autant qu’il doit l’aimer. Tous les efforts, tous les travaux de ceux qui ne sont pas régénérés par le Saint-Esprit son mauvais. La religion des moines est l’hypocrisie. Le jeûne de Dieu est un jeûne perpétuel et non de ce jour-ci ou de ce jour-là. Il y a trois cents ans que le pur et véritable Évangile n’a été prêché et maintenant qui le prêche est réputé hérétique ».

(*) « Facilius per nos ipsos, quam per sanctos impetramus… » 56 propositions semblables avaient été recueillies contre Alexandre. Voir Mém. d’Enzinas, II, p. 390 à 411.

 

C’était une chose étrange que ce chapelain évangélique, prêchant dans la chapelle de la cour de la plus persécutrice de la chrétienté. Aussi Alexandre, fréquemment accusé, dut enfin soutenir une dispute théologique avec le confesseur de Soto, en présence des deux Granvelle ; un procès fut instruit contre lui, ensuite de cette dispute. Le confesseur se présentait souvent devant l’empereur et s’écriait que tout le pays était perdu, si cet homme n’était sévèrement puni. Un jour, un ami d’Enzinas vint le voir en prison et lui dit que le prédicateur de la reine s’était enfui, vu que s’il avait attendu une heure de plus, il était perdu. Alexandre fut jugé et brûlé en effigie, avec ses livres latins et français. Quant à lui, il devint d’abord professeur à l’université de Heidelberg, puis chanoine de Cantorbéry et enfin pasteur de l’Église française de Londres.

Cette fuite décida Enzinas. Le 1er février 1545, étant resté longtemps à table pour le repas du soir, il se sentait plus triste que de coutume sans savoir pourquoi. En ce moment, il sonna sept heures et demie. Il se leva, ce qu’il faisait souvent, n’aimant pas les repas prolongés, et se mit à se promener en long et en large, sombre et abattu, en sorte que des prisonniers s’approchèrent de lui et lui dirent : « Allons, chassez cette mélancolie, — Réjouissez-vous, vous autres, avec vos gobelets, répondit-il. Mois j’ai besoin d’air, je veux aller dehors. Personne ne fit attention à cette parole, et lui-même ne pensait à rien de particulier en la disant. Il continua à se promener, inquiet, ayant de la difficulté à respirer et dans une grande angoisse. Il arriva ainsi jusqu’à la première porte, dont le haut, fait en forts treillis, permettait de voir dans la rue ; s’étant approché pour regarder, il sentit la porte branler. Il l’empoigna et l’ouvrit facilement. La seconde était tout ouverte ; la troisième ne se fermait que pendant la nuit. On se rappelle la négligence du geôlier. Francisco était émerveillé d’une circonstance si étrange ; il lui semblait que Dieu l’appelait ; il résolut de profiter de cette occasion inattendue et sortit.

Il arriva dans la rue. Il y était seul ; la nuit était fort obscure, mais elle était éclairée de temps en temps par le flambeau de ceux qui circulaient dans les rues ou sur les places. Enzinas, se tenant un peu à l’écart, se demandait où il devait aller. Tout refuge lui paraissait suspect et plein de dangers. Il se rappela tout à coup un homme de sa connaissance, d’un caractère chrétien, et dans lequel il avait une entière confiance. Il se rendit à sa demeure et l’appela. « Entrez et restez chez moi », dit celui-ci ; Enzinas répondit qu’il lui paraissait plus sûr de sortir de la ville cette nuit même. « Connaissez-vous dans la muraille, ajouta-t-il, quelque place où il soit possible de la franchir ? — Oui, dit l’autre, je vous conduirai et je vous accompagnerais partout où vous voudrez aller ». L’ami prit son manteau et ils partirent. Ils cheminaient tous seuls dans les ténèbres, vers les murailles ; de nuit ces lieux étaient déserts. Ils trouvèrent la place qu’ils cherchaient, et escaladèrent la muraille. En ce moment les horloges de la ville sonnèrent huit heures (*) ; moins d’une demi-heure avait suffi pour la fuite. Ces deux hommes franchirent le mur aussi aisément que s’ils y étaient préparés de longue main. Enzinas était hors de la ville. « J’ai souvent senti l’assistance de Dieu, dit-il, pendant que j’étais en prison, mais jamais je ne l’avais éprouvée comme dans ce moment-ci ». Il résolut de se rendre cette nuit-même à Malines et le lendemain de grand matin à Anvers.

(*) « Cum hora media octava audita esset, priusquam in carcere a mensa surrexissem, eram jam in ipsis mœnibus cum pulsaretur octava » (Ibid., p. 420).

 

Mille pensées occupaient son esprit, pendant qu’il avançait silencieusement dans les ténèbres. Aux sombres imaginations de la prison, succédaient de joyeuses espérances. Ému de sa merveilleuse délivrance, il y voyait un mystère, une volonté cachée de Dieu. « Certes, disait-il, si je suis mis en liberté, c’est afin que je me prépare à de plus rudes combats et à de plus grands dangers ». Et tout en marchant, il priait pour s’y préparer. « Ô Père de Jésus-Christ notre libérateur, disait-il, éclaire mon esprit, pour connaître l’excellence de ma vocation et afin que je serve fidèlement l’Église de Jésus-Christ jusqu’au dernier jour de ma vie ».

Enzinas, tantôt priant, tantôt conversant avec le frère qui l’accompagnait, arriva devant Malines ; mais les portes n’étant pas encore ouvertes, il dut attendre longtemps. À cinq heures, les officiers de la ville parurent et chacun put entrer et sortir. Francisco entra et vit devant l’hôtellerie un char qui se disposait à partir et dans lequel se trouvait un homme dont la figure n’était pas très-propre à inspirer la confiance. « Où allez-vous ? » lui dit pourtant Enzinas. L’homme répondit : « À Anvers, et si vous voulez monter, le char est tout prêt ». C’était un agent des inquisiteurs, le secrétaire Louis de Zoëte, qui avait instruit le procès d’Enzinas, avait rassemblé les témoins à charge, un des grands ennemis de la Réformation ; il se rendait à Anvers, porteur d’une sentence de condamnation, émanée de la cour de l’empereur, en vertu de laquelle il devait faire brûler quelques évangéliques qui y étaient alors en prison. La rencontre n’était pas agréable. Enzinas et de Zoëte ne s’étaient probablement vus qu’en passant ; aussi le jeune Espagnol, qui ne reconnut pas son ennemi, pouvait-il s’estimer heureux de profiter de son offre ; et dans ce cas il était plus que probable qu’il serait reconnu pendant le trajet par ce limier de police, dont l’état était de poursuivre et saisir les suspects, comme un chien de chasse poursuit le gibier ; peut-être de Zoëte trouverait-il moyen de joindre sa capture à ceux qu’il allait brûler vifs. « Montez dans le char », dit Enzinas au Bruxellois qui l’accompagnait ; il monta. La porte de l’hôtel à laquelle Francisco avait heurté n’était pas encore ouverte ; en attendant qu’elle le fût, les deux amis, l’un dans le char, l’autre dans la rue, s’entretenaient de diverses choses, et le maître du char, qui les écoutait, se mêlait même à la conversation. Enfin la porte s’ouvrit. « Allez avec ce Monsieur, dit Francisco à son ami ; pour moi, afin d’aller plus vite, je prendrai un cheval ». Les gens de l’hôtel, qui le connaissaient, l’accueillirent avec de grandes démonstrations de joie, et apprenant son aventure, ils lui donnèrent un bon cheval et sans perdre un moment, il monta et partit. Bientôt il rattrapa le char et salua ceux qui s’y trouvaient. « Faites diligence, lui dit son ami. — J’irai si vite, répondit-il, que si tous les mauvais drôles qui sont à Bruxelles veulent me poursuivre ils ne m’atteindront pourtant pas ». Il semble impossible que de Zoëte n’entendit pas ces paroles, qui devaient lui donner à penser (*).

(*) Ibid., p. 420 à 425

 

Deux heures après, Enzinas était à Anvers. Ne voulant pas compromettre ses parents et ses amis, il descendit dans une hôtellerie, qu’il connaissait sans doute, ayant déjà été plusieurs fois à Anvers, et où il croyait pouvoir être en sûreté. Le soir, arriva à Bruxelles son compagnon de route. « Ah ! s’écria aussitôt celui-ci en voyant Enzinas, vous seriez grandement ébahi en apprenant dans quelle compagnie je suis venu et quel est l’homme avec lequel vous avez tant parlé à Malines ! — Qui était-il donc ? — Le plus méchant de tout ce pays, Louis de Zoëte ». Enzinas rendit grâces à Dieu de ce qu’il avait tellement fasciné les yeux et l’esprit de ce persécuteur, que quoique le voyant et lui parlant, il n’en avait pas été reconnu. Le jour suivant, deux Bruxellois, inconnus d’Enzinas, arrivèrent à l’hôtellerie. Celui-ci les rencontrant à table ou ailleurs leur dit : « Qu’y a-t-il de nouveau à Bruxelles ? — Un grand miracle vient d’y avoir lieu, répondirent-ils. — Et lequel, s’il vous plaît ? — Il y avait dans la prison, depuis quinze mois, un Espagnol qui n’avait jamais pu obtenir ni son élargissement ni l’expédition de son procès. Mais le Saint-Sacrement qu’on adore là lui a procuré une délivrance miraculeuse. L’autre soir, il faisait déjà nuit quand tout à coup l’air resplendit autour de lui d’un grand éclat ; les trois portes de la prison s’ouvrirent miraculeusement devant lui, et il sortit de la prison et de la ville, toujours éclairé de cette splendeur ». « Voyez, mon cher maître, dit plus tard Enzinas à Mélanchthon, la vanité du populaire, qui, en si peu de temps, accoutre de mensonge ce qui a quelque vérité. Il est très-vrai que trois portes se sont trouvées ouvertes, autrement je ne serais pas sorti ; mais quant à cette clarté, à cette lumière dont ils parlent, je n’en ai vu d’autre que celle des lanternes de ceux qui passaient dans la rue (*). J’attribue ma délivrance, non au sacrement merveilleux que ces idolâtres adorent, mais uniquement à la grande miséricorde de Dieu qui a daigné exaucer les prières de son Église ».

(*) « Nullum ego vidi luminis splendorem, nisi tædarum quæ tunc in plateis circumferebantur » (Ibid., p. 426).

 

À côté de ce bruit populaire, il y en avait un autre qui courait à Bruxelles, mais dans les sphères supérieures. L’empereur était alors à Bruxelles, n’ayant quitté cette ville que le 30 avril 1545. Don Francisco d’Enzinas n’était pas un prisonnier ordinaire ; il n’était pas un ouvrier, un coutelier, comme Gilles Tielmans. Une famille distinguée, une bonne éducation, des connaissances, des talents, la qualité d’Espagnol et d’Espagnol bien recommandé en haut lieu, étaient choses fort estimées de plusieurs à la cour. Charles-Quint même était loin d’y être insensible. Il avait promis sa protection à Enzinas s’il n’y avait rien de mauvais dans son livre, et plusieurs assuraient qu’il n’y avait au contraire rien que de bon. Puis comment mettre à mort un lettré, pour avoir traduit en bon espagnol les livres inspirés des chrétiens ? « Nous ne pouvons nous débarrasser de cette cause avec honneur, avaient dit les juges selon le bruit public ; le mieux est d’élargir cet homme secrètement ». On ajoutait que quand le geôlier avait annoncé la fuite d’Enzinas au président, celui-ci avait répondu : « Laissez-le aller et n’en soyez pas en peine ; faites seulement qu’on n’en parle pas ». Si cette version était la véritable, elle expliquerait pourquoi de Zoëte avait paru ne pas reconnaître Enzinas. Mais celui-ci n’y ajouta pas foi, et il est probable qu’elle n’a pas plus de fondement que la première. Francisco resta un mois à Anvers.

Enzinas, délivré de prison, avait donné de ses nouvelles à ses amis. Il reçut leurs félicitations, et parmi eux se trouvèrent deux des plus illustres réformateurs, qui, quoique l’on en pense, avaient entre eux beaucoup de rapports, Calvin et Mélanchthon. Calvin était l’homme, disait Enzinas, qu’il avait toujours le plus ardemment aimé (*). Il lui avait écrit une petite lettre « un peu sans façon (**) ». Calvin répondit aussitôt à son ami par une lettre toute pleine des sentiments les plus affectueux, et que Francisco trouva très-remarquable. Elle louait ses travaux, sa conduite. « Oh ! disait Enzinas, comme il sait présenter de la manière la plus obligeante les choses qui ne sont vraiment pas digne de louange (***) ! » Cette grande bienveillance, qui frappait les amis de Calvin, a été dès lors bien méconnue. Enzinas lui répondit le 3 août : « Notre amitié, lui dit-il, est maintenant scellée ; il y a entre nous une alliance pieuse et perpétuelle et la mort de l’un de nous peut seule la rompre. Que dis-je ? j’ai cette précieuse espérance, que quand les liens du corps seront rompus, nous jouirons de cette amitié, dans la vie future, avec bien plus de délices que dans cette chair mortelle. Alors seulement nous vivrons d’une vie vraiment heureuse, et qui durera éternellement en la présence de Dieu et dans la société des saints anges. Toutefois, tandis que nous sommes encore dans cet exil, et que nous travaillons avec ardeur et sans relâche à notre vocation, chacun selon le talent que nous avons reçu du Seigneur, cultivons notre amitié en en remplissant tous les devoirs. Ô mon cher Calvin, j’ai une grande reconnaissance de l’affection que vous me témoigner, et je mettrai tous mes soins à m’en rendre digne. Vous aurez en moi un ami sincère… Quant à l’écrit que vous avez adressé aux États de l’empire, Luther l’a lu et le loue excessivement. Mélanchthon l’approuve très-fort. Cruciger vous aime admirablement, et il ne peut assez approuver tout ce qui part de vous. Quant aux censures des autres, vous ne devez pas beaucoup vous en inquiéter (****) ».

(*) « Quem ego semper impensissime amavi » (Dryander Calvino, 3 août 1545).

(**) « Epistolio subrustico » (Ibid.).

(***) « Quod laude dignum non est, officiose prædicare » (Ibid.).

(****) Dryander Calvino. Bibl. de Genève, msc. 112. Cette lettre, que nous avons déjà eu l’occasion de citer, est inédite. (Elle vient d’être publiée dans Cal. Opp., XII, p. 126) [Éditeur]

 

Enzinas n’écrivit pas seulement à Mélanchthon ; il se rendit vers lui et arriva à Wittenberg en mars, un peu plus de deux ans après en être parti. Il raconta à son maître en détail ce qui lui était arrivé et ce qu’il avait vu pendant ces deux années, et Mélanchthon, frappé de ces récits, demanda à Enzinas de les écrire et de les publier. « Ces cruautés exercées envers les chrétiens des Pays-Bas, lui dit-il, que vous avez vues de vos propres yeux, et que vous avez en partie éprouvées, puisque votre vie a été en danger, pourraient, si elles étaient publiées, être d’une grande utilité pour l’avenir (*) ». Enzinas hésita d’abord. « Dans le temps même, dit-il, où j’étais agité par les flots furieux de la tempête, je portais avec patience mes propres infortunes et je les mettais bien au-dessous des périls de mes frères. Comment donc à cette heure, où, grâce à Dieu, je suis dans le port, me mettrais-je à raconter mon histoire, comme si j’oubliais les plaies de l’Église ? » Mélanchthon insistant, Francisco lui déclara que puisqu’il commandait, il obéirait ; et l’ami de Luther, satisfait, écrivit à Camerarius (16 avril 1545) : « Notre Espagnol, Francisco, est revenu, miraculeusement délivré, sans le secours d’aucun homme, du moins à sa connaissance. Je l’ai prié d’écrire une relation de ces choses ; je te l’enverrai ». L’intérêt que ces faits inspiraient à Mélanchthon justifie peut-être la place que nous leur avons donnée dans l’histoire de la Réformation.

(*) Mém. d’Enzinas, I, p. 7

 

D’autres douleurs devaient atteindre les Espagnols dispersés loin de leur patrie. Jayme Enzinas, frère aîné de Francisco, avait à peine fait imprimer à Anvers son catéchisme espagnol qu’il reçut de son père l’ordre de se rendre à Rome. Ce père ambitieux désirait pour son fils aîné les honneurs et la fortune. Il connaissait les talents de Jayme ; il ignorait son attachement à la foi évangélique, et ne doutait pas que s’il était à Rome il ne s’y poussât dans les hautes dignités de l’Église ; mais c’était une autre gloire qu’il devait y trouver. Jayme fut vivement affligé ; il eût voulu plutôt se rendre à Wittenberg. Mais sa conscience était si délicate, son caractère si simple et si droit, son obéissance à son père si absolue, qu’il crut devoir partir pour la métropole de la papauté. Il y passa deux ou trois ans, n’y ayant aucun plaisir, s’attristant de tout ce qu’il voyait, et ne se mettant nullement dans les bonnes grâces de la hiérarchie. On estimait son talent, ses connaissances, son caractère, mais il était loin d’en tirer profit ; au contraire, la tristesse, le mécontentement, le dégoût même s’emparaient de lui à la vue de tout ce qui l’entourait. Il voyait des choses non-seulement contraires à la vérité chrétienne, mais contraires à la probité, à la vertu. Il se sentait dans une mauvaise situation. Il sollicitait son père de lui permettre de quitter l’Italie, mais en vain. Il est probable que le vieillard, voyant le chemin que deux de ses fils suivaient en Allemagne, croyait au moins sauver celui-ci en le tenant à Rome. La candeur du caractère de Jayme ne lui permettait pas de cacher entièrement ses convictions, surtout à ses compatriotes. Aussi Francisco, qui le connaissait, était à son sujet dans de vives alarmes. Il ne doutait pas que si son frère restait à Rome, il n’y fût perdu. Il le conjurait donc de passer les Alpes. Jayme ne se faisait pas d’illusions ; il savait qu’au lieu des honneurs que rêvait son père, il ne pouvait trouver dans la ville du pape que l’opprobre et la mort. Il résolut donc de se rendre aux instances de son frère, et se prépara au départ.

Il eût pu sans doute quitter Rome, en usant de ruse, et s’échapper en secret. Mais il avait trop de candeur pour cacher complètement son dessein. Un de ses compatriotes en fut informé et courut le dénoncer à l’inquisition comme hérétique. Jayme fut saisi et jeté dans une étroite prison. Cette arrestation fit un grand bruit. Un Espagnol accusé de luthéranisme ! un homme savant et d’une famille ancienne opposé à l’Église ! un ennemi du pape vivant à côté du pape !... que de choses étranges ! aussi l’inquisition résolut-elle de donner de l’éclat à ce procès. Il y eut « une grande assemblée des Romains »pour assister à son interrogatoire. Jayme parut non-seulement en présence des inquisiteurs, mais aussi des cardinaux, des évêques, de tous les Espagnols de marque qui se trouvaient alors à Rome, et de plusieurs membres du clergé romain. Si les papes n’avaient pu parvenir, malgré leurs sommations, à tenir Luther dans leurs mains, ils avaient au moins maintenant un de ses disciples en leur pouvoir. Jayme Enzinas, se trouvant devant cette imposante assemblée, comprit que Dieu lui donnait tout à coup, et à Rome même, l’occasion de le glorifier et de faire, en une seule fois, l’œuvre à laquelle il avait désiré consacrer toute sa vie. Il prit courage. Il comprenait fort bien qu’il voyait s’entr’ouvrir devant lui la « gueule du lion », le gouffre de la mort, mais ni la solennité du moment, ni l’éclat du tribunal, ni la pensée qu’il allait être enlevé par un coup fatal, ni tout ce qu’il aimait sur la terre, ne purent le faire dévier de la droite voie. « Il maintint avec une grande constance, dit le chroniqueur, et une sainte hardiesse, la vraie doctrine de l’Évangile ». Il fit plus. Et même se trouvant en présence des princes de l’Église romaine et de tout leur appareil, il crut que la fidélité demandait qu’il dévoilât leurs erreurs. « Il condamna incontinent, dit le narrateur, les impiétés et les tromperies diaboliques du grand antéchrist romain ». À ces mots, un mouvement passa dans l’assemblée. Toute la cour était en émotion : les prélats, troublés à l’ouïe de ces paroles, s’agitaient comme sous l’influence d’une vive irritation nerveuse. Ils poussaient des exclamations d’étonnement et de colère ; les Espagnols surtout ne pouvaient se contenir. « Tout incontinent, non-seulement les cardinaux, mais ceux qui étaient là de sa nation, commencèrent à crier à haute voix qu’on le devait brûler (*) ».

(*) Crespin, Actes, liv. III, p. 170, verso.

 

Après un peu de réflexion, la cour changea pourtant d’avis. Si l’Espagnol condamnait publiquement dans Rome ce qu’on appelait ses erreurs, la gloire de la papauté, pensa-t-on, serait plus grande. On l’entoura, on lui dit que s’il voulait paraître sur la place publique et rétracter ses hérésies, l’Église le recevrait de nouveau comme un de ses enfants. Ses compatriotes l’entouraient, lui dépeignaient les grandeurs auxquelles il pourrait alors parvenir ; mais à de telles conditions, il ne voulait pas racheter sa vie ; il préférait glorifier Christ et mourir. La colère de ses ennemis s’enflamma de nouveau. « Ces ministres furieux de toute impiété et cruauté, redoublèrent de violence ». Jayme monta sur le bûcher, déclarant avec un courage inébranlable que toute son espérance était en Christ. « Sans redouter les fanfares magnifiques de sa nation, dit le chroniqueur, sans s’arrêter à la dévotion resplendissante des siens, ayant toujours son cœur avec Dieu, il passa hardiment et fermement au milieu des flammes ardentes, confessant le nom et la vérité du Fils de Dieu jusqu’au dernier soupir. Ce bon serviteur de Dieu finit ainsi sa vie par un glorieux martyre, au milieu de toute impiété, et ce qui fut admirable, dans la ville de Rome même (*) ».

(*) Crespin, Actes, liv. III, p. 170, verso.

 

La nouvelle de sa mort remplit ses frères et ses amis de douleurs. Francisco ne sentit d’abord que le coup dont ses affections les plus intimes étaient frappées. Au moment où il s’attendait chaque jour à serrer son frère dans ses bras, il apprenait qu’il ne restait plus de lui qu’un peu de cendre jetée dans le Tibre. Cette mort cruelle, arrivant au moment même où Charles-Quint s’efforçait d’écraser le protestantisme, ces nuages noirs, qui s’amassaient alors de toutes parts, le remplissaient des pensées les plus tristes. « Dieu prépare quelque grande dispensation, qui nous est inconnue », s’écriait-il. Il ne voyait partout que désordre et confusion. Dans cette heure d’abattement, il reçut une lettre sympathique et consolante de Calvin (*). Le réformateur y dirigeait la vue de son ami sur la vie bienheureuse qui vient après la mort, et où la condition du fidèle est d’habiter avec Christ. « Oh ! répondit Enzinas à Calvin, je n’ignore pas combien sont véritables les choses que vous m’écrivez ; mais nous sommes hommes, l’infirmité de la chair nous entoure ; nous ne pouvons et même nous ne devons pas nous dépouiller de tout sentiment de douleur. Mais dans cette affliction même, je me réjouis de ce qu’il a été donné à ce très-courageux chrétien, tant de fermeté dans la profession de la vérité, et je suis convaincu que ce n’est pas sans dessein que mon frère a été transporté dans cette assemblée éternelle des bienheureux, qui durera aux siècles des siècles, et où les esprits les plus éminents le saluent maintenant de ce cantique de triomphe : « Ce sont ici les saints qui ont été lavés dans le sang de l’agneau ». Francisco, dans sa douleur, n’oubliait pas sa patrie. « Plût à Dieu, disait-il, que la nouvelle de ce feu divin dont mon frère était embrasé, fût répandue dans toutes les contrées de l’Espagne, en sorte que les âmes les plus nobles, émues par cet exemple, se repentent enfin de l’impiété dans laquelle elles vivent maintenant (**) ! » C’est de Bâle, le 14 avril 1547, qu’Enzinas écrivit à Calvin cette lettre.

(*) « Grata mihi fuit tua consolatio de casu fratis acerbissimo » (Lettre inédite de Fr. Dryander (Enzinas) à Calvin. Bibl. de Genève, msc. 112) [Publiée dès lors dans Calvin, Opera, t. XII, p. 510]

(**) « Utinam vero hæc divina incendia per omnes Hispaniæ fines spargantur » (Ibidem). Th. De Bèze place le martyr de Jayme Enzinas en 1545 ; le Dr M’Crie en 1546. La lettre d’Enzinas à Calvin étant d’avril 1547, ne serait-ce pas aux premiers mois de cette année que cette mort appartiendrait ?

 

 

6.5       Chapitre 5 : Fanatisme et amour fraternel —Juan Diaz (1545-1547)

Les inimitiés fraternelles ouvrent pour ainsi dire l’histoire sainte et l’histoire profane. Abel et Caïn, Atrée et Thyeste, Étéocle et Polynice, Rémus et Romulus inaugurent, par leurs haines meurtrières, l’origine de la société humaine ou les commencements des empires. Cette remarque d’un penseur distingué (Saint-Marc Girardin) peut être poussée plus loin. Dès le commencement du christianisme, Jésus annonçant à ses disciples les tribulations qui les attendaient, dit : Le frère livrera son frère à la mort. Cet acte contre nature se retrouve de même à la seconde grande époque du christianisme, celle de la Réformation. Chose étrange ! une doctrine si digne d’être aimée suffira pour exciter la haine contre ceux qui la professent, et même une haine monstrueuse qui peut aller jusqu’au fratricide.

L’amour fraternel est l’un des plus beaux traits de la nature humaine. Un frère est un ami, mais un ami créé avec nous ; des frères ont même père, même mère, même aïeux, même jeunesse, même famille, et que de choses encore en commun ! Ce n’est pas simplement un ami rencontré et trouvé, ce qui est déjà beaucoup ; c’est un ami donné de Dieu, un second nous-même. Mais plus est grande la sainteté du lien fraternel, plus le mal est profond quand elle est méconnue. Plus les frères sont près l’un de l’autre, plus la blessure est grande quand ils se heurtent. Les sentiments les plus nobles de la nature étant alors foulés aux pieds, il ne reste que les instincts les plus égoïstes, les plus sauvages ; l’homme disparaissant, le tigre prend sa place. Si l’histoire de la Réformation présente les affections fraternelles les plus tendres comme chez les Enzinas, par exemple, on y trouve aussi de ces catastrophes tragiques qui font pousser à tous un cri d’horreur.

Parmi les Espagnols qui étudiaient à Paris vers 1540, se trouvait, outre Jayme Enzinas, un jeune homme de Cuença, nommé Juan Diaz. Ayant commencé de bonnes études en Espagne, il était venu en 1532, les achever à Paris, à la Sorbonne, au Collège royal, institution de François 1er, et s’y était bientôt distingué au milieu de tous les étudiants, par ses progrès dans les lettres. Il s’adonna d’abord, en vrai Espagnol, à la théologie scolastique, et se lia avec un de ses compatriotes, son aîné, Pierre Malvenda, docteur de la Sorbonne, qui fut souvent employé plus tard par Granvelle et par Charles-Quint, homme plein de moyens, mais plein aussi des préjugés, des superstitions et de l’orgueil qui caractérisaient habituellement les docteurs de Rome. Il y avait au contraire dans Diaz une grande douceur, une bienveillance universelle, une candide simplicité, de la droiture, de la rondeur, disent ses amis, de la prudence et une conduite pure. Comprenant le prix des saintes lettres, il voulut les lire dans l’original, il étudia en conséquence le grec et l’hébreu avec un zèle infatigable. La lecture des saints livres ouvrit devant lui un monde nouveau. La lutte entre deux doctrines, qui agitait la chrétienté, commençait au-dedans de lui. Que devait-il croire ? Assidu à la prière, dit un de ses biographes, il demandait à Dieu avec un grand zèle de lui donner la pure connaissance de sa sainte volonté (*). Il se lia avec son compatriote, Jayme Enzinas ; ils lurent ensemble les saintes Écritures, et celui-ci en donna l’explication. Les yeux de Diaz s’ouvrirent, et le même Esprit qui avait animé les auteurs sacrés lui fit connaître le Sauveur qu’ils annonçaient ; il s’attacha à lui avec foi, et ne chercha plus qu’en lui sa justice. Il rejeta la théologie scolastique, embrassa l’Évangile et se lia avec ceux qui avaient la même conviction que lui, Claude de Senarclens, Matthieu Budé, fils de l’illustre Guillaume ; Jean Crespin, fils d’un jurisconsulte d’Arras, avocat au parlement de Paris, et d’autres encore. Pénétré de la beauté de la doctrine évangélique, Diaz « mit dans son esprit qu’il ne fallait point la cacher » ; il brûlait de la « manifester devant le monde », disait-il. Il sentait en même temps le besoin d’acquérir plus de lumières et plus de force, d’être confirmé dans la foi par des docteurs expérimentés ; il quitta Paris et se rendit à Genève avec Matthieu Budé et Crespin, « pour voir l’état de l’Église en cette ville et le bel ordre qui s’y trouvait ». Diaz logea chez le ministre Nicolas des Gallars. C’était en 1545 (**).

(*) Crespin, Actes des Martyrs, art. Diaz.

(**) Calvini Epp., Opp., XII, p. 130, 150 — « Apud Gallasium » (Ibid. p. 336).

 

Après avoir conversé avec le grand réformateur, lui avoir exposé sa foi, et l’avoir entendu approuver sa doctrine comme bonne et comme sainte, Diaz sentit le besoin de visiter aussi les Églises évangéliques de l’Allemagne. Après trois mois de séjour environ, il se rendit à Bâle, puis à Strasbourg. Bucer et ses amis furent ravis du jeune Espagnol, de ses connaissances, de ses talents, de l’agrément de ses manières, et surtout de sa piété. Reçu dans leur familiarité, il entra toujours plus avant dans la connaissance des doctrines et des affaires évangéliques. Il jouissait de la conversation de ces chrétiens, et des manières libres et cordiales qui régnaient entre eux, et il ne pensait pas à quitter Strasbourg. Une circonstance l’en éloigna, six mois environ après son arrivée.

Les protestants ne voulant pas reconnaître le concile de Trente, qui s’était ouvert en décembre 1545, l’électeur palatin avait demandé un colloque entre les deux partis, et cette conférence s’ouvrit à Ratisbonne le 27 janvier 1546. Bucer avait été désigné comme l’un des délégués de la Réforme ; et le sénat de Strasbourg, pensant qu’un catholique espagnol, devenu protestant, plein de science et de vertus, serait d’un grand poids dans la dispute, adjoignit Diaz à son ami. Bucer et Diaz trouvèrent à Ratisbonne, comme champion du pape, Malvenda, que Diaz avait si bien connu à Paris, Cochlée (*) et le carme Billik, décidés tous les trois à soutenir les doctrines les plus extrêmes de la papauté, car le concile étant assemblé, ils craignaient, s’ils faisaient quelque concession, de se voir frappés des mêmes anathèmes que les protestants. Diaz n’hésita pas à se rendre chez Malvenda. Celui-ci était son aîné ; il devait lui rendre ses devoirs ; il espérait peut-être que les liens qui les avaient unis lui donneraient quelque prise sur l’esprit de son compatriote. S’étant donc présenté à lui, avec l’un de ses amis, il lui dit tout simplement qu’il venait à Ratisbonne avec Bucer pour défendre les doctrines de la Réformation. Malvenda ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles. Il resta quelques moments « ébahi, comme si quelque monstre se fût présenté devant lui (**) ». L’expression de ses traits, l’animation de ses actes, tout montrait en lui l’étonnement et l’effroi. Enfin il dit : « Quoi ! Juan Diaz à Ratisbonne, Juan Diaz en Germanie, Juan Diaz en la compagnie des protestants… Non, je me trompe ; j’ai devant moi un fantôme, semblable, il est vrai, à Diaz de taille et de traits, mais ce n’est qu’une vaine image ! » Le jeune Espagnol assurant le docteur qu’il était bien là présent, en corps et en âme : « Malheureux, s’écria le docteur, ne savez-vous pas que les protestants se glorifieront bien plus d’avoir attiré un seul Espagnol à leur doctrine, que d’avoir converti dix mille Allemands, ou un nombre infini d’hommes d’autres nations ? » Diaz s’étonnait de ces paroles, car il lui semblait que la volonté souveraine pouvait convertir un Espagnol aussi facilement qu’un Allemand. Puis Malvenda, ne doutant plus que Diaz ne fût vraiment en os et chair devant lui, l’assaillit coup sur coup de question : « Y a-t-il longtemps que tu es en Allemagne ? – Quelle mouche t’a piqué de venir en cette région ? – Apprends-tu la doctrine de Martin Bucer et des autres Allemands ? etc., etc. » Diaz, se possédant mieux que son maître, lui répondit avec calme et modestie : « Il y a près de six mois que je suis dans ces contrées. Mon intention en y venant a été d’y voir la religion rétablie en sa pureté, et de conférer avec les hommes savants qui s’y trouvent. La vraie connaissance de Dieu va avant tout, et en chose si importante, j’aime mieux croire à mes yeux, qu’aux faux rapports des gens malins. J’ai voulu voir ces poisons, et ayant trouvé que les églises d’Allemagne s’accordent avec toute l’antiquité, et ont pour elles le consentement perpétuel des apôtres et des prophètes, je ne puis rejeter leur doctrine (***) ».

(*) Calv. Opp., XII, p. 253

(**) Bericht von dem Regensb. Colloq. von G. Major. Wittemb., 1546, von M. Bucer, Strasb., 1546 (Calv. Opp., XII, 252).

(***) Crespin, Actes, liv. III, p. 173, verso.

 

Cette admiration de l’Allemagne ébahissait fort Malvenda. « Oh ! s’écria-t-il, c’est une chose excessivement misérable, que de vivre en ce pays ; et pour tout homme qui aime l’unité romaine, six mois de séjour ici sont un poids aussi accablant que six années, que dis-je ? que six siècles. Six jours en Allemagne me vieillissent plus qu’une longue vie. Tout homme honnête doit se garder de ce qu’on y enseigne. Et bien plus toi, ô Diaz, toi qui es d’un pays dans lequel la religion de notre sainte mère l’église a toujours été florissante. Aie donc égard à ta réputation, et ne te déshonore pas, ni toi, ni toute ta famille, ni toute la nation espagnole ». Diaz ayant avec lui un de ses amis, Malvenda, gêné, ne poursuivit pas ; mais on convint de se revoir.

Malvenda s’apprêta à employer sa belle rhétorique à porter ses plus grands coups pour faire rentrer dans le bercail romain cette brebis selon lui égarée, et Diaz s’étant présenté de nouveau, mais seul : « Ne discernes-tu pas, lui dit-il, tous les dangers qui menacent à la fois et ton corps et ton âme ? Ne vois-tu pas les foudres redoutables du pape, vicaire du Fils de Dieu, qui vont tomber sur toi, et ne connais-tu pas de quelle horrible exécration ceux qui sont excommuniés par lui se trouvent atteints, en sorte qu’ils deviennent la peste du genre humain ? Oses-tu bien, pour l’opinion d’un petit nombre de gens, exciter la sédition dans tout le pays, et troubler la paix publique ? Ne crains-tu pas le jugement de Dieu et les cris d’horreur de tous tes compatriotes ? » Puis prenant l’air le plus aimable : « Je te promets, continua Malvenda, de t’assister, de te favoriser en cette affaire, de tout mon pouvoir. Mais n’attends pas que l’empereur vienne à Ratisbonne, va au-devant de lui, jette-toi aux pieds de son confesseur et demande-lui de te pardonner ton forfait ».

« — Je ne crains point, répondit Diaz avec modestie mais décision, de m’exposer à tous les dangers pour maintenir la doctrine céleste, dont dépend notre salut, et même de répandre mon sang pour rendre témoignage à la religion de Christ. Ce me serait un grand honneur et une grande gloire ».

Malvenda frémit en entendant ces mots. Si ce que disait Diaz était vrai, ce que disait Rome était faux ; et pourtant son compatriote était prêt à mourir pour affirmer la vérité de sa foi. « Non, s’écria le prêtre, le pape, vicaire de Christ, ne peut faillir ! – Quoi, reprit Diaz, les papes infaillibles ! des monstres infectés au-dedans et au-dehors de crimes énormes, infaillibles ! » Malvenda reconnut qu’il y avait des papes d’une vie impure, mais voulant rompre sur ce sujet, il déclara à Diaz qu’il avait perdu sa peine en venant à ce colloque, et qu’il ne s’y ferait rien ; il ajouta que s’il voulait opérer quelque bien, il devait se rendre au concile de Trente établi par le pape et où se trouvaient beaucoup de prélats. Diaz quitta le docteur, décidé à ne plus le revoir en particulier (*).

(*) Diaz écrivit la conversation qu’il avait eue avec Malvenda, et c’est d’après ces papiers que nous la connaissons (Crespin, Actes, liv. III, p. 174).

 

Le jeune Espagnol s’était perdu dans l’esprit du docteur ; à l’affection que Malvenda avait eue pour lui succéda une haine implacable, et puisqu’il n’avait pu le gagner, il ne pensa plus qu’à le perdre. Il s’adressa à cet effet au confesseur de Charles-Quint, dont il connaissait l’influence : « Il y a maintenant à Ratisbonne, lui écrivait-il, un jeune Espagnol que j’ai connu à Paris fils obéissant de Rome, mais qui maintenant se déclare l’ennemi de l’église et l’ami des luthériens. Si l’on permet de telles choses, l’Espagne est perdue, et vous la verrez prétendre décharger ses épaules des fardeaux dont elle se dira accablée. Je vous conjure de détourner un tel mal, fût-ce même par un remède violent ». Malvenda ne se contenta pas d’une lettre. Le confesseur ne répondant pas, il en écrivit de nouvelles, « beaucoup plus aigres et rudes que les premières ».

De Soto, embarrassé, n’avait pas répondu d’abord. Il était fort capable d’estimer un homme tel que Juan Diaz, et quoi qu’en aient dit les chroniqueurs, il avait déjà été frappé des bonnes qualités d’Enzinas et avait fermé les yeux sur son évasion. D’ailleurs le cas était difficile. Diaz, qui faisait partie d’une députation envoyée à un colloque approuvé par l’empereur, était ainsi protégé contre des mesures violentes, à moins qu’on ne voulût renouveler le manque de foi dont Jean Hus avait été victime. Au moment où le confesseur venait de recevoir la dernière et violente lettre de Malvenda, de Soto avait avec lui un autre Espagnol, nommé Marquina, chargé d’une mission pour Rome, dont il entretenait le confesseur. « Voyez, lui dit de Soto, les ennuis que nous donnent nos Espagnols », et il lui lut la lettre de Malvenda. Marquina, ancien ami de Juan Diaz, avait toujours trouvé en lui un modèle d’honnêteté et de piété. Aussi dit-il à de Soto : « N’ajoutez pas foi aux paroles de Malvenda ; il est sans doute poussé par quelque haine particulière ; croyez plutôt aux témoignages publics des gens de bien, qui tous et toujours ont approuvé la vertu et la doctrine de Diaz ». De Soto ne fut point convaincu : « Il faut, dit-il, ou le convertir, ou qu’on le fasse disparaître ». Entendait-il qu’on l’enfermât ou qu’on le mît à mort ? Ce dernier cas semble le plus vraisemblable. Toutefois de Soto était moins noir que les écrivains protestants le disent. Il fut poursuivi en 1560 par l’inquisition de Valladolid, comme suspect de luthéranisme (*). Ses conversations avec des hommes tels que Enzinas et Diaz purent bien contribuer à le rendre plus tard plus équitable envers une doctrine qu’il avait d’abord condamnée. Marquina partit pour Rome.

(*) Llorente, Hist. de l’Inquis., III, p. 88.

 

Juan Diaz avait dans cette métropole un frère nommé Alonzo, avocat devant les tribunaux romains. Marquina lui raconta tout ce qu’il avait ouï dire de Juan. Alonzo aimait son frère, mais il aimait Rome encore plus ; aussi fut-il plongé, à l’ouïe de cette nouvelle, dans une profonde tristesse. Juan hérétique !… quel malheur pour lui, mais aussi quelle offense envers l’église ! Alonzo, sans être un méchant bigot, était violent, atteint de cette folie sombre et cruelle qui s’imagine défendre l’église de Dieu, en poursuivant ceux qui ont des doctrines contraires. Il avait de l’affection pour ceux de son sang, mais il était impitoyable envers eux, « s’ils portaient atteinte à la foi. Il eût mieux aimé les voir tous périr, que de voir un outrage fait par eux à l’Église. Il n’était pas seulement superstitieux mais fanatique, et le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre. Averti des lettres écrites par Malvenda au confesseur, Alonzo se décida aussitôt à se rendre en Allemagne, résolu d’employer tous les moyens pour ramener son frère à la foi ou réparer le mal fait par lui à l’église. Il se choisit pour serviteur un homme d’une mauvaise réputation, prit la poste, se rendit en grande diligence à Ausbourg, puis à Ratisbonne, où il croyait trouver son frère. C’était en mars 1546 ; le colloque était sur le point de finir sans avoir rien fait, et Juan Diaz avait déjà quitté Ratisbonne.

Alonzo, très contrarié par cette nouvelle, résolut de s’aboucher sans délai avec Malvenda. Celui-ci n’hésitait pas sur ce qu’il y avait à faire. « Puissé-je voir le jour, disait-il, où Juan Diaz sera brûlé… et son âme ainsi sauvée ». — « Parole brutale, entièrement diabolique et digne de la colère éternelle ! » dit Crespin, l’ami de Juan Diaz. Mais dans ces temps d’erreur, où l’on s’imaginait qu’une fausse doctrine devait être punie comme un crime ordinaire, il est possible que ce prêtre crût, au contraire, en demandant que l’âme fût sauvée au prix du corps, avoir prononcé une parole pieuse et charitable. L’esprit humain était alors et depuis des siècles, sur ce sujet, profondément et misérablement égaré.

Malvenda et Alonzo discutèrent entre eux sur ce qu’il y avait à faire. Avant tout, dirent-ils, il faut s’enquérir en toute diligence en quel lieu, quel pays, ville ou village Juan se trouve. Malvenda fit venir un Espagnol de sa maison, qui possédait toute sa confiance, et le chargea de découvrir le lieu où ils s’imaginaient que Juan était caché. L’Espagnol, qui était un homme rusé, inventa une fable qu’il crut devoir assurer son succès et se présenta à l’un des amis de Juan, — était-ce de Senarclens, était-ce un autre ? nous l’ignorons ; — il lui dit : « Il est arrivé de la cour de l’empereur des lettres de grande importance adressées à Diaz ; s’il les reçoit, il en résultera pour lui de grands avantages ; nous vous prions instamment de nous dire quel est le lieu où nous pouvons les lui remettre ». L’ami de Diaz, qui connaissait son monde, répondit : « Nous ne savons où il est ; mais si vous avez à lui faire tenir quelques papiers, veuillez nous les remettre, nous ferons en sorte qu’ils lui parviennent sûrement.

Alonzo et Malvenda, très-désappointés en entendant cette réponse, inventèrent une nouvelle ruse dont le succès leur semblait infaillible. L’Espagnol retourna vers l’ami de Diaz et lui dit : « Il ne s’agit pas seulement de papiers, il y a maintenant à l’hôtel de la couronne un gentilhomme, grand ami de Diaz, qui lui apporte des nouvelles et des lettres de la plus haute importance ; il doit les lui remettre en personne ; veuillez venir lui parler à l’hôtellerie (*)… »

(*) La fin du chapitre manque dans le manuscrit. Nous ajoutons quelques pages sur la mort lamentable de Juan Diaz (Éditeur).

 

La ruse d’Alonzo réussit à souhait. Il eut bientôt découvert la retraite de son frère. Celui-ci, à l’approche de Charles-Quint (*), n’avait pas cru pouvoir rester à Ratisbonne, il s’était rendu à Neubourg, où il courait moins de dangers qu’à Ratisbonne, la ville étant sous la juridiction d’Othon-Henri, électeur palatin. Là il s’occupait à surveiller l’impression d’un ouvrage de Bucer (**). Sa surprise fut grande quand il vit paraître son frère dont il connaissait l’attachement pour la papauté. Les premiers jours de leur réunion se passèrent en débats pénibles. Alonzo multiplia ses efforts pour arracher son frère à l’hérésie. Il fit valoir tous les arguments qu’il jugea propres à l’ébranler. Il lui représenta la honte qui allait rejaillir sur le nom de sa famille, les périls auxquels il s’exposait, les prisons, l’exil, l’échafaud, le bûcher dont il était menacé. Juan Diaz demeura inflexible. « Je suis prêt, répondit-il, à tout souffrir pour confesser publiquement la doctrine que j’ai embrassée ». Ne pouvant effrayer son frère, Alonzo essaya de le séduire. Il lui offrit des richesses et les honneurs dont Rome eût volontiers payé la réconciliation de ses adversaires. « Suivez-moi à Rome, lui disait-il, et toutes ces choses sont à vous ». Juan fut moins sensible encore aux sollicitations de l’ambition mondaine qu’il ne l’avait été aux menaces des dangers qui pouvaient l’atteindre.

(*) « Quum Cæsar appropinquare diceretur, Neoburgum se contulerat quod oppidum est sub ditione Othonis Henrici » (Calv. Opp., XII, p. 336).

(**) Sleidan, Reform., liv. XVII.

 

Alonzo reconnu bientôt qu’il n’obtiendrait rien par de tels moyens et changea de tactique. Il feignit d’être lui-même vaincu par la foi et la générosité de son frère, il se déclara gagné à l’évangile. « Venez avec moi en Italie, lui dit-il ; là vous trouverez en grand nombre des âmes qui s’ouvrent à la connaissance de la vérité et auprès desquelles vous aurez à accomplir une grande œuvre de miséricorde. L’Allemagne possède assez d’hommes pieux pour l’instruire. L’Italie en est dépourvue. Venez-y avec moi ». Juan Diaz fut presque entraîné. Il voulut pourtant consulter ses amis. Ceux-ci le détournèrent d’une telle entreprise et conçurent des soupçons sur la sincérité de son frère. Diaz hésitait encore. Il écrivait à B. Ochino, pasteur à Ausbourg. « Je dois fermer les yeux au monde pour suivre uniquement l’appel du Christ. Qu’il soit ma lumière, mon guide, mon appui ! Je n’ai encore rien décidé. Que je doive partir ou rester, je désire ne faire que la volonté de Dieu. Ma confiance est en Christ qui me promet une heureuse issue ». Ses amis effrayés, Bucer, Senarclens, d’autres encore accoururent auprès de lui, et le dissuadèrent enfin de quitter l’asile où l’électeur palatin le couvrait de sa protection.

Alonzo, vivement contrarié, dissimula sa colère. Il conservera, disait-il, le souvenir des doux moments qu’il a passés près de son frère, il emporte en lui-même une lumière qu’il ne laissera pas éteindre, il se recommande aux prières de ce frère qui est devenu son père en Jésus-Christ ; il verse des larmes abondantes et part le 26 mai 1546. Son serviteur l’accompagnait, c’était un homme accoutumé à répandre le sang ; il avait été bourreau et il faisait métier de vendre ses services à quiconque voulait se débarrasser d’un ennemi par le fer ou par le poison. Les deux hommes se rendirent à Augsbourg, dissimulant avec soin leur présence. Le lendemain, ayant changé de costume, ils reprennent le chemin par lequel ils sont venus. Sur la route, Alonzo acheta une hache de charpentier ; il coucha dans un village non loin de Neubourg, et le 27 mars, au moment où l’aube commençait à poindre, il rentrait dans la ville avec l’homme qui le servait. Ce valet frappant à la porte de Diaz, et montrant des lettres qu’il disait apporter de la part de son frère, demanda à être admis auprès de lui. Il obtint d’entrer dans la maison malgré l’heure matinale, et monta l’escalier tandis qu’Alonzo restait en bas pour prêter main-forte en cas de besoin.

Juan, réveillé en sursaut, se lève, sort de sa chambre à demi vêtu et accueille avec bonté le messager de son frère. Celui-ci lui remet une lettre. La lumière encore pâle de l’aube pénétrait à peine dans la chambre ; Juan s’approche de la fenêtre et commence sa lecture. Alonzo exprimait à son frère les craintes que lui inspirait sa vive sollicitude pour sa personne. « Surtout, disait-il, défiez-vous de Malvenda qui n’est altéré que du sang des saints ! De loin je veille sur vous, et j’accomplis en vous donnant cet avis un devoir de piété fraternelle (*) ». Pendant que Diaz lisait, le meurtrier s’approche et s’armant de la hache qu’il cachait sous son manteau, il l’enfonce jusqu’au manche dans le crâne de l’infortuné, au-dessus de la tempe droite. Telle fut la violence du coup que la victime tomba sans proférer une parole. L’assassin la reçut dans ses bras et la posa doucement à terre, puis s’enfuit sans qu’aucun bruit n’eût trahi l’acte horrible qui venait de s’accomplir.

(*) Jules Bonnet, Récits du seizième siècle, p. 228

 

L’ami de Diaz, Senarclens, qui couchait dans sa chambre, entendit seulement les pas du meurtrier qui descendait les escaliers. Il se leva en hâte, accourut auprès de son ami et le trouva expirant. La hache était restée enfoncée dans la plaie. Juan Diaz vécut une heure encore et ne reprit point la parole. Ses mains s’étaient jointes, ses lèvres s’agitaient comme dans la prière, et ses yeux fixés au ciel montraient le but où tendait son âme.

Pendant ce temps les assassins s’enfuyaient de toute la vitesse de leurs chevaux. Vivement poursuivis, ils traversèrent Augsbourg sans s’arrêter et trouvèrent enfin un refuge à Inspruck, dans les domaines de l’archiduc Ferdinand, roi des Romains. L’Allemagne s’émut de ce crime odieux, de tous côtés on demanda le châtiment des coupables ; mais par l’intervention de l’empereur, ils échappèrent à la condamnation qu’ils avaient méritée, et même, s’il faut en croire Castro (*), l’empereur éleva le fratricide à de plus grands honneurs et à de plus hautes dignités.

(*) Castro, Spanish Protestants, p. 14.

 

 

 

6.6       Chapitre 6 : L’Évangile en Espagne (1534 à 1542)

Les doctrines de l’évangile se répandaient peu à peu en Espagne ; leurs progrès se faisaient dans le silence, mais ils n’en étaient pas moins rapides. « Tels étaient, dit le catholique Illescas dans son Historia pontifical, le nombre, le rang et l’importance des coupables, que si l’on avait différé deux ou trois mois seulement d’appliquer le remède, toute l’Espagne eût été en feu ». La Réformation eût fait le salut de ce peuple, non-seulement sous le point de vue moral et religieux, mais aussi sous celui de la prospérité et de la grandeur nationales. Malheureusement la papauté et Philippe II y eurent le dernier mot et ils en assurèrent la ruine.

Nous avons vu que l’Évangile avait été bien reçu à Séville, au sud ; il le fut aussi à Valladolid, au nord, résidence ordinaire du roi. Un homme joua à cette époque un rôle important en Espagne, par ses talents, les charges dont il fut revêtu, les missions qu’il remplit, et son caractère religieux. Il passa pour l’un des plus violents ennemis des chrétiens évangéliques ; il le fut en effet, mais finalement il devint lui-même évangélique, du moins dans les traits essentiels. C’était Barthélemy Carranza, né en 1503 à Miranda en Navarre, qui enseignait alors la théologie à Valladolid avec un grand éclat. Il avait fait ses études à l’université d’Alcala, était entré en 1520 dans l’ordre des Dominicains. Se trouvant en 1527 au collège de Saint-Grégoire de Valladolid, il y avait pris la défense d’érasme et avait été dénoncé en conséquence au saint-office. Déjà auparavant, il avait eu quelques entretiens avec un dominicain, plus âgé que lui, le professeur Michel de Saint-Martin, sur des sujets qui intéressaient la conscience. Le docteur avait trouvé que le jeune religieux limitait beaucoup le pouvoir du pape ; il l’en avait réprimandé et finalement l’avait dénoncé au saint-office le 19 novembre 1530. Mais ces deux dénonciations n’aboutirent pas ; on trouva qu’il n’y avait pas assez de preuves pour établir une accusation. Plus tard seulement elles furent reprises quand, alors archevêque, il fut mis en état d’arrestation. Carranza avait eu de bonne heure quelque attrait pour la vérité ; s’il avait vécu au milieu des lumières de l’évangile, il l’eût embrassé avec joie, mais les ténèbres romaines le retinrent et longtemps l’égarèrent. En 1534, il fut nommé professeur de théologie à Valladolid ; en 1539, il fut délégué à Rome pour y assister au chapitre général de son ordre. Il y soutint des thèses avec tant d’éclat que le pape Paul III lui permit de lire les livres défendus, et cette lecture lui profita plus tard. Il avait alors le renom d’un fervent catholique. Son opposition aux hérétiques, son teint olivâtre, et le sombre costume de son ordre lui firent donner le surnom de moine noir. Toutefois il montrait en tout un esprit supérieur qui le fit distinguer de bonne heure par Charles-Quint, et s’il était alors fortement attaché aux doctrines romaines, c’était avec sincérité, parce qu’il les croyait vraies, et il était du reste fort éloigné des petites superstitions ecclésiastiques (*).

(*) Llorente, Inquisitions, III, p. 184 à 187.

 

L’enseignement de Carranza contribua peut-être à faire aimer l’Évangile à de plus jeunes esprits dans Valladolid ; ils se montrèrent d’abord timides ; mais la mort cruelle de l’un des plus fervents chrétiens espagnols leur inspira, vers le milieu du siècle, plus de zèle et de courage. Parmi les disciples de Carranza se trouvait un fils que le marquis de Poza, nom illustré par un grand poète, avait eu de sa femme, fille du comte de Selinas, Don Domingo de Roxas. Ce jeune homme, que ses parents destinèrent à l’église, était aimable, juste, amateur de la vérité, susceptible des impressions les plus vives, doué même de courage, mais il n’avait pourtant pas cette fermeté inébranlable qui se trouve dans les caractères forts. Domingo suivait avec enthousiasme les leçons de Carranza. Celui-ci, comme le fit plus tard le concile de Trente, auquel Charles-Quint le délégua, employait en certains cas les expressions des réformateurs, tout en condamnant leurs doctrines. Il disait que l’homme, depuis sa chute, ne pouvait être justifié par les forces de la nature, qu’il l’est par Jésus-Christ ; mais il ajoutait à ces assertions des explications qui les atténuaient. « Les forces morales de l’homme sont bien diminuées, mais pas détruites, disait-il ; il peut se disposer à la justice, et la foi ne le justifie qu’autant qu’il y ajoute la charité ».

Bientôt Domingo se montra moins timide que son maître ; il laissa ce qui affaiblissait le dogme et embrassa la foi pure qui se puise dans la Parole de Dieu. Tout en entendant Carranza, il lisait Luther, Mélanchthon, et trouvait leurs doctrines plus évangéliques et plus puissantes que celles de son maître. Le professeur trembla que son disciple ne devînt hérétique et n’en suscitât d’autres. Là où Roxas voyait une bienfaisante lumière, Carranza discernait d’effrayantes lueurs. C’était en vain qu’il s’efforçait de prouver au jeune de Roxas la messe et le purgatoire ; Domingo, comprenant que la vérité était le bien de tous, la communiqua autour de lui. Il faisait circuler les écrits des réformateurs ; il en composait lui-même ; il écrivit entre autres une Explication des doctrines de la foi ; et gagna ainsi à l’évangile plusieurs habitants de Valladolid. Il rencontrait de l’opposition dans quelques membres de sa famille, mais il trouvait de l’accès chez d’autres, ainsi que dans plusieurs maisons nobles de la Castille (*).

(*) Llorente, Inquisitions, II, p. 238.

 

Un autre jeune Castillan, contemporain de Roxas, Augustin Cazalla, avait eu déjà à dix-sept ans Carranza comme confesseur et suivait, en même temps que Domingo, les leçons de ce maître illustre au collège de Saint-Grégoire à Valladolid. Son père était le directeur des finances royales et sa mère Léonore, née de Vibéro, amie des amis de l’évangile, leur ouvrait sa maison, y recueillait volontiers les fugitifs qui étaient contraints par la persécution de quitter le lieu de leur demeure ; aussi cette maison de Léonore fut-elle plus tard rasée et le fanatisme éleva sur ses ruines une pierre monumentale, qui n’a disparu que ne nos jours (*). Cazalla finit ses études à Alcala, devint chanoine de Salamanque, et prit place au premier rang des prédicateurs de l’Espagne. Les circonstances dans lesquelles il se trouvait, l’hospitalité de sa mère en particulier, le préparèrent à recevoir l’évangile ; il fut même accusé d’avoir « dogmatisé hautement dans les conventicules luthériens de Valladolid ». Il semble pourtant qu’il ne se décida publiquement pour la Parole de Dieu que quand l’empereur l’ayant nommé son prédicateur et son aumônier, il accompagna ce prince en Allemagne et eut de fréquentes conversations avec des luthériens (**).

(*) Sous la régence d’Espartero. La rue s’appelle Calle del doctor Cazalla.

(**) Llorente, II, p. 222, 223. Illescas, Historia Pontifical, II, p. 337.

 

Avant même que Cazalla se prononçât pour l’évangile, don Domingo de Roxas avait trouvé un aide puissant pour l’évangélisation de Valladolid et des environs. Un noble italien, don Carlos de Seso, né à Vérone, de l’une des premières familles du pays, s’était distingué au service de l’empereur, et avait goûté de bonne heure, à ce qu’il semble, la doctrine de la Réformation. Il se fixa en Espagne et se lia, pendant sa résidence à Valladolid, avec les chrétiens évangéliques de cette cité. Il avait un esprit cultivé, un caractère plein de noblesse, des manières distinguées et un grand zèle pour la vérité. Devenu Espagnol, il remplissait dans le pays des fonctions civiles, ce qui le mettait à même de répandre avec plus de liberté la connaissance de l’évangile. Il le fit avec zèle dans quelques villes situées à l’est de Valladolid, sur les bords du Duero, à Toro, où ce fleuve traverse les arches nombreuses d’un immense pont, et où Seso fut corregidor ; un peu plus à l’est, dans la triste et sombre Zamora, que le Cid avait reconquise sur les Maures et où se trouvaient les ruines de son palais. Puis il porta son activité dans une autre direction. Nous le trouvons annonçant l’amour de Dieu en Jésus-Christ à Valencia, au nord de Valladolid, et jusque sous les murs de sa belle cathédrale. Puis ayant épousé dona Isabelle de Castilla, nièce de l’évêque de Calahorra, et qui descendait du roi Pierre le Cruel, il se fixa à Villa Mediana et eut de grands succès dans l’évangélisation de Logrono et des riches et fertiles contrées environnantes, qu’arrosent les eaux de l’èbre. Don Carlos de Seso se distinguait par l’énergie de la foi, la vigueur de ses paroles, le dévouement de tout son être à Jésus-Christ. Il devait donner des preuves de son courage en apostrophant, au moment de sa mort, le cruel Philippe II lui-même, dont la fanatique réponse est devenue célèbre (*).

(*) Llorente, Inquisition, II, p. 235, 236, 407. Illescas, Hist. Pontific., I, p. 337.

 

Don Domingo de Roxas avait une sœur, la marquise d’Alcagnices, dont le caractère ressemblait beaucoup au sien, et qui s’attacha comme lui à Carranza, mais avec encore plus d’enthousiasme. Elle trouvait en lui un guide fidèle, pieux et désintéressé ; non pas un directeur, mais un ami chrétien, et s’attachait encore plus aux doctrines qu’il enseignait qu’au ministre lui-même. Elle avait, ainsi que son frère, de fréquentes conversations avec Carranza. Un jour Domingo parlait avec joie au docteur de la pleine justification du pécheur par la grâce de Christ ; « mais, ajoutait-il, je ne sais comment concilier cette vérité avec le purgatoire. – Ce ne serait pas un grand mal qu’il n’y eût pas de purgatoire », dit Carranza. Domingo fut étonné et répliqua en mettant en avant les décisions de l’église ; alors son maître mit fin à cette discussion en lui disant : « Vous n’êtes pas encore capable de bien entendre cette matière ». Bientôt Domingo, convaincu que la justification de l’homme est l’essence du christianisme, étant revenu sur ce sujet, Carranza lui dit qu’il ne voyait pas dans l’écriture sainte des preuves évidentes de l’existence du purgatoire (*). Ceci réjouissait fort de Roxas, qui désirait par-dessus tout voir son maître recevoir pleinement toutes les doctrines de l’évangile. Mais cela était plus difficile qu’il ne le pensait, et s’il s’efforçait timidement de les lui faire adopter, son maître l’arrêtait aussitôt. « Prenez garde, lui disait-il, vous vous laissez trop entraîner par votre talent ». Alors le disciple se retirait découragé ; Carranza se refusant à le suivre dans toutes les doctrines évangéliques, « lui inspirait la plus grande compassion ». Mais son opposition, ses refus lui donnaient aussi la plus grande tristesse ; « car, disait-il, si don Barthélemy (Carranza) recevait pleinement la vraie foi, il la ferait adopter à ma sœur, tant la marquise défère en tout à ses avis ». Plein de confiance, Roxas ajoutait : « J’espère encore voir ce changement s’opérer » ; et se laissant toujours plus entraîner par ses espérances, il s’écriait : « S’il s’opère un si grand changement dans Carranza, le roi et toute l’Espagne embrasseront cette religion (**) ».

(*) Llorente, III, p. 202, 204.

(**) Ibid., p. 203, 208

 

La foi de Carranza semblait en effet devenir toujours plus vivante, en sorte que ce n’était pas sans quelques fondements que le jeune et bouillant de Roxas faisait de beaux châteaux en Espagne. Un jour, un peu plus tard, Carranza prêchant à Valladolid pendant les semaines de la Passion, se laissa entraîner tout à coup par la vivacité de sa foi et de son amour pour le Sauveur, et parlant comme s’il voyait les cieux ouverts, comme s’il découvrait, non pas seulement l’image du Sauveur, mais le Sauveur lui-même crucifié, il proclama avec enthousiasme les fruits ineffables d’une telle contemplation pour les âmes fidèles, et exalta de toute sa force la justification des hommes par la foi vive en la passion et en la mort de Jésus-Christ. « Vraiment, dit l’évêque Pierre de Castro, qui était présent, Carranza a prêché aujourd’hui comme Philippe Mélanchthon pourrait le faire ». Cet évêque fit connaître sa façon de penser à l’illustre orateur ; celui-ci ne répondit qu’en gardant un profond silence (*). Carranza prêcha plus tard un sermon semblable à Londres, devant Philippe II, qu’il y avait accompagné, et où il poursuivit les docteurs évangéliques d’Oxford et d’autres lieux, tout en prêchant quelquefois la même doctrine qu’eux. Le fanatisme de l’unité et de l’université catholique étouffait dans son âme les cris de la foi chrétienne. L’homme nouveau, l’homme de la grâce se trouvait comprimé chez lui par l’homme farouche de la nature, dont Rome et l’inquisition avaient encore accru les cruels instincts.

Ibid., p. 198, 199

 

La marquise d’Alcagnices ne pouvait se passer de lui. La piété de Carranza répondait à ses besoins les plus intimes et son attachement à Rome lui donnait l’assurance qu’en s’attachant à sa foi, elle ne se séparait pas de l’Église. Voulant jouir de ses enseignements même quand le docteur était éloigné, la marquise se faisait faire des copies de ses ouvrages espagnols, et faisait traduire ceux qui étaient en latin. Elle employait pour cela le frère François de Tordesillas. Ce moine, qui était fort orthodoxe, était de temps en temps choqué, tout en faisant ses traductions et ses copies, par certaines phrases qui semblaient avoir un sens luthérien. Il s’en attristait fort, d’autant plus que ce n’était pas seulement pour la marquise qu’il faisait de tels travaux, mais encore pour plusieurs autres personnes, admiratrice de Carranza, comme la dame d’Alcagnices. Quel malheur s’il devenait l’agent de la contagion luthérienne ! Et pourtant il y avait tant de belles choses dans ces livres, et Carranza était un docteur si illustre ! Le moine de Tordesillas s’avisa d’un moyen pour prévenir le mal ; il mit en tête du manuscrit un avis au lecteur dans lequel il disait « qu’en lisant les ouvrages de don Barthélemy, il fallait entendre toutes les propositions qui s’y trouvaient, dans le sens catholique, et en particulier celles qui se rapportaient à la justification, qui semblaient pouvoir être interprétées en un sens opposé ; qu’ainsi on était sûr de ne tomber dans aucune erreur ; qu’il avait vu l’auteur pratiquer les bonnes œuvres, jeûnes, aumônes, prières, en sorte que lui, déclarant, était sûr que tout ce que le docteur avait écrit, l’était dans l’esprit de la religion catholique(*) ». Mais le dévot religieux avait beau faire ; la plupart des lecteurs prenaient simplement ce qu’ils lisaient dans le sens naturel. D’ailleurs l’avis au lecteur était contre-balancé par des avis plus puissants. Domingo de Roxas disait, soit aux religieuses avec lesquelles il était en rapport, en particulier celles du couvent de Bethléhem, soit à d’autres personnes qui montraient du penchant pour la piété, que les doctrines évangéliques, et il ne craignait pas de dire à plusieurs les maximes de Luther, étaient approuvées par un homme aussi vertueux et aussi savant que Carranza(**).

Llorente, Inquisition, III, p. 205, 206.

(**) Ibid., p. 208

 

Malgré les reproches que lui attiraient ses doctrines, Carranza, d’un caractère ferme et décidé, ne les rétractait pas et les affirmait au contraire en se servant d’expressions toujours plus positives. Un jour qu’il se trouvait dans le village d’Alcagnices, probablement en visite au château, il sentit le besoin de faire comprendre que rien ne pourrait le faire renoncer à la foi qui l’animait, et qu’il était même prêt, pour ne laisser aucun doute, à en faire faire acte, obligation, contrat. C’est pourquoi, et sachant que selon un proverbe populaire là où notaire a passé, on ne peut plus s’en dédire, il s’écria, en présence de Domingo de Roxas, Pierre de Sotelo, Christophe Padilla, d’autre encore, peut-être la marquise elle-même : « Je veux avoir à l’heure de ma mort un notaire qui prenne acte de la renonciation que je fais à toutes mes bonnes œuvres et à tout leur mérite. Je m’appuie sur les œuvres de Jésus-Christ, et sachant qu’il a expié mes péchés, je les regarde comme nuls (*) ».

(*) Ibid., p. 210

 

Il est étrange que Carranza, après des déclarations si évangéliques, ait été élu en Espagne, et même malgré lui, à la plus haute dignité de l’Église, la primatie. Il est vrai que Rome répara plus tard ces douceurs par de grandes rigueurs. Cet illustre docteur, ce fameux prélat, qui avait fait mettre en prison tant de chrétiens évangéliques, passa lui-même dans la prison les dix-sept dernières années de sa vie. Il exalta le pape, son gouvernement et son ministère autant et plus qu’aucun autre ; mais son crime fut d’exalter encore plus Jésus-Christ. Sa soumission à Rome recula le châtiment, elle ne l’annula pas. Valladolid même vit, dans le temps où Carranza jouissait encore de la plus grande faveur, un éclatant exemple de la peine qui frappait alors incontinent quiconque sans se soucier du pape et de son Église magnifiait Jésus-Christ.

Le jeune San Roman, converti avec tant de puissance à Brême, puis saisi après les efforts qu’il avait faits pour amener Charles-Quint à favoriser la Réforme, arrivait malade à Valladolid, dans ces moments où l’Évangile y fermentait dans les familles, dans la société, mais n’était pas encore prêché avec hardiesse comme à Séville. Il avait été longtemps et rudement traîné captif en divers pays, — on a dit même jusqu’en Afrique à la suite de l’empereur, — mais le traitement que lui firent subir les inquisiteurs de Valladolid auxquels il fut livré, dépassé fort en rigueur celui de Charles. Ils le retenaient dans un noir et horrible cachot (*) ; ils lui envoyaient sans cesse des moines méchants et ignorants, chargés de le tourmenter et de lui faire abandonner sa foi ; ils le faisaient servir souvent de spectacle, l’exposaient à la risée et au mépris du peuple, l’accablaient chaque jour de reproches et d’insultes, espérant ainsi l’effrayer, rompre la force de son esprit, et l’amener à rétracter sa foi. Mais leur attente était trompée ; ils voyaient au contraire, par une merveille qu’ils ne pouvaient comprendre, sa force, son ardeur et sa fermeté croître de jour en jour. Il réfutait les arguments des moines et il professait avec courage les doctrines qu’ils frappaient de leurs anathèmes. Le sacrifice de la messe, disaient les moines, procure ex opere operato la rémission des péchés. « Horrible abomination, disait San Roman. — La confession auriculaire, reprenaient les inquisiteurs, la satisfaction du purgatoire, l’invocation des saints… il les arrêtait et s’écriait : « Blasphème contre Dieu et profanation du sang de Jésus-Christ (**) ! » Ces moines gris, bruns et noirs, qui bourdonnaient autour de lui, comme les guêpes, et le piquaient sans cesse de leur aiguillon, étonnés de tels discours, lui demandaient ce qu’il croyait donc ; et il répondait : « Je maintiens et maintiendrai hautement et clairement jusqu’au dernier souffle, qu’il n’est aucune créature, qui par sa force, ses œuvres ou par quelque dignité propre, puisse mériter le pardon des péchés et obtenir le salut de son âme. La seule miséricorde de Dieu, l’œuvre du médiateur, qui par son sang nous a nettoyés de toute offense, voilà ce qui nous sauve ». Sa condamnation était dès lors assurée.

(*) « Detrudunt eum in locum valde tetrum, etc. » (Mém. d’Enzinas, II, p. 206).

(**) « Adversus Deum blasphemiam et sanguinis Christi profanationem » (Ibid., p. 208).

 

San Roman et avec lui un grand nombre de criminels, parurent devant la foule du peuple pour entendre leur sentence. Il fut condamné à être brûler vif comme hérétique ; mais les autres furent absous. « Ah ! dit un de ses amis,

« Dat veniam corvis, vexat censura columbas ».

« On épargne les corbeaux et on persécute les colombes ». La sentence ayant été prononcée, on mit sur la tête du chrétien une couronne de panier, sur laquelle étaient peintes plusieurs figures horribles de démons (*) ; puis on le mena au lieu du supplice.

(*) « Corona chartea in qua erant mille horribilissimorum cacodæmonum figuræ depictæ » (Ibid., p. 210).

 

San Roman marchait, entouré de la populace, qui l’accablait d’outrages « plus durs que la mort ». Arrivé au delà des faubourgs, il se trouva devant une croix de bois ; on s’arrêta et les inquisiteurs voulurent le contraindre à adorer. « Ce n’est pas le bois, répondit-il, que les chrétiens adorent, c’est Dieu. Il est présent dans mon cœur et je l’adore là en toute révérence. Passez outre ; allez droit au lieu où vous me mener ». À ces mots le peuple poussa de grands cris, et l’accabla d’injures, regardant son refus comme un crime. « C’est la croix, dirent quelques-uns, c’est la croix qui n’a pas voulu permettre qu’un hérétique l’adorât ! » Alors, s’imaginant qu’il y avait dans ce bois quelque divinité, la foule l’entoura, quelques-uns tirèrent leurs épées, coupèrent la croix en mille morceaux (*), et bien heureux s’estimait celui qui pouvait en avoir le moindre fragment, car ce bois devait les guérir de toute maladie.

(*) « Strictis gladis ad crucem, quam in mille partes dissecuerunt » (Ibid., p. 212).

 

L’escorte qui accompagnait San Roman était nombreuse. Des archers de la garde impériale l’entouraient ; de grands personnages même appartenant aux deux partis avaient voulu être témoins des derniers moments de cet homme, dont les convictions étaient si vives. Parmi eux se trouvait l’envoyé d’Angleterre. San Roman fut placé au milieu d’un grand monceau de bois, qu’on alluma aussitôt de divers côtés. Quand il commença à sentir le feu, il leva la tête (*), regardant au ciel qui allait le recevoir. Mais les inquisiteurs s’imaginèrent qu’il les appelait et voulait céder à leurs instances. « Retirez, retirez le bois, dirent-ils ; il veut se dédire de sa doctrine ! » Les brandons enflammés furent écartés, et San Roman fut mis comme en liberté, sans que le feu lui eût fait encore aucun mal. Alors portant sur les inquisiteurs un regard d’indignation : « Quelle est cette malice  qui vous pousse ? dit-il ; pourquoi portez-vous envie à ma félicité ? pourquoi voulez-vous m’arracher à la gloire véritable que j’attends (**) ? » Alors, confus et irrités, les inquisiteurs ordonnèrent qu’on le rejetât dans les flammes, qui ayant acquis alors une grande violence, le consumèrent en un instant.

(*) « Levavit caput aliquantulum » (Ibid., p. 212).

(**) « Quare me a vera gloria abstraxistis » (Ibid., p. 214).

 

Le sermon de cet auto-da-fé avait été prêché par Carranza (*). Mais il ne paraît pas qu’il eût convaincu tous ses auditeurs. Quelques-uns des archers de la garde impériale recueillir soigneusement les cendres du disciple de l’Évangile. L’envoyé d’Angleterre donna à connaître qu’il reconnaissait en lui « un vrai martyr de Jésus-Christ ». Ce personnage dut en conséquence s’abstenir pendant quelques mois de paraître à la cour (**). Les archers qui avaient recueilli les cendres furent mis en prison. En même temps les inquisiteurs s’écriaient en tout lieu que San Roman était damné, qu’il n’était pas permis de prier pour lui, et que quiconque oserait espérer son salut serait tenu pour hérétique. Ceci se passa vers 1542 (***).

(*) Llorente, Inquisitions, III, p. 188.

(**) « Legatus Angliæ qui… verum Christi martyrem agnoscebat, ad aliquot menses ex aula exulavit » (Mém. d’Enzinas, II, p. 216).

(***) Crespin, Actes des Martyrs, liv. III, p. 157, verso. Llorente dit 1540. De Castro dit (p. 41) : « That event must have happened in 1545 « or 1546 ». Crespin et M’Crie, p. 174, disent 1544. Il faut, pour déterminer la date, observer que Enzinas (II, p. 173) fait le récit tandis qu’il est lui-même prisonnier à Bruxelles et qu’il s’évada en février 1545. M. Campan met comme date 1543 ; c’est l’année où le récit fut fait. Ce récit suit ce qui concerne Pierre de Lerme, mort en août 1541. (Éditeur).

 

Le temps de la Réformation abonde en martyre ; et l’on peut se demander si le christianisme primitif qui finit quand Constantin commença, en eut un aussi grand nombre que le christianisme renouvelé du seizième siècle, surtout si l’on tient compte de la différence de durée de ces époques. Ce qui portait les martyrs des Pays-Bas, de la France, de l’Angleterre, de la Hongrie, de l’Italie, de l’Espagne et d’autres pays, à donner leur vie en paix, même avec joie, c’était la profondeur de leurs convictions, la voix sainte et souveraine de leur conscience, que la Parole de Dieu avait éclairée, purifiée, fortifiée. Il y avait dans l’âme de ces humbles héros un témoignage secret et puissant de la vérité de l’Évangile qui leur manifestait avec éclat sa grandeur, qui les pressait de lui sacrifier tout et leur donnait le courage d’obéir en sacrifiant, non-seulement les biens, les grandeurs de la terre, mais encore l’opinion, l’affection, l’estime même de ceux qu’ils aimaient le plus tendrement. Sans doute l’obéissance n’était pas toujours instantanée ; il y avait quelquefois des obstacles, des luttes, des hésitations, des délais ; il y eut même des consciences faibles qui furent vaincues ; mais partout où la conscience était droite, elle acquérait, au milieu des difficultés, toujours plus de force, et il suffisait qu’elle parlât pour qu’elle remportât la victoire. Il n’est pas question ici, on le comprend, d’une conscience que l’on se fût faite ; celle dont il s’agit était l’expression suprême du vrai, du juste, de la volonté divine, et elle se trouvait la même dans tous les climats. L’âme de ces martyrs était nette de tous préjugés, pure comme un ciel sans nuage. Ils étaient des hommes de conscience, c’est là toute l’explication du grand phénomène que la Réformation nous présente. C’était assez pour faire briser les liens opiniâtres, surmonter des résistances passionnées, braver les tortures et monter sur les bûchers. Point de concessions, point d’accord avec l’erreur. Les nobles martyrs, des premiers siècles et du seizième, ont été l’élite et la gloire de l’humanité.

La mort de San Roman ne fut pas inutile ; on vit se réaliser cet adage des premiers siècles : le sang des martyrs est la semence de l’Église. Sa foi, son renoncement au monde, son courage en présence du bûcher, sa joie à l’approche de la mort émurent profondément ceux des spectateurs dont la conscience n’était pas cautérisée. Les évangéliques de Valladolid, qui n’avaient guère manifesté leurs convictions qu’à leurs plus intimes amis, s’enhardirent ; ils exprimèrent leur sympathie pour le martyr ; le zèle et la décision succédèrent chez eux à la timidité et à la tiédeur ; ce ne fut pourtant que quelques années après qu’il se forma une Église dans Valladolid.

 

 

6.7       Chapitre 7 : Jeanne la folle (Née en 1479, morte en 1555)

Au milieu de toutes les victimes qui furent immolées en Espagne, dans les Pays-Bas et ailleurs par le fanatisme de Charles-Quint et des siens, il en est une, la plus illustre, dont un voile mystérieux a longtemps obscurci l’histoire. C’est sa mère, la fille de Ferdinand et d’Isabelle, la reine Jeanne. Le voile a été en partie levé de nos jours par des documents trouvés dans les Archives de Simancas (*), et quoique la lumière ne soit pas encore complétement faite et que peut-être elle ne doive jamais l’être, il est pourtant possible aujourd’hui d’entrevoir quelque chose du drame mystérieux qui assombrit la vie de l’infortunée princesse. Il y a peu d’histoires plus étonnantes que celle de cette femme que sa tragique destinée nous montre entourée de trois bourreaux, son père, son mari et son fils. Ces trois hommes, le roi Ferdinand, l’archiduc Philippe et l’empereur Charles-Quint, qu’elle ne cessa d’aimer et que Dieu lui avait donnés pour protecteurs, lui ont enlevé ses royaumes, l’ont jetée dans une prison, lui ont fait donner l’estrapade (**). Pour comble d’infamie, ils ont répandu le bruit qu’elle était folle. Elle a montré une intelligence remarquable, et eût, à cet égard, occupé un rang éminent parmi les princes, bien au-dessus de son père et de son mari, si ce n’est de son fils qui tint d’elle et non, certes, de son père, ses grandes capacités. Des médecins célèbres ayant été appelés par les Comuneros à examiner si cette folie prétendue existait, et ayant interrogé les officiers et domestiques qui l’entouraient, le cardinal plus tard pape Adrien, l’un de ses geôliers, rendit compte à l’empereur de cette enquête en ces mots : « Quasiment tous les officiers et serviteurs de la reine disent qu’elle a été opprimée et détenue par force dans ce château durant quatorze ans, sous prétexte de démence, tandis qu’elle a toujours été aussi saine d’esprit et aussi raisonnable qu’au moment de son mariage (***) ».

(*) Calendar of letters, dispatches and state papers, relating to negotiations between England and Spain, edited by G.-A. Bergenroth. London, Longman et C°. 1868.

(**) Premia, Dar cuerda

(***) Lettre du cardinal Adrien à l’empereur Charles-Quint du 4 septembre 1520 (Bergenroth, Calendar of lettters, etc.).

 

Le désir d’avoir en leurs mains le pouvoir suprême poussa ces trois indignes princes à en priver Jeanne et à la retenir dans une honteuse captivité. C’était à elle et non à son père Ferdinand qu’appartenait le royaume de Castille après la mort d’Isabelle. C’était à elle et non à son mari Philippe et plus tard à son fils Charles qu’appartenaient les Espagnes, Naples, la Sicile et autres domaines. Elle fut privée de tout par ces princes prévaricateurs et reçut en échange une étroite prison.

Jeanne, fille de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, naquit en 1479 et fut élevée en Espagne sous les yeux de sa mère. Bien que ce ne fût pas encore l’usage de la cour, comme au temps de Philippe II, d’assister aux auto-da-fé, aux fustigations et aux tortures des hérétiques, ces exploits du fanatisme religieux faits à l’honneur de Jésus-Christ et de sa sainte mère étaient cependant dès cette époque le sujet favori de toutes les conversations à cette dévote cour. Prison, fouet, torture, bûcher étaient les lieux communs dont on s’entretenait. Le cœur compatissant, le sens droit et tous les bons instincts de la jeune fille se révoltaient contre ces excès de la foi romaine, et l’on s’aperçut bientôt qu’il y avait en elle une opposition aux idées favorites de sa mère. Un sentiment intime se soulevait en elle contre ces supplices. La douleur d’Isabelle fut grande en voyant sa propre fille se perdre de gaieté de cœur, car n’était-ce pas à ses yeux que de douter de la sainteté des procédés de l’inquisition ? Aussi essaya-t-elle d’étouffer ces premiers germes de désobéissance. Elle ne recula devant aucun moyen pour amener Jeanne à de meilleurs sentiments. Devant aucun, disons-nous ; en effet le marquis de Dénia, geôlier en chef de la malheureuse captive, écrivait à Charles-Quint, le 26 janvier 1522 : « Si Votre Majesté voulait employer contre elle la torture, ce serait à bien des égards rendre service à Dieu et faire en même temps bonne œuvre envers la reine elle-même. Les personnes de sa disposition ont besoin de cela, et la reine, votre grand’mère, punissait et traitait sa fille la reine, notre dame souveraine, de la même façon ».

Quand Jeanne eut atteint l’âge de dix-sept ans, son père et sa mère pensèrent à la marier, et l’on comprend qu’elle s’empressât d’accepter la main de l’archiduc de Bourgogne, un des plus beaux cavaliers de son temps. Ce prince devait la conduire dans les Pays-Bas, dont il était souverain depuis 1482, et la soustraire ainsi à l’éducation de sa mère. L’empressement de Jeanne était bien naturel en pareille circonstance.

Peu après son arrivée dans les Pays-Bas, on vit se développer dans Jeanne les sentiments que la cruauté de l’inquisition avait fait naître dans son noble cœur, l’indignation contre les persécuteurs et l’amour des persécutés. Il se trouvait, on le sait, dans ces contrées des Vaudois, des Lollards, des Frères de la vie commune, animés d’une vraie vie religieuse. Elle reçut alors quelques lumières, et ses impressions contraires aux superstitions romaines se fortifièrent. La catholique Isabelle, alarmée de ce qu’on lui rapporta, envoya à Bruxelles le sous-prieur de Santa-Cruz, le moine Thomas de Matienzo, pour voir ce qui en était et arrêter le mal. La princesse, qui aimait tendrement sa mère, fut abattue en apprenant son déplaisir ; les larmes lui vinrent aux yeux ; mais elle demeura ferme. Le sous-prieur eut toute la peine possible à obtenir de Jeanne quelque réponse aux questions dont Isabelle l’avait chargé. Il était traité très-froidement, et le jour de l’Assomption, deux de ses confesseurs s’étant présentés à la princesse pour la confesser, elle s’y refusa en présence même de l’envoyé de sa mère (*). Son ancien instituteur, le frère André, fort inquiet de l’âme de son élève, la conjura de congédier certains théologiens de Paris, qui paraissent avoir été plus éclairés que la plupart des prêtres, mais que le frère André nommait des ivrognes. Il conjurait en même temps la princesse de les remplacer en prenant pour confesseur un bon moine espagnol ; mais toutes ses instances furent inutiles. Rien ne pouvait vaincre la répugnance que lui inspirait la religion romaine. Elle repoussa à plusieurs reprises ses rites ; mais elle n’avançait pas, elle n’agissait pas. Sa force était une force passive.

(*) Rapports du frère Th. De Matienzo, août 1498.

 

Le 24 février 1500, Jeanne eut un fils, qui devait être l’empereur Charles-Quint, et au milieu des présents magnifiques faits au jeune prince, brilla celui des ecclésiastiques de la Flandre qui déposèrent devant lui le Nouveau Testament, splendidement relié, et sur lequel se trouvaient inscrits en lettres d’or ces mots : Sondez les saintes Écritures.

Isabelle était vivement angoissée en voyant se fille s’éloigner ainsi de l’orthodoxie espagnole. Ce n’était pas une révolte complète ; Jeanne ne professait pas hautement toutes les doctrines appelées en Espagne hérétiques. Mais la reine avait fait brûler des centaines de ses sujets pour de moindres oppositions que celles de la princesse. L’amour d’Isabelle pour la Vierge irait-il jusqu’à lui immoler sa fille ? L’eût-elle voulu, ce n’était pas facile ; Jeanne, femme d’un prince étranger, était émancipée de la domination maternelle ; d’ailleurs on peut bien croire qu’Isabelle ne se fût pas décidée à commettre un pareil crime. Et pourtant permettra-t-elle qu’une hérétique monte sur le trône de Castille ? Exposera-t-elle l’inquisition, cette institution qui lui est si chère, à se voir supprimée par la princesse qui doit lui succéder ? Jamais. Tout ce qui était en elle se révoltait à une telle pensée. Le parti prêtre voyait avec joie ces scrupules de la reine et s’efforçait de les augmenter. Le roi Ferdinand lui-même, père de Jeanne, mais père dont le cœur n’était pas tendre, sentait qu’il était de son intérêt d’aigrir toujours plus l’esprit de la mère.

Dès l’an 1502, le plan d’Isabelle fut formé. Elle éloignera l’hérétique Jeanne du trône qui lui appartient après sa propre mort. Les Cortès s’étant réunies à Tolède en 1502, à Madrid et Alcala de Hénarès en 1503, la reine leur fit présenter un projet de loi, en vertu duquel le gouvernement de la Castille appartiendrait après sa mort à Ferdinand, dans le cas où Jeanne serait absente, ne voudrait pas ou ne pourrait pas exercer elle-même les droits qui lui appartenaient. Les Cortès votèrent cette détermination, et Isabelle la consigna dans son testament, en exprimant les conditions qu’elle y avait d’abord mises. Le pape la confirma. Ainsi Jeanne était écartée du trône qui lui appartenait, à cause de son opposition à l’inquisition et aux autres usages romains ; mais Isabelle se gardait de le dire, comprenant le danger d’un tel aveu. Les prêtres et le saint-office étaient généralement détestés ; il fallait se garder de dire qu’ils étaient la cause de l’exclusion de Jeanne ; cela eût rallié autour d’elle la majorité de la nation. Il fallait pourtant trouver un prétexte. On dira qu’elle est folle. Ce n’est d’ailleurs que la vérité, pensaient les prêtres ; peut-on, sans être fou, repousser Rome et ses décrets, et mettre à la place on ne sait quelles doctrines insensées ?

En 1504, Isabelle mourut. Ferdinand annonça publiquement au peuple assemblé devant le palais de Médina del Campo, que bien que la couronne appartint à sa fille, il continuerait à gouverner pendant toute sa vie. Jeanne et Philippe, son mari, étaient encore dans les Pays-Bas ; il semble que la première prit avec douceur ce vol de sa couronne par son père ; mais il n’en fut pas de même de son mari. Philippe protesta énergiquement contre cet acte de spoliation. « Ferdinand, dit-il, a répandu le bruit mensonger de la folie de sa fille et d’autres absurdités semblables, uniquement afin d’avoir un prétexte pour s’emparer de sa couronne (*). » On a dit généralement que c’était la mère de Philippe qui avait rendu folle sa veuve. Mais ce bruit, on le voit, était déjà répandu quand elle avait, sans contredit, le plein usage de sa raison. On a vu de quelle source il venait et l’intérêt que son père avait à l’accréditer.

(*) Instructions de l’archiduc Philippe à Jean Heidin.

 

En 1506 Philippe, accompagné de Jeanne, arriva en Espagne pour enlever à son profit à son beau-père le pouvoir qu’il avait usurpé. La majorité du peuple se prononça bientôt en faveur de Jeanne ; et Ferdinand, saisi d’un accès de colère, allait se rendre vers son gendre avec capa y spada, dans l’intention de lui plonger son épée dans le sein. Mais il vit bientôt se former un parti toujours plus nombreux, qui avait à sa tête le connétable de Castille, et qui mettant de côté Philippe et Ferdinand, se proposait de porter sur le trône la reine légitime. Ferdinand en fut troublé ; il se voyait deux rivaux, son gendre et sa fille. Il comprit que Jeanne, infante et héritière légitime, aurait facilement tous les cœurs de la nation. Philippe, étranger, usurpateur, serait difficilement agréé. Il résolut donc de s’allier avec lui contre sa propre fille. Il lui donna rendez-vous à Villafafila pour le 26 juin (1506). Le roi s’appliqua à se donner un air bon enfant. Il ne prit qu’un petit nombre de serviteurs, s’habilla simplement, monta sur un âne, et arriva ainsi près de son gendre, sans armes, avec l’air d’un brave gentilhomme de campagne, un sourire aimable sur les lèvres, et en disant qu’il venait « l’amour dans le cœur et la paix dans les mains ». Philippe le reçut entouré d’un nombre considérable de grands des Pays-Bas et d’Espagne et de nombreux hommes d’armes, et lui-même, qu’on a surnommé le Beau, était dans l’éclat de la jeunesse et de la force. Ferdinand étant descendu de son âne et ayant salué son gendre, le pria de le suivre seul dans l’église. Il fut interdit à tous les gens de leur suite d’accompagner les deux princes, et des gardes furent placés à l’entrée pour empêcher que personne ne se glissât dans le temple. Ce fut là, au pied d’un autel, que ces deux prévaricateurs allaient conjurer la perte, la spoliation et l’on pourrait presque dire la mort de leur innocente victime, fille de l’un, épouse de l’autre. Pauvre femme ! L’entretien commença. Les sentiments pouvaient quelquefois entrevoir les deux princes, même entendre leurs voix, mais ils ne pouvaient comprendre leurs paroles. Ferdinand parlait beaucoup et avec chaleur, Philippe ne faisait que de courtes réponses et paraissait parfois embarrassé. Le beau-père exposait à son gendre que Jeanne allait être portée par le peuple sur son trône et les en priverait l’un et l’autre ; qu’ils devaient s’engager à réunir tous leurs efforts pour l’exclure ; qu’on donnerait pour motif qu’elle était incapable de régner, à cause de « sa maladie », que les convenances ne permettaient pas de la désigner. Il est évident qu’il s’agissait de la prétendue folie. Philippe, qui connaissait Jeanne, vivant avec elle, qui avait protesté contre cette accusation mensongère, se rendit-il aussitôt ? on l’ignore. Quoi qu’il en soit, Ferdinand qui n’avait pas vu depuis longtemps sa fille parvint à faire adopter ce prétexte à son gendre. Il paraît même qu’il fut déjà question d’enfermer la reine (*). Si Ferdinand sacrifiait sa fille, il ne se faisait pas scrupule de tromper son gendre. Il fut convenu entre les deux conspirateurs que le gouvernement de la Castille appartiendrait à Philippe, et dans l’acte signé le même jour on allégua que Jeanne se refusait elle-même à l’accepter. Cependant les courtisans attendaient toujours les deux princes, et les gardes ayant fait connaître l’animation et l’éloquence apparente du beau-père, on s’attendait à le voir sortir triomphant ; aussi l’étonnement fut-il grand quand on apprit qu’il avait tout cédé à son gendre. Ainsi la folie de Jeanne, inventée dans l’intérêt de Rome, fut confirmée par son père, son mari et plus tard par son fils Charles-Quint dans leur propre intérêt, et afin de la dépouiller de la couronne des Espagne, de Naples, de Sicile et de ses autres États.

(*) Instruction del rey don Fernando. Papiers d’État de Granvelle, 19 juillet 1506.

 

Mais que penser de la concession de Ferdinand ? C’était un jeu. Son âne, sa modique suite, son arrivée simple et sans armes n’avaient été qu’une comédie, dont le but était de pouvoir prétendre qu’il était tombé dans les mains de son gendre et que celui-ci l’avait contraint à signer l’accord. Il fit aussitôt une protestation secrète, dans laquelle il déclarait que Jeanne était retenue prisonnière par Philippe sous de faux prétextes, et qu’il regardait comme son devoir de la délivrer et de la mettre sur le trône. Il partit pour Naples, déléguant comme son représentant près de Philippe son bien-aimé messer Louis Ferrer, qui jouissait de toute sa confiance, en lui recommandant de prendre soin de ses intérêts. À peine était-il parti que Philippe, après un mal de trois ou quatre jours, mourut. Le bruit général fut qu’il avait été empoisonné. Quelques personnes déclarèrent savoir qu’il avait reçu un bocado. Mais on craignait le scandale d’un procès ; l’affaire fut étouffée. Le coupable Ferdinand restait maître de la situation. Jeanne avait été tenue enfermée par son mari, aussitôt après l’entrevue de Villafafila. Ferrer s’empara d’elle aussitôt après la mort de Philippe. Des princes, Henri VII d’Angleterre en particulier, aspirant à la main de cette veuve héritière de plusieurs royaumes, Ferdinand se hâta d’écrire partout qu’à « son grand chagrin » sa fille ne pouvait penser à un autre mariage, ce qui propagea peu à peu la fable de sa folie.

Il fut décidé de conduire la reine de Burgos, où elle se trouvait, à Tordesillas, où on voulait la tenir enfermée. Philippe était mort à Burgos et son corps devait être transporté à Grenade pour y être déposé dans le lieu de sépulture des rois. C’était un voyage du nord au midi de l’Espagne, et Tordesillas était sur le chemin. On eut la pensée de faire partir en même temps la reine et le corps de son mari. Ils auraient eu ainsi une seule et même escorte. On a pensé qu’il pouvait y avoir eu pour cela des raisons financières. De nos jours, a-t-on dit, on n’aurait pas l’idée de faire de telles épargnes ; mais alors le manque d’argent se représentait sans cesse et l’on put être fort content d’épargner un millier de scudos (*). Cette supposition est admissible, mais il y avait d’autres motifs. Le voyage se fit lentement. À deux ou trois reprises, on transporta la reine de nuit, d’un lieu à un autre. Mais que le voyage de Burgos à Tordesillas se fit de nuit ou de jour, peu importe. C’était en tout cas un étrange spectacle que celui de ce grand char funèbre, cette pompe sinistre, ce lugubre convoi, après lequel arrivaient les voitures d’une reine prisonnière, sur laquelle couraient déjà les bruits les plus extraordinaires. On a prétendu que la mort de Philippe égara la raison de Jeanne ; on a dit qu’elle avait une telle affection pour son mari qu’elle voulait toujours avoir son corps près d’elle, comme s’il eût été plein de vie, qu’elle était même jalouse de son mari mort et ne permettait pas que ses femmes s’approchassent de son cadavre (**). Le bruit se répandit que la reine ne voulant pas se séparer de ce corps inanimé, épiant le moment où il reviendrait à la vie, n’avait pas voulu s’en séparer, et ce voyage a été allégué comme une preuve irréfutable de sa folie. Mais les faits démentent ces allégations. La tombe n’étant pas encore prête à Grenade, le corps de Philippe resta plusieurs années à Tordesillas dans le couvent de Santa Clara, et la reine n’alla pas le voir une seule fois, et n’en exprima jamais le désir. Elle parlait de Philippe comme toute femme fidèle parle de son mari mort. Sa tendresse excessive pour Philippe, qui s’était indignement conduit à son égard, sa résolution de ne jamais se séparer de son cadavre, est une fable de l’histoire moderne, inventée par ceux qui étaient décidés à la dépouiller de ses droits à se mettre à sa place.

(*) Voir l’intéressante relation de ces événements intitulée : L’Empereur Charles-Quint et sa mère Jeanne, dans la Historische Zeitschrift du professeur Sybel, vol. 20. Munich, 1868, p. 244.

(**) Robertson, Hist. de Charles-Quint, liv. I

 

Jeanne arriva à Tordesillas sous la garde de Ferrer, que l’on croyait avoir empoisonné son mari. Ce palais était une laide maison, située dans un pays aride ; on y brûlait en été et on y gelait en hiver. Jeanne y fut renfermée dans une chambre étroite, sans fenêtres, éclairée seulement par une chandelle, et dont on ne lui permettait pas de sortir pour se promener quelques moments, ce qu’on accorde aux meurtriers, pas même dans un corridor qui avait vue sur la rivière. Elle était là, sans argent, entourée de deux mégères chargées de la garder et ne pouvant communiquer à l’extérieur.

La mère de Charles-Quint continua à montrer dans la prison de Tordesillas son aversion pour les cérémonies romaines. Elle se refusa à entendre la messe ; et la grande affaire de ses gardiens était de la faire consentir à y assister. Le cruel marquis de Dénia, comte de Lerme, qui remplaça Ferrer, s’efforçait de contraindre la reine à des pratiques qu’elle abhorrait. « Il n’y a pas de jour, écrivait-il, que nous ne nous occupions de l’affaire de la messe (*) ». Enfin la reine consentit à y assister, au bout du corridor, soit par crainte de la corde, dont elle connaissait les douleurs, soit peut-être pour ne pas se séparer de la religion de l’Espagne, dont elle espérait toujours être reconnue reine ; mais quand on lui apporta la paix, la patène que le prêtre donne à baiser aux principales personnes, elle s’y refusa et commanda qu’on la présentât à l’infante sa fille, qu’on n’avait pas encore éloignée d’elle.

(*) Lettre du marquis de Dénia, du 3 juillet 1518.

 

À Noël 1521, on chantait matines dans la chapelle que l’on avait établie au bout du corridor ; l’infante y assistait seule. Tout à coup Jeanne parut, vêtue misérablement pour une reine. Non-seulement elle n’assiste pas au culte romain, mais elle ne veut pas que sa fille y assiste. Elle interrompt le service, ordonne d’une voix retentissante qu’on enlève l’autel et tout ce qui sert aux cérémonies du culte, puis saisissant sa fille elle l’entraîne loin de ces lieux. Rien ne peut alors la fléchir ; elle refuse décidément d’assister à la messe ou à d’autres services catholiques. C’est en vain que le marquis de Dénia la conjure de suivre les pratiques romaines ; elle ne veut pas en entendre parler. « En vérité, écrit le marquis à Charles-Quint, si Votre Majesté voulait lui appliquer la torture (premia) ce serait rendre service à Dieu et à Son Altesse (*) ».

(*) Le marquis de Dénia à l’Empereur, en date du 25 janvier1522.

 

La mère de Charles-Quint éprouvait la plus intense tristesse du traitement auquel elle était soumise. Il y avait dans ses jours une source inépuisable de douleurs. De souffrance en souffrance elle traversait la vie. Tout son désir était de sortir de cette horrible prison, et elle montrait beaucoup de bon sens, d’ardeur et de persévérance pour y parvenir. Elle suppliait le marquis de Dénia de lui permettre de quitter Tordesillas, au moins pour quelque temps. Elle désirait se rendre à Valladolid. Elle alléguait le mauvais air qu’elle respirait, des douleurs névralgiques dont elle souffrait. Sa santé exigeait un changement d’air, et qu’elle fît au moins un voyage. Profondément émue, elle émouvait son barbare geôlier lui-même. La pitié attendrit un moment ce cœur de pierre. « Ses paroles sont si touchantes, écrivait Dénia à l’empereur, qu’il devient difficile à la marquise et à moi de lui résister. Il m’est impossible de laisser personne s’approcher d’elle, car il n’y a pas un homme au monde qu’elle ne persuadât. Ses plaintes font naître en moi une compassion profonde, et ses discours pourraient attendrir des pierres(*) ». Ce n’est pas ainsi que Dénia eût écrit à Charles-Quint s’il eût parlé d’une folle ; aussi lui demandait-il de détruire ses lettres. Quelquefois elle se taisait, et l’on sait que la douleur qui se tait n’en est que plus funeste à celui qui l’éprouve. D’autres fois son angoisse éclatait. Un jour (avril 1525) elle arriva jusqu’au corridor, et le remplit de ses soupirs, de ses gémissements, en versant d’abondantes larmes. Dénia ordonna aussitôt qu’on la fit mettre dans son étroite chambre, pour qu’on ne l’entendit pas (**). En même temps il écrivit à Charles-Quint : « J’ai toujours pensé que dans l’état d’indisposition où se trouve son Altesse, rien ne lui ferait plus de bien que quelque torture, et puis après cela que quelque bon et loyal serviteur de Votre Majesté lui parle. Il est nécessaire de voir si elle ne veut pas faire quelques progrès dans les choses que Votre Majesté désire ». Ces choses, c’étaient la confession, la messe et autres rites romains.

(*) « Mover piedras »

(**) Lettre du marquis de Dénia, du 25 mai 1525.

 

En 1530, le marquis désespère de voir la reine se confesser. « Je ne puis croire, écrit-il, qu’une si bonne chose puisse avoir lieu. Cependant je ferai toutes diligences nécessaires ».

Les officiers de Charles-Quint et les moines qui n’avaient cessé de travailler à la conversion de Jeanne au romanisme, se multiplièrent à l’approche de sa mort. Elle résista à leurs ardentes sollicitations de recevoir les rites, les signes de la papauté, et l’on entendit les cris qu’elle poussait pendant qu’on la tourmentait. Elle ne voulut ni confession ni extrême-onction.

Jeanne avait-elle connu la Réformation et les écrits des réformateurs, les doctrines professées par eux ? On en a douté ; il semble bien peu probable qu’elle les ait ignorés. Jeanne était luthérienne, dit l’un des savants qui ont le mieux étudié ce sujet (*). Cette expression est peut-être trop précise. Mais les doctrines évangéliques pénétraient partout, et elles ont dû arriver jusqu’au fond de la prison de Jeanne ; on a dit que Luther avait alors plus d’adhérents en Espagne qu’en Allemagne même (**). Les gardiens de la prison ont empêché peut-être que les écrits évangéliques parvinssent jusqu’à elle. Il est toutefois une lumière qu’aucune main d’homme ne peut intercepter. Le théologien de Soto, célèbre par ses connaissances et même sa piété, arriva jusqu’à elle le matin de sa mort ; et il paraît l’avoir trouvée chrétienne, mais non catholique-romaine. Il dit : Béni soit le Seigneur, son Altesse m’a dit des choses qui m’ont consolé ». Voilà la chrétienne. Il ajoute : « Toutefois elle n’est pas disposée au sacrement de l’eucharistie ». Voilà la femme éclairée qui rejette les rites de Rome. « Elle recommanda son âme à Dieu, disait la petite-fille de la reine, la princesse Jeanne ; et lui rendit grâce de ce qu’il la délivrait enfin de toutes ses douleurs. » Ses dernières paroles furent : Jésus-Christ crucifié, sois avec moi (***). Et elle rendit l’esprit le 12 avril 1555, entre cinq et six heures du matin.

(*) « Johanna war eine Lutheranerin » (Sybel, Histor, Zeitschrift, XX, p. 262).

(**) Ibid., en s’appuyant sur les instructions pour le duc d’Albe des 12, 13, 14 avril 1521 (Arch. De Simancas).

(***) Sandoval, évêque de Pampelume, Hist. de Charles-Quint. Valladolid, 1604.

 

Ainsi mourut la mère de Charles-Quint, à l’âge de soixante-seize ans, après avoir été tenue en prison à diverses reprises par son mari Philippe d’Autriche, dix ans par son père Ferdinand le Catholique, et trente-neuf ans par son fils l’empereur Charles-Quint, unique exemple des plus grandes infortunes, et dont la noire destinée dépasse tout ce que l’antiquité raconte. L’héritière de tant de royaume illustres, traitée comme la plus misérable des femmes, était dans sa dernière année strictement renfermée dans son cachot, couchée dans des ordures que l’on ne nettoyait jamais, couverte de tumeurs inflammatoires, accablée, angoissée;  et seule dans sa chambre, des images étranges, effrayantes, étaient quelquefois produites dans son cerveau par l’isolement, par la tristesse, par la peur. Mais victime du plus sombre fanatisme qui se soit jamais rencontré sur la terre, elle était consolée au milieu de toutes ces horreurs (ses dernières paroles l’attestent), par le Dieu qu’elle avait dans le ciel.

Il est temps que la postérité lui rende la compassion et l’honneur qui lui appartiennent.

 

 

 

 

7         LIVRE XV : Angleterre

 

7.1       Chapitre 1 : Les trois partis qui divisent l’Angleterre (1536-1540)

Il y avait en 1536 trois partis distincts en Angleterre, les papistes, les évangéliques et les catholiques anglicans qui clochaient des deux côtés. Lequel des trois l’emporterait ? Telle était la question.

La Réformation était née en Angleterre de la puissance de la Parole de Dieu, et n’y rencontrait pas les obstacles que lui opposèrent en France un clergé puissant et des princes ennemis de la foi et de la morale évangéliques ; les évêques anglais, affaiblis par diverses circonstances, ne pouvaient résister à une attaque énergique, et le prince était l’extravagant Henri, comme l’avait nommé Luther (*) ; ses bizarreries ouvraient à la liberté religieuses des portes dont la Réforme devait profiter. Aussi l’Angleterre qui plus longtemps que la France était restée rude et ignorante, fut éclairée de bonne heure par la Réforme, et ce peuple réveillé par l’Évangile produisit dès le seizième siècle des chefs d’œuvre, que la France, plus civilisée, dut plus longtemps attendre. Shakespeare naquit en 1563, une année avant la mort de Calvin. La Réformation donna à l’Angleterre un siècle d’avance sur le reste de l’Europe. Cependant le triomphe final de la Réforme n’arriva pas sans beaucoup de luttes, et les deux adversaires se prirent plus d’une fois corps à corps, avant que l’on terrassât l’autre.

(*) « Der tolle Heinze » (Luther, Contra Henricum regem Angliæ).

 

Il se passa vers le milieu d’octobre 1537 un événement qui fut d’une haute importance pour le triomphe de l’Évangile. Une grande joie remplit alors le palais des Tudors et toute l’Angleterre. La reine Jeanne Seymour donna le 12 octobre à Henri VIII ce fils qu’il avait tant désiré. Des lettres écrites à l’avance au nom de la reine l’annoncèrent en tous lieux, et les félicitations arrivèrent de toutes parts. On appelait cette naissance « la plus joyeuse nouvelle qui depuis bien des années eût été annoncée à l’Angleterre ». Et l’évêque Latimer écrivait : « Il y a autant d’allégresse dans ces contrées pour la naissance d’un prince, qu’il y en eut jadis pour la naissance de Jean-Baptiste parmi les parents et les voisins de son père et de sa mère (Luc 1:58) ». Princeps natus ad imperium, s’écriaient ces politiques. « Que Dieu lui donne une longue vie et beaucoup d’honneurs ! » écrivait-on du continent. Henri tenait à ce que l’on crût à cet avenir. « Notre prince, mandait Cromwell aux ambassadeurs d’Angleterre, est, Dieu soit béni, en bonne santé, et prend le lait de sa nourrice comme un enfant aussi puissant peut le faire. Vous pouvez le dire (*) ». Il était d’autant lus important de le dire que l’on prétendait tout le contraire ; quelques-uns même assuraient que l’enfant était mort. Henri, craignant que l’on n’attentât à sa vie, défendit que nul ne s’approchât du berceau sans un ordre signé de sa main ; tout ce que l’on introduisait dans la chambre de l’enfant devait être parfumé, et l’on prit des mesures contre le poison. On nomma l’enfant Édouard ; l’archevêque Cranmer le baptisa et fut l’un de ses parrains. Le roi le fit à l’âge de six ans prince de Galles et duc de Cornouailles. Son oncle maternel, Sir Édouard Seymour, fut créé comte de Hertford. Que n’eût pas fait Henri ! On prétendait qu’un sort avait été jeté sur lui, pour l’empêcher d’avoir un enfant mâle ; et voilà qu’il avait un héritier, en dépit du sort. Sa dynastie était affermie. Henri VIII devenait plus puisant au dedans, plus respecté au dehors.

(*) State Papers, vol. I, p. 570, 571 ; VII, p. 715 ; VIII, p. 1.

 

Cette grande joie fut suivie d’un grand deuil. La reine prit froid, les femmes qui l’entouraient lui laissant faire des imprudences (*) ; elle fut saisie  de vives douleurs. Elle fut très-mal pendant toute la nuit du 23 octobre et mourut dans la journée du 24.

(*) « Which suffered her to take great cold and to eat things that her fantazie in sykness called for » (State Papers, VIII, p. 1). L’idée qu’il y eut une opération césarienne et que la mère fut sacrifiée à l’enfant, paraît avoir été inventée par le parti romain.

 

Que ferait Henri ? Il n’avait pas le cœur tendre. Loin de repousser l’idée d’un nouveau mariage, il donna l’ordre, comme nous le voyons dans une lettre écrite le jour même de la mort de la reine, d’inviter ses ambassadeurs l’évêque de Winchester et lord W Howard, à lui en chercher une autre. Cromwell leur en signala deux parmi le reste, Marguerite, fille de François Ier, plus tard duchesse de Savoie, et Marie de Guise, veuve du duc de Longueville, qui fut la mère de Marie Stuart. « Sa Majesté », écrit le secrétaire d’État dans un moment où le corps de la reine défunte avait encore un reste de chaleur, « Sa Majesté désire que vous déployiez dans cette affaire toute la circonspection et la diligence qu’elle peut attendre de vous (*) ».

(*) « In then searching out of whiche matter, his majeste desirethe you both, to exhibite that circumspection and diligence, etc. » (Ibid., p. 2).

 

Voilà l’extrême deuil dont mon âme est atteinte !…

D’autres agents encore se mirent à l’œuvre. Hutton (*) envoyé dans les Pays-Bas présenta à lui seul plusieurs épouses au roi ; il pouvait choisir ; il y avait une fille du sire de Brederode, âgée de quatorze ans ; la veuve du comte d’Egmont, de quarante ans, mais qui ne les portait pas ; la princesse de Clèves, mais dont il n’y avait pas grande louange à faire en fait d’esprit et de beauté ; la jeune veuve du duc de Milan, Christine de Danemark, nièce de l’empereur, que l’on disait être fort belle, d’une conversation agréable et d’un port remarquable. Le roi s’arrêta à cette dernière alliance, qui le réconciliait avec l’empereur. On ne pensa pendant quelque temps qu’à faire des mariages dans cette direction. La princesse Marie épousait Louis de Portugal, Élisabeth un fils du roi des Romains et Édouard serait fiancé à une fille de l’empereur.

(*) Ibid., p. 5, 6

 

La naissance du jeune prince avait toutefois une autre signification. Les espérances des partisans de la catholique Marie s’évanouissaient, et la pensée que le jeune prince était filleul de l’archevêque réjouissait les amis de la Réformation. Plusieurs circonstances contribuaient à les encourager. Ils voyaient se former des liens inattendus entre les évangéliques de l’Angleterre et ceux de la Suisse, et le pur Évangile, professé par ces derniers, commençait à exercer une certaine influence sur la Grande-Bretagne. Édouard devait pendant son règne si court, accomplir les meilleures espérances que sa naissance avait fait naître, et l’on voyait déjà se préparer le triomphe auquel son règne semblait destiné.

Simon Grynée, ami d’Érasme et de Mélanchthon, professeur à l’université de Bâle, était entré en rapport, dès 1531, avec Henri VIII et Cranmer (*). Plus tard, Cranmer et Bullinger, successeur de Zwingle à Zurich, avaient aussi appris à se connaître, et dès 1536 de jeunes Anglais, de bonne famille, s’étaient rendus à Zurich, pour s’y abreuver à la source abondante de science et de vie chrétiennes qui y jaillissait. Ils demeuraient soit chez Pellican, soit chez Bullinger même. C’étaient John Butler qui avait en Angleterre un riche patrimoine, esprit sagace et chrétien persévérant dans la prière ; Nicolas Partridge, du Kent, homme d’un caractère actif et dévoué ; Barthélemy Traheron, qui déjà à Oxford en 1527 et 1528 s’était prononcé pour la Réformation et avait été persécuté par le docteur Loudon ; Nicolas Éliot, qui avait étudié les lois de l’Angleterre et remplit plus tard des fonctions publiques ; d’autres encore (**). Bullinger s’attacha fort à ces jeunes Anglais ; il les dirigeait dans leurs études et, outre son enseignement public, il leur expliquait chez lui le prophète Ésaïe.

(*) Voir sa lettre à Henri VIII, Original Letters, II, p. 554.

(**) Original letters, p. 621, 316, 608, 225, 226.

 

Il était alors fort question à Zurich d’un jeune théologien français, qui se fixait à Genève, et qui avait publié une exposition profonde et éloquente des doctrines du christianisme, Calvin. Les jeunes Anglais brûlaient de faire sa connaissance. Butler, Partridge, Éliot et Traheron partirent pour Genève en novembre 1537, avec des lettres de recommandation de Bullinger pour ce réformateur. Celui-ci les reçut avec une grande bienveillance. C’est plus que de la courtoisie ordinaire, écrivirent-ils à Bullinger (*). Ils furent ravis de sa personne, de sa conversation à la fois si simple et si féconde. Il y avait en lui un charme qui les ramenait sans cesse près de lui ; le maître enseignait bien, les disciples écoutaient bien. Calvin était alors grandement affligé. Caroli lui causait beaucoup d’ennui, et la persécution venait d’éclater à Nisme (**). Les quatre Anglais appelés ailleurs s’éloignèrent profondément attristés par une séparation douloureuse. Une lettre qu’ils lui écrivirent peut après est la première parole adressée par l’Angleterre au réformateur de Genève, la voici :

(*) « More than common courtesy » (Ibid., p. 623).

(**) Lettre de Genève aux ministres de Zurich, 13 novembre 1537. Calv. Opp., Christ, p. 129.

 

« Nous vous souhaitons la joie véritable qui est en Jésus-Christ. Oh ! puissions-nous avoir à l’avenir autant de bonheur que notre éloignement de vous nous a causé de tristesse ! Car, quoique notre absence, comme nous l’espérons, ne doive pas être longue, nous nous affligeons d’être privés, ne fût-ce que quelques heures, d’une si grande douceur de caractère et d’une conversation si délicieuse que la vôtre (*). Ne croyez pas que nous ressemblions à ces mouches, qui fourmillent partout en été, mais disparaissent à l’approche de l’hiver. Ah, ! si nous avions pu vous être en aide à quelque égard, il n’y a ni plaisir, ni péril qui nous eussent éloignés de vous ; mais alléger le tourment que vous causent certains caractères déréglés est fort au-dessus de notre pouvoir. Vous avez avec vous un ami, — Jésus-Christ, — qui dissipera facilement par les rayons consolateurs de son Esprit tous les nuages qui peuvent obscurcir votre âme. Il vous donnera sa paix, qui est pleine de joie, et vous fera triompher avec gloire de vos adversaires. Nous vous écrivons ces lignes, ô très-aimable et très-savant maître Calvin, pour vous donner un témoignage de notre respect. Nos compatriotes vous envoient d’abondantes salutations. Adieu, ô très-cher ami ».

(*) « So much suavity of disposition and delightful conversation » (Orig. Letters, I, p. 621)

 

L’Angleterre rendait alors justice au caractère du réformateur de Genève.

On avait aussi beaucoup d’admiration pour Bullinger : « Nous serons entièrement à vous, lui écrivaient les quatre Anglais, aussi longtemps que nous serons à nous-mêmes ». Les écrits du docteur de Zurich étaient beaucoup lus en Angleterre et y répandaient l’esprit évangélique. « Avec quelle avidité, quelle admiration, tous saisissent et lisent vos commentaires ! lui écrivait Éliot. Omettant d’autres innombrables arguments, je citerai pour le prouver un seul fait, savoir que les libraires qui les publient et qui étaient auparavant aussi pauvres qu’Irus et que Codrus, deviennent presque aussitôt par leur vente presque aussi riches que Crésus (*). Publiez promptement toutes vos œuvres, et non-seulement vous remplirez ainsi les coffres de vos éditeurs, mais vous gagnerez beaucoup d’âmes à Christ, et ornerez son Église des joyaux les plus précieux ».

(*) « From being more destitute than Irus and Codrus » (Orig. Letters, p. 620). Irus, mendiant d’Ithaque. Codrus, mauvais poète du temps de Domitien.

 

La nouvelle que le puissant roi d’Angleterre s’était séparé du pape, remplissait d’espérance les théologiens suisses, et ils s’efforçaient à l’envi de précipiter sa marche vers la vérité. Bullinger composa deux ouvrages en latin, qu’il dédia à Henri VIII ; le premier sur l’autorité, la certitude, la fermeté et la perfection absolue de la sainte Écriture ; le second sur l’institution et la fonction des évêques. Il en remit à Partridge et à Éliot des exemplaires destinés au roi, à Cranmer et à Cromwell. Les deux jeunes Anglais se rendirent d’abord vers l’archevêque et lui remirent les volumes destinés au roi et à lui-même. L’archevêque consentit à présenter cet écrit au prince, mais après qu’il l’aurait lu et à condition qu’Éliot et Partridge fussent présents, afin de répondre aux questions du roi. Se rendant ensuite vers Cromwell, ils lui donnèrent l’exemplaire qui lui était destiné, et le vice-gérant plus prompt que l’archevêque, le montra le même jour à Henri VIII, auquel Cranmer se hâta alors de présenter son propre exemplaire. Le roi manifesta le désir que cet ouvrage fût traduit en anglais. « Vos livres sont merveilleusement reçus, écrivait Éliot à Bullinger, non-seulement par notre roi, mais aussi par lord Cromwell, vice-gérant de l’Église d’Angleterre (*) ».

(*) Orig. Letters, p. 611, 618

 

D’autres docteurs du continent qui avaient les mêmes sentiments que les Suisses, dédiaient aussi des écrits théologiques soit au roi, soit à Cranmer. Capiton, alors à Strasbourg, dédiait à Henri VIII un livre où il traitait entre autres sujets de la messe (de missa, etc). Le roi, selon sa coutume, le remit successivement à deux personnes des deux partis contraires, pour avoir leur avis ; il examina ensuite leur opinion et déclara la sienne. Cranmer écrivait à Capiton que le roi n’avait pu digérer son morceau sur la messe (*), tout en en approuvant d’autres. Bucer, collègue de Capiton, ayant composé un commentaire sur l’épître aux Romains, le dédia à Cranmer et lui écrivit : « Ce n’est pas assez d’avoir secoué le joug du pape, si nous nous refusons à prendre sur nous le joug de Christ. Le christianisme est une guerre ; mais si Dieu est pour nous qui sera contre nous (**) ? »

(*) « Which he could by no means digest » (Cranmer to Capiton, Orig. Lett., p. 16).

(** Bucer à Cranmer, Orig. Letters, p. 525

 

Tandis que les Suisses et les Strasbourgeois cherchaient à éclairer l’Angleterre, le parti romain sur le continent, le parti catholique dans le pays même, s’efforçaient de la retenir dans les ténèbres. Le pape voyait avec tristesse et irritation l’Angleterre perdue pour Rome. Cependant l’insurrection catholique du nord de l’Angleterre lui donnait encore quelque espoir. Le roi de France et l’empereur, proche voisins de l’Angleterre, pouvaient s’il était nécessaire donner un coup d’épée. Le pape devait donc faire travailler non-seulement les catholiques anglais mais encore les cours de Paris et de Bruxelles. Qui choisir pour cette mission ? Un Anglais, zélé catholique –romain, parent de Henri VIII ? Reginald Pole, semblait l’homme fait pour cela. C’était lui qui avait écrit récemment ces paroles : « Il n’est pas de sujet plus important pour la prospérité de l’Angleterre et de toute l’Église, que le rétablissement de l’autorité papale maintenant rejetée par le roi. Si l’Orient a été perdu pour la chrétienté, s’il est tombé dans les mains des infidèles, s’il est accablé de tant de misères, la cause est sa séparation de l’Église romaine, bien plus que le glaive oppresseur des Turcs. L’Angleterre est menacée des mêmes maux sous lesquels les Grecs succombent. La liberté qu’elle prétend avoir obtenue en se séparant du pape est plutôt une captivité. Il n’est aucune nation qui l’envie à la nation anglaise (*) ». Cette dernière assertion était douteuse.

(*) « No nation envied it to the English nation » (Strype’s memorials. Appendice, n°LXXXIII).

 

Pole se trouvait alors à Padoue, où il avait étudié et où il résidait avec la permission du roi. Il évitait de se rendre à Rome, de crainte d’offenser ce prince. Mais il reçut un jour une invitation de Paul III, qui l’appelait au Vatican pour une consultation sur le concile œcuménique. Répondre à cet appel, c’était passer le Rubicon, se faire de Henri VIII un irréconciliable ennemi, et s’exposer à de grands dangers, non-seulement lui-même, mais encore toute sa famille. Pole hésita donc. Toutefois les conseils du pieux Contarini, l’ordre du pape, et son enthousiasme pour la cause le décidèrent. Arrivé à Rome, il se donna entièrement, et à l’approche de Noël, le 20 décembre 1536, le pape le fit cardinal avec del Monte plus tard Jules III, Caraffa plus tard Paul IV, Sadolet, Borgia, Cajetan et quatre autres (*). Ces actes furent très-sévèrement jugés en Angleterre. « Pour la vaine gloire du chapeau rouge (**), dirent Tonstall et Stokesley, Pole est de fait la créature du pape ; il est prêt à exciter des révoltes et à accomplir tout mauvais dessein de Rome envers le roi ». Il y avait pourtant autre chose dans son fait que le chapeau et la couleur rouge ; il y avait, il faut le reconnaître, une foi fanatique sans doute, mais sincère en la papauté. Peu après le pontife nomma le nouveau cardinal légat au delà des Alpes ; le but  en était  per dar fermento (***), pour agiter les esprits. Il devait engager le roi de France et l’empereur à entrer dans les vues romaines, échauffer les catholiques de l’Angleterre, et s’il ne pouvait s’y rendre, établir sa résidence dans les Pays-Bas, d’où il conjurerait la ruine du protestantisme en Angleterre.

(*) State Papers, VII, p. 669. Wallop to viscount Lisle.

(**) « For the vain glory of a red hat » (Strype’s Memor., I, 461).

(***) Beccatelli

 

Au commencement du carême 1537, Pole, accompagné d’une belle suite, partit de Rome. Le pape, qui n’était pas entièrement sûr de son nouveau légat, lui avait donné pour conseiller l’évêque de Vérone, qui devait suppléer à son inexpérience et le prémunir contre l’orgueil. Quand il apprit la mission de son jeune cousin, Henri VIII, s’enflamma de colère ; il le déclara rebelle, mit sa tête à prix, et promit cinquante mille écus à quiconque le tuerait. Cromwell, imitant son maître, s’écria : « Je lui ferais manger son propre cœur (*) ». Ce n’était qu’une figure, mais elle était un peu forte. Henri VIII n’eut pas plutôt appris l’arrivée de Pole en France qu’il demanda à François Ier de le lui livrer, comme sujet rebelle à son roi. Pole arrivé à Paris ne tarda pas à apprendre cette requête ; elle lui causa plus d’orgueil que de crainte ; il comprit son importance, et se tournant vers ceux qui l’accompagnaient, il leur dit : « Cette nouvelle me réjouit ; je sais maintenant que je suis cardinal ». François Ier n’accorda pas la demande de Tudor irrité, mais il regardait la mission de Pole comme une de ces attaques à la puissance des rois que se permettait de temps en temps la papauté ; aussi Pole s’étant présenté au palais ne fut pas admis. N’étant encore qu’à la porte, et, dit-il, avant même d’avoir eu le temps de heurter, il fut renvoyé (**). « Je suis prêt à verser des larmes, ajouta-t-il, en voyant qu’un roi ne reçoit pas un légat de Rome ». François Ier lui ayant fait dire de quitter la France, il s’enfuit à Cambray, qui faisait alors partie des Pays-Bas.

(*) Strype, Eccl. Memor., I, p. 477.

(**) « Quum… ad fores pene ejus aulæ pervenissem, nec tamen intromissus sim, sed antequam pulsare possem, exclusus fuerim… » (Pole’s Epp., t. II, p. 35).

 

À peine y était-il que, tout ému encore de ce qui lui était arrivé à Paris, il écrivit à Cromwell, et se plaignit vivement de ce que Henri VIII, pour l’avoir entre ses mains, ne craignait pas de violer toutes les lois divines et humaines et même « d’interrompre le commerce de l’Angleterre avec le continent ». « Quoi ! disait-il, un prince honorable écrit à un autre prince non moins digne d’honneur : Trahissez le légat ; livrez-le à mes ambassadeurs, afin qu’ils me l’amènent ! Jamais rien de semblable s’est-il vu dans la chrétienté ? (*) » Pole espérait mieux de l’empereur que de François Ier ; mais il fut bientôt détrompé. Il ne pouvait sortir de la ville, et un messager chargé de ses dépêches fut arrêté à Valenciennes par les impériaux et lui fut renvoyé. Il résolut alors de faire une démarche auprès du gouvernement anglais et n’osant se présenter lui-même aux ambassadeurs de Henri VIII en France, il leur envoya l’évêque de Vérone. Mais ce prélat même ne fut pas reçu, et on ne lui permit de parler qu’à l’un des secrétaires. Il s’efforça de le convaincre de la parfaite innocence de Pole et de sa mission. « Le cardinal-légat, lui dit-il, est uniquement chargé par le pape de traiter du salut de la chrétienté ». Cela étai vrai dans le sens de Rome ; mais l’on sait tout ce que ce salut, selon elle, demandait.

(*) Strype, Appendice, n°LXXXIV

 

De nouveaux mouvements dans le nord de l’Angleterre vinrent augmenter la colère de Henri VIII. Il ne suffisait pas que Pole eut été chassé de France ; le roi écrivit lui-même à Hutton, son envoyé à Bruxelles : « Remettez ma lettre à la reine régente ; pressez-la de ne point l’admettre en sa présence et de ne pas permettre que ce traître, ce rebelle, ait aucun entretien avec qui que ce soit. Faites-le suivre de lieu en lieu, partout où il sera (*) ». Pole, de son côté, parla en légat romain ; il somma la reine de montrer sa soumission au siége apostolique, de la recevoir en audience et fit de grandes menaces. « Des traîtres, des conspirateurs, des rebelles, dit l’ambassadeur d’Angleterre, sous l’ombre d’une légation, vont ainsi en tout lieu, tout examiner, tout épier ; que le pape en envoie un autre (**) ». «  Il ne s’agit pas de révolte, fit dire Pole à la régente par l’évêque de Vérone, mais de la Réformation et je suis envoyé pour réfuter les erreurs qu’elle répand en Angleterre ». « Je n’ai reçu de l’empereur aucun ordre, répondit la reine, d’entrer en communication avec vous sur aucun point. Le mieux est donc que vous vous en retourniez ; vous êtes un personnage suspect dans cette affaire (***) » Sur cela Pole se rendit de Cambray à Liége ; mais d’après le conseil de l’évêque de cette ville, il n’osa s’y rendre que déguisé (****). Il y fut reçu dans le palais épiscopal, mais il n’y était qu’en tremblant (5*). Il en repartit le 22 août et se rendit à Rome. Jamais mission d’un pontife romain n’avait moins réussi. Les desseins ambitieux du pape contre la réformation d’Angleterre avaient avorté. Mais l’un des secrets de la politique romaine est de faire bonne mise à mauvais jeu. Moins Pole avait eu de succès, plus il fallait avoir l’air d’être satisfait de lui et de son ambassade. N’était-ce pas, en tout cas, une victoire qu’il fût revenu sain et sauf après avoir eu affaire à François Ier, Henri VIII et Charles-Quint ? Ce fut en novembre qu’il arriva et on le reçut comme les anciens Romains recevaient, après de grandes victoires, leurs généraux d’armée. On le portait pour ainsi dire sur les bras ; chacun l’accablait de démonstrations de respect et de joie ; et son secrétaire écrivit aux catholiques d’Angleterre, le dernier jour de l’an 1537, pour leur raconter le grand triomphe décerné à Rome à son maître, lors de son heureuse arrivée (6*). Que Rome batte ou soit battue, elle triomphe toujours.

(*) State Papers, VII, p. 681. King Henry VIII to Hutton.

(**) Ibid., p. 693.

(***) Ibid., p. 700.

(****) « Dissimulato vestitu » (Pole’s Epp., t. II, p. 49).

(5*) « Not without great fear » (State Pap., VII, p. 702).

(6*) « The great triumphe that was made at Rome, for the safe arrival of his master » (State Pap., VIII, p. 9).

 

Cette mission de Réginald Pole eut de funestes conséquences. L’année suivante, ses frères lord Montague, le marquis d’Exeter, Sir Édouard Nevil, furent arrêtés et enfermés à la Tour. Quelque temps après, Marguerite, comtesse de Salisbury, la dernière des Plantagenets, femme d’un grand courage, fut de même arrêtée. On les accusait de vouloir déposer Henri et mettre Réginald sur le trône. « C’est plutôt, disaient quelques-uns, à cause du frère de lord Montague, qui est au delà des mers avec l’évêque de Rome et qui trahit Sa Majesté (*) ». Ils furent condamnés et exécutés en janvier 1539 ; la comtesse ne le fut que plus tard.

(*) « I do perceive it should be for my lord Montagu’s brother » (Robert Warner, 21 novembre 1538. Ellis, Or. Letters, II, p. 97).

 

Paul III s’était trompé en prenant le cousin du roi pour soulever contre ce prince l’Europe catholique. Mais un autre légat avait chance de réussir. Tudor sentait la nécessité de trouver des alliés sur le continent. Cranmer se hâta d’en profiter pour l’inviter à s’unir avec les protestants de l’Allemagne. L’électeur de Saxe, le landgrave de Hesse et les autres princes protestants, voyant que le roi avait décidément rompu avec le pape, aboli les couvents et commencé d’autres réformes, consentirent à envoyer une députation. Le 12 mai, Frangois Bourkhardt, vice-chancelier de Saxe, George de Boynebourg, docteur en droit, et Frédéric Myconins, surintendant de l’Église de Gotha, un diplomate, un jurisconsulte et un théologien, partirent pour Londres. Les princes voulaient qu’ils les représentassent dignement ; ils devaient vivre avec magnificence et avoir une table abondante (*). Le roi les reçut avec une grande bienveillance ; il les remercia de ce qu’oubliant leurs propres affaires, ils avaient entrepris un voyage aussi pénible, et leur parla surtout de Mélanchthon dans les termes les plus aimables (**). Mais ces délégués si honorablement traités par leurs princes et par le roi d’Angleterre, l’étaient beaucoup moins par des agents inférieurs. À peine étaient-ils établis dans la maison qu’on leur donna, qu’ils se virent assaillis par ses habitants, « une multitude de rats qui jour et nuit couraient dans leur chambre et troublaient leur repas (***). » De plus la cuisine était attenante au salon où ils devaient dîner, en sorte que la maison était remplie d’odeurs et que tous ceux qui venaient en étaient choqués.

(*) « Splendide vixerant legati et liberalem mensam exhibuerant » (Seckendorf, lib. III, sect. 16).

(**) « Singularem erga me benevolentiam… Sermones mihi tuos amantissimos perferri » (Mélanchthon à Henri VIII, Corp. Ref., III, p. 671).

(***) « The multitude of rats daily and nigthly running in their chambers » (Cranmer à Cromwell, Letters, p. 379).

 

Mais certains évêques devaient les troubler encore plus que les rats. Cranmer les recevait comme des amis, des frères, et s’efforçait de profiter de leur présence pour faire triompher l’Évangile en Angleterre ; mais Stokesley, Tonstall et d’autres théologiens mettaient tout en œuvre pour que leur mission n’aboutit à rien. La discussion avait lieu à Lambeth dans le palais de l’archevêque ; ils s’efforçaient de la traîner en longueur, et défendaient obstinément les doctrines et les coutumes du moyen âge. Ils voulaient bien se séparer des romains, mais c’était pour s’unir avec les grecs et non avec les évangéliques. Les deux partis opposés cherchaient à entraîner chacun de son côté les docteurs anglais qui hésitaient encore. Un jour Richard Sampson, évêque de Chichester, qui marchait d’ordinaire avec le parti scolastique, étant arrivé de bonne heure à Lambeth, Cranmer le prit à partie, et lui montra avec tant de force la nécessité d’abandonner la tradition, que l’évêque, homme faible, en fut persuadé, mais Stokesley, ayant sans doute remarqué quelque chose dans la discussion, prit à part Sampson dans la galerie, au moment où l'on se séparait, et lui parla très-vivement en faveur des usages de l’Église. « Ces coutumes sont nécessaires, disait Stokesley, car elles se trouvent dans l’Église grecque ». Le pauvre évêque de Chichester, poussé en sens contraire par l’évêque de Londres et l’archevêque de Cantorbéry, était fort étonné et ne savait à quel saint se vouer ; il se décida pour le dernier qui lui avait parlé. Les docteurs semi-romains, à cette époque, sacrifiant au roi le rite romain, croyaient devoir traverser l’Europe, pour aller chercher, dans l’empire des Turcs, le rite grec ; c’était pour eux l’Évangile. Ils voulaient être grecs en ces matières-là ; l’Angleterre devait être habillée à la grecque. Mais Cranmer n’en voulait pas et présentait à son peuple la robe de noces dont parle le Sauveur (*).

(*) Strype’s Mem., I, p. 504 et sq. Cranmer, Letters, etc.

 

La fin de l’été s’approchait. Les délégués allemands étaient depuis trois ou quatre mois à Londres, sans avoir avancé. Fatigués de discussions inutiles, ils pensèrent au départ. Mais avant de partir, vers le milieu d’août, ils remirent au roi un écrit dans lequel ils combattaient, soit par la sainte Écriture, soit par le témoignage des plus anciens Pères, soit par l’usage de l’Église primitive, le retranchement de la coupe, les messes privées et le célibat des prêtres, trois erreurs qu’ils regardaient comme ayant essentiellement contribué à la déformation du christianisme. Cranmer, apprenant leur intention de quitter l’Angleterre, en fut ému ; ce départ faisait évanouir toutes ses espérances. Fallait-il donc renoncer à voir la Parole de Dieu régner en Angleterre, comme elle régnait dans l’Allemagne évangélique ? Il les fit venir à Lambeth ; il les conjura vivement, avec beaucoup d’amabilité (*), de rester pour l’amour du roi. « Certes, répondirent-ils, pour plaire à Sa Majesté, nous resterions un mois ou deux, même un an ou deux, si nous étions libres ; mais nous ne le sommes pas. Il y a longtemps que nous n’avons reçu des lettres de nos princes ; ils nous attendent certainement de jour en jour. Il faut partir ». Pourtant, après de nouvelles instances, ils dirent : « Nous y réfléchirons ». Ils discutèrent entre eux la question : Fallait-il quitter l’Angleterre au moment peut-être où elle allait se ranger à la bonne doctrine ? Nous refuserons-nous pour de si grands intérêts au sacrifice de nos convenances particulières ? Ils choisirent le moins agréable mais le plus utile. « Nous resterons, dirent-ils, encore un mois, dans l’espérance que ce délai tournera au succès de notre entreprise, et sous la condition que le roi écrira à nos princes pour excuser notre retard ; mais ne perdons pas de temps ». Les évangéliques de l’Allemagne croyaient qu’il fallait supporter certaines différences secondaires, mais renoncer franchement aux erreurs et aux abus qui portaient atteinte au christianisme de l’Évangile, et s’unir dans les grandes vérités de la foi. C’était précisément ce que le parti catholique et le roi lui-même n’avaient pas l’intention de faire. Et Cranmer pressant les évêques de se mettre à l’œuvre : « Nous savons, répondirent-il, que le roi a pris sur lui de répondre à l’écrit des docteurs allemands. Nous nous garderons donc bien de nous mêler de ces matières, de peur de dire quelque chose qui ne soit pas d’accord avec le livre du roi (**). » Il n’était, en effet, ni agréable ni sûr de contredire Henri VIII. Mais en ce cas l’opinion du roi n’était qu’un voile commode derrière lequel les évêques cherchaient à cacher leur mauvaise volonté et leurs mauvaises doctrines. Cette réponse n’était qu’une défaite. Le livre était écrit, non par le roi, mais par l’un d’eux, Tonstall, évêque de Durham (***). Il ne courait pas le danger de se contredire lui-même. Malgré ce mauvais vouloir, les Allemands restèrent non-seulement un mois, mais deux. Leur conduite, comme celle de Cranmer, était droite, dévouée, noble, chrétienne, tandis que les évêques de Londres, de Durham et leurs amis, hommes d’esprit, sans doute, étaient des âmes inférieures qui s’efforçaient d’échapper par la ruse à la franche discussion qu’on leur proposait, et faisaient passer la fourbe pour de la prudence.

(*) « So gentilly as I could » (Letters, p. 377).

(**) « Lest they should write therein contrary to that the king shall write » (Cranmer’s Letters, p. 379).

(***) L’écrit des docteurs allemands et celui du roi, rédigé par Tonstall, se trouvent dans les Cotton msc. Cleop. E., et ont été imprimés par Burnet (I, p. 491) et Strype dans les Appendices de leur histoire.

 

Les docteurs allemands n’avaient plus rien à faire ; ils avaient tendu la main et on l’avait repoussée ; le navire qui devait les emmener les attendait ; ils étaient épuisés de fatigue, et l’un d’eux, Myconius, auquel le climat de l’Angleterre paraissait ne pas convenir, était fort malade. Ils partirent au commencement d’octobre, et rendirent compte à leurs princes et à Mélanchthon de leur mission. Celui-ci pensa que, vu l’affection que le roi lui témoignait, il pourrait, s’il intervenait en ce moment, faire pencher la balance du bon côté. Il écrivit donc à Henri VIII une lettre remarquable, où, après s’être montré fort reconnaissant de sa bienveillance, il ajoutait : « Je vous recommande, Sire, la cause de la religion chrétienne. Votre Majesté sait que le principal devoir des souverains est de protéger et propager la céleste doctrine (*) ; et c’est pourquoi Dieu leur donne le même nom qu’à lui-même, leur disant : Vous êtes des dieux (Ps. 82:6) ». Il ajoutait : Mon vif désir est de voir s’établir un véritable accord quant à la doctrine de la piété entre toutes les Églises qui condamnent la tyrannie romaine, — accord qui ferait resplendir la gloire de Dieu, engagerait les autres nations à s’unir à nous et maintiendrait la paix dans les Églises ». Il avait raison quant à ce dernier point ; mais l’avait-il quant à la charge qu’il attribuait aux rois ? C’était une chose héroïque, selon lui (**), de prendre les armes pour l’Église ; mais qu’était-ce que cette Église qu’il fallait protéger et étendre le fer à la main ? Les princes catholiques tirèrent l’épée contre les protestants plus certes contre que les princes protestants ne la tirèrent contre les catholiques. Les rois les plus héroïques à ce taux-là auraient été Philippe II et Louis XIV. Le principe de Mélanchthon mène droit à l’inquisition. Et pour exprimer toute notre pensée, quel fils de huguenots pourrait reconnaître comme vrai, comme divin, un principe en vertu duquel ses pères, dont le monde n’était pas digne, furent dénués de tout, affligés, maltraités, dispersés dans les déserts, les montagnes et les cavernes, jetés en prison, torturés, bannis, mis à mort ? La conscience, qui est la voix de Dieu, est au-dessus de toutes les voix des hommes.

(*) « Præcipuum hoc officium esse summorum principum propagare et tueri cœlestem doctrinam » (Corp. Ref., III, p. 671).

(**) « Illud præcipue est heroicum, pro ecclesia contra tyrannos arma gerere » (Ibid.).

 

7.2       Chapitre 2 : Henri VIII, souverain chef de l’Église anglicane — un martyr (1538)

Le parti romain en Angleterre ne se contentait pas d’empêcher l’union de Henri avec les protestants de l’Allemagne ; il combattait sur tous les points la réforme évangélique et s’efforçait de gagner le roi, en montrant un dévouement enthousiaste à sa personne et à sa suprématie ecclésiastique. C’était là surtout la politique de Gardiner. Doué d’une grande finesse, il avait étudié le caractère du roi et employait toute son habileté à lui faire adopter ses vues. Henri n’estimait pas son caractère, mais appréciait fort son talent et l’employait en conséquence ; or Gardiner était le plus ferme appui des doctrines scolastiques, le plus inflexible adversaire de la Réformation. Trois ans ambassadeur en France, il y avait déployé un grand apparat et y avait dépensé la valeur actuelle d’un million cinq cent mille francs. Il avait visité la cour de l’empereur, et y avait eu des entretiens avec le légat romain. Un jour, c’était à Ratisbonne, un Italien, nommé Ludovico, serviteur du légat, parlant avec l’un des gens de Sir Henry Knevet, qui faisait partie de l’ambassade anglaise, lui avait confié que Gardiner s’était réconcilié secrètement avec le pape et était entré en correspondance avec lui. Knevet, fort désireux de savoir à quoi s’en tenir, avait eu une conférence avec Ludovico, et en était sorti convaincu de la réalité du fait. À peine Gardiner eut-il vent de ces choses, qu’il se rendit chez Granvelle, chancelier de l’empereur, et se plaignit vivement à lui des calomnies de Ludovico. Le chancelier fit mettre l’Italien en prison ; mais malgré cela plusieurs continuèrent à croire qu’il avait dit vrai. Nous sommes disposés à penser que Ludovico disait plus qu’il ne savait. Toutefois cette histoire indique de quel côté soufflait le vent dans la sphère où se mouvait Gardiner. Il était parti pour Paris le 1er novembre 1535, et le 28 septembre 1538 on vit arriver à Londres une troupe brillante et nombreuse, mules et chars couverts de draperies sur lesquelles les armes du maître étaient brodées, laquais, gentilshommes vêtus de velours, et beaucoup d’huissiers et gens de milice ; c’était Gardiner (*).

(*) Des historiens ont cru que l’ambassade de Gardiner n’avait duré que deux ans. Les dates que nous indiquons proviennent d’un papier de cet évêque : The account of his Expenses. Sa suite est décrite par Wriothesley (State Papers, VIII, p. 51).

 

Les trois années d’absence de cet adversaire redoutable de l’Évangile avaient été signalées par un ralentissement dans la persécution et une propagation plus active des saintes Écritures ; son retour devait être marqué par une reprise vigoureuse de la lutte contre l’Évangile. Ce fut l’affaire capitale de Gardiner ; il y consacra toutes les ressources de l’esprit le plus fin et du caractère le plus persévérant. Il commença aussitôt à tendre des filets autour du roi, qui de ce côté-là n’était pas bien difficile à prendre. Deux difficultés pourtant se présentaient. D’abord Henri VIII, par l’influence de la défunte reine, s’était un peu adouci à l’égard de la Réformation ; ensuite les bruits de la réconciliation de l’évêque avec le pape pouvaient avoir indisposé le roi à son égard. Le fin personnage s’y prit habilement et fit d’une pierre deux coups. « Le pape, dit-il au prince, met tout en œuvre pour vous perdre ». Henri, irrité de la mission de Pole, n’en doutait pas. « Vous devez donc, Sire, continua l’évêque, tout faire pour vous concilier les puissances du continent, et vous mettre à l’abri des perfides desseins de Rome (*). Or le moyen le plus sûr de vous concilier François Ier, Charles-Quint et autres potentats, c’est d’agir sévèrement contre les hérétiques, surtout les sacramentaires ». Henri accepta avec d’autant plus d’empressement les moyens proposés qu’il avait toujours été fanatique de la présence corporelle et que les luthériens, selon lui, ne pourraient s’offenser de lui voir brûler quelques sacramentaires.

(*) « Adversus pontificis molimina atque technas » (Gerdes., Ann., IV, p. 284).

 

On commença par les anabaptistes. On parlait encore partout des folies et des atrocités commises à Munster, et ces malheureux étaient persécutés dans tous les États européens. Quelques-uns s’étaient réfugiés en Angleterre. Le roi nomma en octobre 1538 une commission et la chargea d’examiner certaines gens, « venus récemment dans le royaume, où ils se tiennent cachés en divers coins ». La commission était autorisée à procéder, lors même que cela serait en opposition à des statuts du royaume (*). Quatre anabaptistes portèrent des fagots à l’église de Saint-Paul, et deux autres, un homme et une femme, originaires des Pays-Bas, furent brûlés à Smithfield. Cranmer et Bonner siégeaient dans la commission, à côté de Stokesley et de Sampson. Ceci montre quel prodigieux égarement se trouvait alors dans les esprits. Gardiner voulait aller plus loin, et tout en s’alliant, quand il s’agissait de persécuter, avec des hommes tels que Cranmer, il avait de secrètes conférences avec Stokesley, évêque de Londres, Tonstall de Durham, Sampson de Chichester et d’autres dévoués aux doctrines du moyen âge. Ils devisaient sur les moyens de combattre les réformes de Cranmer et de Cromwell et de restaurer le catholicisme.

(*) « Aliquibus statutis, in parliamentis nostris in contrarium editis, cæterisque contrariis non obstantibus quibuscumque » (Commission royale du 1 octobre 1538) Wilkins, III, p. 836.

 

Sampson, évêque de Chichester, un des alliés de Gardiner, était grand ami des anciennes superstitions et tenait surtout à ce qu’on ne parlât pas à Dieu dans la langue connue par le peuple. « En tout pays, disait-il, chez les Grecs comme chez les Latins, les ministres de l’Église ont chanté et dit leurs offices en latin ou en grec, qui étaient des langues grammaticales ; nul ne l’a fait en langue vulgaire (*) » Selon lui, il n’était permis de parler à Dieu que grammaticalement, et

La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois (**),

n’avait rien à faire avec l’anglais, le français et l’allemand. Esprit faible, sans étendue, Sampson se laissait gouverner par les préjugés, dominer par les hommes forts, et avait introduit dans son diocèse des coutumes contraires aux ordres du roi. Les gens faibles sont souvent en avant, lorsque des mouvements importants commencent ; les forts sont derrière et les poussent ; c’était le cas pour Sampson et Gardiner. Cromwell, doué d’un esprit vif et pénétrant et dont le regard arrivait facilement au fond des cœurs et des choses, s’aperçut que l’on tramait quelque dessein contraire à la Réforme, et n’osant s’attaquer aux vrais chefs, fit saisir Sampson et le fit enfermer dans la Tour. L’évêque, dont l’âme n’était pas forte, s’émouvait et tremblait facilement ; aussi peut-on comprendre ce qu’il devint en se voyant dans la prison d’État. Extraordinairement abattu, il tomba dans une grande agitation d’esprit (***). Son imagination était remplie de funestes pressentiments, et de grandes terreurs assaillaient son âme. Avoir déplu au roi et à Cromwell : quel crime ! « On eût pu croire qu’il en mourrait », dit un historien. Il se voyait déjà sur l’échafaud de l’évêque Fisher et de Thomas More. Ce fut à ce moment que le puissant ministre le fit paraître devant lui. Sampson avoua qu’il y avait une alliance formée entre Gardiner, Stokesley, Tonstall et lui pour conserver le catholicisme dégénéré. Rien, selon eux, de ce que les grecs avaient conservé ne devait être rejeté en Angleterre. « Un jour, dit Sampson, que j’étais dans une barque sur la Tamise, me rendant à Lambeth vers l’archevêque, avec l’évêque de Durham, celui-ci me dit : « Les réformateurs attaquent beaucoup de traditions prescrites aux Églises grecques ». Puis Durham, « tirant de sa poche un vieux livre grec qu’il portait toujours avec lui, me montra successivement divers passages qui appuyaient son assertion (****) ». Ces évêques, qui parlaient si courageusement entre eux, n’eussent pas fait de même avec le roi ; ils affectaient un complet accord avec lui et n’avaient pour lui que des flatteries. Cranmer fut faible, mais du moins il ne fut jamais hypocrite. Sampson toutefois montrait tant de repentir et promettait tant de soumission qu’il fut relâché. Mais Cromwell savait maintenant à quoi s’en tenir ; un complot menaçait l’œuvre qu’il avait eu tant de peine à accomplir. Il voyait l’influence de l’archevêque décliner à la cour et commença à avoir de secrets pressentiments d’un malheur dans lequel il serait lui-même entraîné.

(*) Strype’s Memorials, I, p. 500.

(**) Molière

(***) « Being in great trouble and extraordinary dejection of mind » (Strype’s Memorials, I, p. 504).

(****) Strype’s Memor., p. 500 et sq.

 

En effet, Gardiner pressait énergiquement le roi de rétablir tous les anciens usages. Aussi, tandis que peu auparavant ordre avait été donné de placer des Bibles dans les églises, de prêcher contre les pèlerinages, les cierges, les baisers donnés aux reliques et autres usages pareils (*), il fut maintenant défendu de traduire, publier et répandre des écrits religieux sans l’approbation du roi, et on enjoignit l’usage de l’eau bénite, des processions, de s’agenouiller et de ramper devant la croix, d’allumer des cierges devant le Corpus Christi ; défense fut faite de disputer sur le sacrement de l’eucharistie (**). Gardiner désirait sceller les ordonnances par le sang de quelques martyrs. Il avait commencé par frapper in anima vili ; les persécutions des sacramentaires hollandais n’étaient que l’exorde, il fallait maintenant en venir à l’action même, frapper un Anglais évangélique et respecté, et donner à sa mort un certain éclat.

(*) Strype’s Memor., p. 496

(**) Strype, Wilkins, etc.

 

Il y avait alors à Londres un ministre, John Nicholson, qui avait étudié à l’université de Cambridge, avait été converti par les entretiens de Bilney, et avait été plus tard l’ami de Tyndale et de Frith, par le commerce desquels il avait été affermi dans sa foi. C’était un homme de conscience, qui ne se contentait pas d’avoir une doctrine conforme à la Parole de Dieu, mais qui, connaissant le grand prix de la vérité, était prêt à donner sa vie pour elle, ne fût-il même question que d’un point regardé comme secondaire. Être fidèle ou infidèle à ses convictions, voilà ce qui décidait à ses yeux de la moralité ou de l’immoralité d’un homme. Il y eut au temps de la Réformation de plus grands prédicateurs et de plus grands théologiens, il n’y en eut point de plus honorables. Ayant traduit du latin et du grec des écrits qui pouvaient déplaire, et professé sa foi, il avait dû passer la mer et était chapelain de la maison anglaise à Anvers ; c’est là qu’il connut Tyndale et Frith. Un nommé Barlow l’accusa d’hérésie ; il fut conduit à Londres, par l’ordre de Thomas More, alors chancelier ; il fut retenu prisonnier à Oxford, dans la maison de l’archevêque Warham, où il se trouvait destitué de tout et surtout de livres. Ayant comparu en 1532 devant l’archevêque et devant d’autres prélats, Nicholson soutint avec fermeté que tout ce qui est nécessaire au salut se trouve dans la sainte Écriture. « Ce point, dit-il, est à la fois la tête et le gouvernail de tous les autres, et il renferme tous ceux dont on m’accuse (*) ». Il y en avait quarante-cinq auxquels il répondit article par article (**). Peu après, Warham étant mort, et Cranmer lui ayant succédé, le chapelain d’Anvers fut mis en liberté. Il se décida à rester à Londres, prit alors, à ce qu’il paraît, par prudence, le nom de Lambert, et se consacra à l’enseignement, mais avec la résolution de profiter de toute occasion pour maintenir la vérité.

(*) « The head, the whole content, the helm and stern of all others objected against me » (Fox, V, p. 193).

(**) Les 45 points et les réponses se trouvent dans Fox, V, p. 181 à 225.

 

Un jour, apprenant que le docteur Taylor devait prêcher dans l’église de Saint-Pierre, il s’y rendit pour l’entendre, non-seulement à cause de ses dons, mais encore parce qu’il n’était pas éloigné de l’Évangile ; en effet, il fut fait évêque de Lincoln sous le pieux roi Édouard et privé de cette charge sous la fanatique Marie. Taylor prêcha, ce jour-là, sur la présence réelle de Christ dans le pain et le vin. Nicholson croyait aussi à la présence du Seigneur dans la Cène, mais dans le cœur des fidèles. Il se rendit après cette prédication chez Taylor, et lui parlant avec modestie et avec douceur, il combattit par plusieurs arguments la doctrine qu’il avait exposée. « Je n’ai pas le temps de discuter à cette heure avec vous, dit le docteur, d’autres affaires m’appellent, mais veuillez coucher vos pensées par écrit, et revenez quand j’aurai plus de loisir ». Lambert se mit à écrire et combattit la présence dans le pain par dix arguments qui étaient, dit Fox, d’une grande force. Il ne paraît pas que Taylor y ait répondu : c’était une âme honnête, qui considérait impartialement les questions, et que le plaidoyer de Nicholson semble plutôt avoir ébranlé. Voulant s’éclairer lui-même et chercher à satisfaire son interlocuteur, Taylor communiqua cet écrit à Barnes. Celui-ci, chrétien vraiment évangélique, croyait pourtant que mettre en avant la doctrine de cet opuscule nuirait considérablement à la Réformation ; il conseilla à Taylor de parler de cette affaire à l’archevêque Cranmer ; celui-ci, qui était du même avis, invita Nicholson à une conférence, à laquelle assistèrent aussi Barnes, Taylor et Latimer. Ces quatre docteurs n’avaient point alors abandonné l’idée que combattait l’ancien chapelain d’Anvers, et, vu la recrudescence du catholicisme sacramentel, n’étaient point disposés à le faire ; ils s’efforcèrent donc de changer les sentiments du pieux ministre ; mais en vain ; et celui-ci les voyant unanimes à condamner sa manière de voir, s’écria : « Eh bien ! j’en appelle au roi ! » Insensé et fatal appel !

Gardiner ne perdit pas une minute ; il s’empara de l’affaire, y voyant l’occasion de frapper un grand coup, et, avantage inappréciable ! il aurait, pensait-il, de son côté Cranmer et les trois autres docteurs évangéliques. Il se rendit donc aussitôt chez le roi (*), et lui demandant une audience particulière, il lui adressa les paroles les plus flatteuses ; puis, comme si les intérêts du roi lui étaient plus chers qu’au roi lui-même, il lui représenta respectueusement qu’il avait partout excité, par plusieurs de ses actes, les soupçons et les haines ; mais qu’il se présentait en ce moment un moyen d’apaiser les esprits. « Montrez, dans cette affaire de Lambert, avec quelle vigueur vous savez résister aux hérétiques. Cet acte de Votre Majesté fera oublier les précédents, comme un clou en chasse un autre (**) ». La vanité de Henri VIII, aussi bien que ses intérêts, lui parlaient dans le même sens que Gardiner. Il résolut de profiter de cette occasion pour étaler avec ostentation sa science et son zèle. Il fera les choses avec éclat ; un entretien ne lui suffirait pas, il faut un spectacle. Il fit écrire à un grand nombre de nobles et d’évêques pour les inviter à assister à ce solennel jugement, dans lequel il paraissait comme chef de l’Église. Ce n’était pas assez d’en porter le nom ; il voulait montrer qu’il en soutenait le rôle. Un des traits principaux du caractère de Henri VIII était de faire montre de ce qu’il croyait être ou de ce qu’il croyait savoir, sans se douter que l’étalage perd souvent ceux qui veulent paraître au dehors (***).

(*) « He went straight unto the king » (Fox, V, p. 228).

(**) « As it were with one nail to drive out another » (Fox, Acts, V, Ibid)

(***) Fox, Burnet, Godwin

 

Pendant ce temps Lambert, détenu à Lambeth, écrivait une apologie de sa foi, qu’il dédiait au roi et dans laquelle il établissait fermement la doctrine qu’il avait professée (*). Il se réjouissait de ce que sa requête de parler devant Henri VIII lui avait été accordée. Il demandait que sa comparution fût bénie et se faisait des illusions, s’imaginant que le roi, mis en présence de la vérité, ne pourrait manquer d’être éclairé par elle et de la proclamer publiquement. Ces heureuses imaginations l’encourageaient et il vivait d’espérance.

(*) Cette apologie : A Treatise of John Lambert upon the sacrament, addressed to the King, se trouve dans Fox, V, p. 237 à 250.

 

Au jour fixé, vendredi 16 novembre 1538, l’assemblée se forma dans Westminster Hall. Le roi, en costume royal, s’assit sur son trône. À sa droite étaient des évêques, des juges, des jurisconsultes, à sa gauche des lords temporels du royaume et les officiers de la maison royale. Les gardes, vêtus de blanc, étaient près de leur maître, et une foule de spectateurs remplissaient la salle. Le prisonnier fut amené à la barre. Le docteur Day prit la parole : « Cette assemblée n’a point été convoquée, dit-il, pour discuter quelque doctrine, mais parce que le roi veut, en sa qualité de chef suprême de l’Église (*), condamner l’hérésie de cet homme en votre présence ». Sampson qui avait repris courage, sous l’influence de Gardiner, remarqua que « bien que le roi eût aboli la suprématie papale, il n’entendait pas que la foi de ses pères fût impunément rejetée (**). » Alors commença le rôle de Henri. Ses regards étaient fixés avec sévérité sur Lambert, qui se trouvait en face de lui ; ses traits étaient contractés, ses sourcils se fronçaient (***) ; tout en lui était propre à inspirer la terreur et indiquait une violente colère, bien peu digne d’un juge et encore moins d’un prince. Il se leva, se tint debout en s’appuyant sur un coussin blanc, et envisageant Lambert, il lui dit d’un ton dédaigneux : « Camarade, quel est ton nom ? » L’accusé, s’agenouillant, répondit : « Mon nom est John Nicholson, mais plusieurs m’appellent Lambert. — Quoi ! dit le roi, tu as deux noms ; pour cette seule raison je ne me fierais pas en toi, fusses-tu même nom frère ». — « Très-noble prince, reprit l’accusé, ce sont vos évêques qui m’ont réduit à la nécessité de changer mon nom ». — Le roi, brisant là-dessus, dit : « Déclare-moi ta pensée touchant le sacrement de l’autel. — Sire, dit Lambert, je rends avant tout grâces à Dieu de ce que vous daignez m’entendre. Des hommes de bien ont été plus d’une fois mis à mort par la cruauté de vos évêques, sans que vous le sussiez. Maintenant, puisqu’il a plu à l’éternel Roi des rois de porter Votre Majesté à connaître les causes de vos sujets, Dieu, qui dans sa bonté vous a doué de si remarquables dons, fera sans doute sortir de cette circonstance quelques grandes manifestations de sa gloire ». Henri, ne pouvant supporter d’être loué par un hérétique, interrompit brusquement Lambert et lui dit d’une voix irritée : « Je ne suis pas venu ici pour entendre ma louange ; viens-en promptement au sujet, sans autre circonlocution ». Il y avait tant de dureté dans la voix du roi que Lambert en fut ému et troublé. Il avait rêvé tout autre chose. Il s’était figuré un monarque équitable, élevé au-dessus des passions cléricales, et dont la noble intelligence serait frappée de la beauté de l’Évangile ; mais il trouvait un homme passionné, un serviteur des prêtres. Étonné, interdit, il garda quelques moments le silence, se demandant ce qu’il devait faire dans la grande extrémité où il se trouvait réduit.

(*) « The king, being supreme head, intended openly to condemn » (Godwin, 227. Burnet, I, p. 459. Fox, V, p. 229).

(**) Strype’s Cranmer, App., 43.

(***) « The king’s look, his cruel countenance, his brows bent unto severity, etc » (Fox, V, p. 229).

 

Lambert était avant tout attaché aux grandes vérités de la foi chrétienne, et il les confessa franchement pendant son procès. « Nos mérites, disait-il, ne sont pas dignes d’une grande estime ; même quand nous avons fait ce que Dieu commande, nous n’avons fait que ce que nous étions tenus de faire. Ne regardons pas à notre mérite, mais à la grâce, au bienfait de Dieu. Malheur, ô Dieu ! à la vie des hommes, fût-elle même louable, disait saint Augustin, si tu l’examines en mettant de côté ta miséricorde. Y a-t-il un homme qui te donne ce qu’il ne te doit pas ? ou possède quelque chose qui ne t’appartienne pas ? Toute mon espérance est dans la mort du Seigneur. Sa mort est mon mérite, mon refuge, mon salut, ma résurrection. C’est pourquoi, ajoutait Lambert, servons Dieu avec un cœur plein d’amour et comme ses enfants, et non par terreur et pour obtenir de lui quelque chose, comme d’insensibles esclaves (*) ».

(*) « And thus, we should serve God with hearty love as children, and not for need or dread, as unloving thrlls and servants » (Lambert’s Answers to the bishops articles. Fox, V, p. 188, 189).

 

Mais le roi voulait localiser l’attaque et ne prendre Lambert que sur le sacrement. Voyant que l’accusé restait muet, il lui dit précipitamment, avec colère et véhémence (*) : « Pourquoi ne parles-tu pas ? Dis-tu que le sacrement de l’autel soit le Christ ou le nies-tu ? » Après avoir dit ces mots, le roi ôta sa toque ornée de perles et de plumes, probablement en signe de respect pour le sujet qu’on allait traiter. « Je réponds avec saint Augustin, dit Lambert, qu’il est le corps de Christ dans un certain sens (**) ». — Le roi reprit : « Ne me réponds pas par les mots de saint Augustin ou de quelque autre docteur, mais dis-moi nettement si, toi, tu crois que le sacrement est ou non le corps de Christ ». Lambert sentit à quoi l’exposait sa réponse ; mais il n’hésita pas et dit : « Je le nie. — Fais attention, s’écria le roi, car alors tu seras condamné par les paroles mêmes de Christ : Hoc est corpus meum ».

(*) « The king being hasty, with anger and vehemency, said » (Ibid., p. 230).

(**) « Quodam modo »

 

Alors le roi se tournant vers Cranmer l’invita à réfuter l’opinion de l’accusé. L’archevêque parla avec modération, appelant Lambert « mon frère », et tout en réfutant son opinion, il lui dit que s’il la prouvait, par la sainte Écriture, lui Cranmer l’embrasserait avec empressement. Gardiner trouvant Cranmer trop faible, prit la parole. Tonstall, Stokesley firent de même. Lambert avait mis en avant dix preuves, et dix docteurs se les partagèrent et combattirent chacun l’une d’elles. Le passage de toute cette dispute qui fit la plus vive impression sur l’assemblée était de Stokesley. « Les philosophes prétendent, dit-il, qu’une substance ne peut pas devenir une autre substance. Or faites bouillir de l’eau sur le feu ; l’eau s’évapore et devient de l’air (*). » À l’ouïe de cet argument, la figure des évêques, jusqu’alors un peu inquiets, changea tout à coup ; ils étaient transportés de joie ; ils regardaient cette transmutation des éléments comme leur donnant la victoire, et ils promenaient d’un air triomphant leurs regards sur l’assemblée. Les clameurs d’approbation furent telles que la séance dut quelque temps être interrompue. Le silence s’étant enfin rétablit, Lambert répondit que l’humidité de l’eau, qui est son essence, restait même après cette transformation ; que ce n’était que la forme qui changeait, tandis que dans leur système du corpus Domini, c’était la substance même ; qu’il est impossible que les qualités et accidents des choses restent dans leur propre nature sans leur propre sujet… Mais on ne le laissa pas terminer sa réfutation. Le roi et les évêques, indignés qu’il osât combattre un argument qui les avait transportés d’admiration, faisaient éclater contre lui leur rage (**), en sorte qu’il fut réduit à garder le silence, et à endurer patiemment tous les outrages.

(*) « The substance of the water to pass into the substance of the air » (Fox, V, p. 233).

(**) « The king and the bishops raged against Lambert » (Ibid., p. 233).

 

La séance avait duré de midi à cinq heures du soir, et avait été pour Lambert un véritable martyre. Accablé de réprimandes et d’injures, intimidé par la solennité de l’action et par l’autorité des personnages auxquels il avait affaire, effrayé par la présence du roi et les terribles menaces dont on usait envers lui, sentant même son corps, déjà affaibli, succomber sous la fatigue d’une séance de cinq heures, pendant laquelle, toujours debout, il avait dû livrer un rude combat, persuadé que les démonstrations les plus claires, les plus invincibles seraient étouffées sous les clameurs des assistants, il se rappela ces paroles de l’Écriture : « Demeure tranquille », et se tut. Cette modération fut regardée comme de l’impuissance. Où est la science qu’on nous avait tant vantée ? disait-on, où est sa puissance d’argumentation ? L’assemblée s’était attendue à de grands éclats d’éloquence, mais l’accusé se taisait. Un applaudissement bruyant et général décerna au roi et aux évêques la palme du triomphe.

La nuit était venue ; les serviteurs de la maison royale paraissaient dans la salle et allumaient les flambeaux. Henri commençait à trouver son rôle de chef de l’Église un peu fatigant ; il résolut de conclure et de donner par sa rigueur une preuve éclatante de son orthodoxie, au pape et à la chrétienté. « Après toute la peine que tu as prise, dit-il à Lambert, après toutes les instructions que ces hommes savants t’ont données, que dis-tu ? N’es-tu pas satisfait ? Veux-tu vivre ou veux-tu mourir ? Réponds. Tu as le choix entre l’un et l’autre ». Lambert dit : « Je place mon âme entre les mains de Dieu e je remets mon corps à votre douceur. — En ce cas, dit le roi, tu mourras ; je ne veux pas être un patron d’hérétiques ». Malheureux Lambert ! il s’en était remis à la douceur d’un prince qui n’épargna jamais un homme qui lui déplaisait, fût-il même son meilleur ami. Le monarque se tourna vers son vicaire général et dit : « Cromwell, lisez la sentence de condamnation ». C’était une cruelle tâche imposée à cet homme généralement regardé comme l’ami des évangéliques. Mais Cromwell sentait que le sol tremblait déjà sous ses pas ; il prit la sentence et la lut ; Lambert était condamné au feu.

Quatre jours après, le mardi 20 novembre, l’évangéliste fut tiré de sa prison à huit heures du matin et conduit chez Cromwell. Celui-ci, l’ayant fait entrer dans son cabinet, lui annonça que l’heure de sa mort était arrivée, ce que Lambert apprit avec beaucoup de consolation et de joie. Cromwell ajouta, dit-on, quelques paroles d’excuses pour la part qu’il avait prise à sa condamnation, et le fit passer dans la chambre où ses gentilshommes déjeunaient. L’humble chrétien s’assit et sur leur demande, déjeuna avec eux, avec toute la sérénité d’une âme chrétienne. Immédiatement après le déjeuner, il fut conduit à Smithfield, et y fut placé sur le bûcher, qui n’était pas élevé. Ses jambes furent seules brûlées, il n’en restait plus que les moignons. Il vivait pourtant encore, et deux des soldats, voyant qu’il ne pouvait être consumé tout entier, lui percèrent le corps de leurs hallebardes, l’un de droite et l’autre de gauche, et l’élevèrent au-dessus du bûcher. Le martyr, tendant vers le peuple ses mains déjà enflammées, dit : « Nul autre que Christ ! nul autre que Christ ! » En ce moment les soldats retirèrent leurs armes et laissèrent le pieux Lambert tomber dans le feu, qui le consuma (*).

(*) Fox, Goodwin, Crespin, Collyer, Burnet, etc.

 

Henri VIII n’était pourtant pas satisfait ; son espérance d’amener Lambert à se rétracter avait été trompée. Le parti catholique anglican y suppléa en exaltant partout son savoir et son éloquence. On portait ses paroles aux nues, chacune d’elles était un oracle, il était vraiment le défenseur de la foi. On vit même un de ceux qui n’appartenaient pas à ce parti écrire à Sir Thomas Wyatt, ministre du roi à l’étranger : « C’était une merveille de voir avec quelle gravité, avec quel air majestueux, Sa Majesté exerçait l’office de Souverain chef de l’Église anglicane ; avec quelle douceur il tâchait de convertir ce malheureux ; avec quelle force de raisonnement il disputait contre lui. Je souhaiterais que les princes et les potentats de la chrétienté eussent pu assister à ce spectacle ; certainement ils auraient admiré la sagesse et le jugement de Sa Majesté, et auraient dit que le roi est le plus excellent prince du monde chrétien (*) ».

(*) Biblioth. Anglaise, I, p. 158. Gerdes., Annal., IV, p. 286.

 

L’écrivain était Cromwell lui-même. Il faisait taire alors les meilleures aspirations de son âme, croyant, comme on le pense généralement, que si l’on veut conserver la faveur des princes, il faut s’accommoder à toutes leurs inclinations. Triste chute, qui ne devait pas être la seule ! Quelqu’un a dit : « Tout flatteur, quel qu’il soit, est toujours un animal traître et odieux (*) ».

(*) Bossuet

 

7.3       Chapitre 3 : Les six articles (1538-1540)

Tandis que le parti catholique anglican regagnait sur Henri VIII son ancienne influence, quelques membres du parti catholique-romain travaillaient à rétablir celle du pape. Ils croyaient avoir trouvé pour cela une ficelle, au moyen de laquelle on ramènerait le roi à l’obéissance de Rome. Tout en faisant dresser des bûchers, Henri n’oubliait pas les autels de l’hyménée et désirait ardemment avoir pour femme Christine, duchesse de Milan. Or c’était de cette princesse, nièce de Charles-Quint, qu’on pensait pouvoir se servir pour gagner le roi au pape. Elle se trouvait à la cour de Bruxelles près de sa tante la reine Marie, et l’on rapporte qu’elle avait dit en riant, à la première demande de Henri VIII : « Je n’ai qu’une tête, mais si j’en avais deux, l’une d’elles serait au service de Sa Majesté ». Si cette parole n’est pas d’elle, comme des amis de Henri VIII l’ont soutenu, quelque chose de semblable fut dit sans doute par une personne de la cour. Quoi qu’il en soit, le roi n’essuya pas un refus. François Ier, alarmé de la perspective d’une alliance entre Henri VIII et Charles-Quint, fit dire au premier que l’empereur se trompait ; le roi ne le crut pas. La reine régente des Pays-Bas s’efforçait d’amener à bonne fin cette union ; des commissaires espagnols arrivèrent pour la négocier et Hutton de Wriothesley, envoyé d’Angleterre à Bruxelles, y mettait tout son zèle. Un des principaux officiers de la cour, soupant un jour avec lui (juin 1538) lui demanda des nouvelles de la négociation : « Je trouve, dit Hutton, que l’empereur met beaucoup trop de lenteur dans cette affaire. — Il n’y a qu’une seule difficulté, dit son convive. Le roi votre maître a épousé Catherine d’Aragon, qui était la grand’tante de la duchesse ; le mariage ne peut donc se faire sans une dispense du pape (*) ».

(*) State Papers, VIII, p. 32

 

L’empereur parla plus nettement encore. Wyatt fut chargé de dire au roi que la main de la duchesse de Milan lui serait accordée avec une dot de 100,000 couronnes et une rente de 15,000 sur le duché, et que pour lui donner cette jeune veuve si belle et si accomplie, tout ce qu’on lui demandait c’était de se réconcilier avec l’évêque de Rome (*). C’était mettre la main de Christine à un haut prix. Cette princesse trouvant peut-être que ramener Henri VIII dans le sein de la papauté était une tâche glorieuse, se déclarait prête à obéir à l’empereur. Le pape, de son côté, était disposé à donner la dispense nécessaire, mais le roi devait d’abord faire sa soumission. Pour un prince de passions aussi vives, la tentation était grande. Le chancelier Wriothesley qui négociait l’affaire était lui-même indécis. Tantôt il la poussait vivement et tantôt il écrivait (21 janvier 1539) : « Si ce mariage ne peut se faire avec honneur, que Sa Majesté fixe son noble cœur en un autre lieu (**) ». Finalement le mariage fut rompu, la ficelle se cassa, au grand regret du parti romain. Une circonstance put influer sur la décision du roi. Avant même que les négociations eussent pris fin (en décembre 1538), le pape publia la bulle de 1435 dans laquelle il excommuniait Henri VIII. Le pontife n’espérait-il rien de l’intrigue matrimoniale, ou voulait-il prendre le roi par la peur ?

(*) « If your Majesty will hearken to the reconciling with the Bishop of Rome » (Report of Wyatt to the King. State Papers, VIII, p. 37).

(**) State Papers, VIII, p. 127, 156.

 

Henri comprenait qu’il ne suffisait pas d’opposer au pape le roi d’Angleterre ; l’oracle de Dieu était pour lui le rival de Rome. Dans ces années 1538-1539, où tant de mesures furent prises contre la doctrine et les docteurs évangéliques, la Bible, chose étrange, s’imprime et se répand. Cette publication a même un caractère unique : elle se fait par l’intervention de Henri VIII et de François Ier, les deux plus grands ennemis de la foi des saintes Écritures parmi les princes de la terre.

L’empereur et le roi de France coquetaient en certains moments avec le roi d’Angleterre, que chacun d’eux désirait gagner à sa cause. François, sachant combien Henri était sensible à l’article mariage, lui offrit son fils Henri d’Orléans pour la princesse Marie. Cromwell, qui cédait alors au parti catholique anglican sur plusieurs choses essentielles à la Réforme, n’était que plus désireux de retenir celles que son maître voulait bien permettre ; la traduction de la Bible était du nombre. Il vit dans l’offre de François Ier une ouverture dont il pouvait profiter. Une édition de la Bible de 2,500 exemplaires publiée l’année précédente par l’éminent imprimeur Richard Grafton, d’accord avec Whitchurch, était épuisée. Cromwell résolut d’en faire une nouvelle, et comme on imprimait mieux à Paris qu’à Londres, et que le papier y était meilleur, il pria le roi de demander à François Ier la permission de la faire à Paris. François adressa une lettre royale à ses chers Grafton et Whitchurch disant qu’ayant reçu des témoignages dignes de foi, portant que son très-cher frère le roi des Anglais, dont ils étaient les sujets, avait octroyé liberté suffisante et officielle d’imprimer, tant en latin qu’en anglais, la sainte Bible, pour la transporter dans son royaume, il leur en donnait lui-même l’autorisation (*) ». François se rassurait en pensant que ses sujets ne parlaient ni anglais, ni latin ; et puis on transporterait aussitôt hors de France ce livre si redouté.

(*) « Franciscus, etc… Quod… Sacram Bibliam tam latine imprimendi et in suum regnum transferendi libertatem… concesserit… » (Burnet, I. Records, p. 286. Strype’s Appendix to the life of Cranmer).

 

Grafton le savant et pieux Coverdale arrivèrent à Paris à la fin du printemps 1538, pour s’occuper de cette édition nouvelle de la traduction de Tyndale. Ils se logèrent chez l’imprimeur François Régnault, qui avait longtemps imprimé des missels pour l’Angleterre ; mais depuis quelque temps la vente avait fort diminué ; il tournait donc sa voile au vent et se décidait à imprimer la Bible. Les deux Anglais choisirent de beaux caractères et le meilleur papier qu’il y eût en France ; mais cela coûtait cher, et dès le 23 juin ils durent recourir à Cromwell pour obtenir de quoi continuer son impression de la Bible (*). Ils avaient pourtant encore d’autres difficultés ; ils ne pouvaient sortir dans Paris sans qu’on leur fasse des menaces, et ils s’attendaient chaque jour à ce que l’on vînt interrompre leur travail. François Ier, leur prétendu protecteur, était allé à Nice. Le 13 décembre, après six mois de travaux, leurs craintes étaient devenues telles que Bonner, envoyé d'Angleterre en France à la place de Gardiner, allant alors de Paris à Londres, ils le prièrent de prendre avec lui la partie imprimée, et de la remettre à Cromwell. L’hypocrite Bonner, non content de tous ses bénéfices, prétendait alors à l’évêché de Hereford, qu’il appelait une grande bonne fortune, et qu’il obtint en effet ; il voulait plaire à Cromwell dont l’élection dépendait, et couvrant son visage d’un masque gracieux qu’il devait bientôt jeter effrontément loin de lui, il s’était empressé d’accéder à cette demande (**).

(*) State Papers, I, p. 575. Anderson, English Bible, II, p. 27.

(**) Voir une lettre de Bonner à Cromwell, du 2 septembre 1538, Fox, V, p. 150, et une postérieure, p. 152.

 

Quatre jours après, le 17 décembre, les officiers de l’inquisition parurent dans l’imprimerie et présentèrent un acte signé Le Tellier, citant Régnault et tous ceux que cela concernait, à comparaître et à répondre concernant l’impression de la Bible. Il était en même temps ordonné d’interrompre l’impression et défendu de soustraire ce qui était imprimé. Faut-il croire que l’inquisition ne s’inquiétait pas des lettres royales de François Ier, ou bien ce prince avait-il changé d’idée ? L’un et l’autre est possible. Grâce à l’envoi fait à Londres, il n’y eut de saisi qu’un petit nombre de feuilles, qui furent condamnées à subir le feu sur la place Maubert ; mais le lieutenant criminel était encore plus cupide que fanatique, et les Anglais lui ayant fait offrir de l’or pour récupérer leur bien, presque toutes les feuilles leur furent rendues. Ce qui explique peut-être en partie ces facilités, c’est que ceci n’était pas une affaire ordinaire. Les propriétaires étaient le premier secrétaire d’État, lord Cromwell et le roi d’Angleterre. La chose même n’en resta pas là ; le hardi Cromwell ne se déconcertait pas. Des personnes envoyées par lui à Paris prirent avec elles les presses, les types et même les imprimeurs, et amenèrent le tout à Londres. Deux mois après leur arrivée, l’impression était achevée. La dernière feuille portait La Bible entière finie en 1539 ; et les éditeurs reconnaissants ajoutaient : A Domino factum est istud. Ceci a été fait par le Seigneur (*). L’acte violent de l’inquisition fut un grand gain pour l’Angleterre. Les imprimeurs et les types français avaient été importés en assez grand nombre, et dès lors les éditions de la Bible faites en Angleterre furent plus nombreuses et plus belles. « Le méchant fait une œuvre qui le trompe ».

(*) Il s’en trouve encore quelques exemplaires dans diverses bibliothèques (Anderson, Bible Annals, II, p. 31).

 

Les deux partis existaient donc en Angleterre, et souvent s’occupaient plus de ce qui les divisait que des grands faits de la religion. Dans une chaire un prédicateur demandait la réforme des abus de Rome ; dans une église voisine, un autre voulait à tout prix les maintenir. Un moine d’York prêchait contre le purgatoire, d’autres de ses collègues pour ; un franciscain exaltait les doctrines nouvelles, d’autres de ses frères les maudissaient ; et tout cela excitait parmi les auditeurs les plus vifs débats. Des deux grands partis n’étaient pas seuls ; il y avait aussi ces profanes qu’anime un esprit incrédule et qui manquent de respect pour les choses religieuses. Tandis que de pieux chrétiens se réunissent en paix pour lire les saintes Écritures, les moqueurs s'asseyaient dans les cabarets autour de leurs pots de bière, et lançaient leurs sarcasmes contre tous et surtout contre les prêtres. Parlaient-ils de ceux qui ne donnaient que l’hostie et non le vin : « C’est qu’il l’a tout bu, disaient-ils ; la bouteille est vide ». Parfois même ils se mettaient à discuter, comme jadis à Byzance, sur les points les plus difficiles de la religion et c’était pis encore. Le roi ayant à cœur son rôle de chef de l’Église, désirait réunir les deux grands partis, ne doutant pas que celui des profanateurs ne disparût alors. Son idée favorite, comme celle des princes en général, était de n’avoir qu’une seule opinion religieuse dans son pays. La liberté le gênait. Il commença, comme jadis l’empereur Constantin, par essayer d’arriver à son but au moyen d’un système d’indifférence et d’asservissement à sa volonté. Il demanda dans une proclamation royale que le parti réformateur et le parti traditionnel se rangeassent sous le même joug (*), comme une paire de bons bœufs de labour. Il ne laissait pourtant pas de faire la leçon aux prêtres, et leur reprochait de s’occuper beaucoup plus de distribuer la sainte hostie et d’asperger leurs ouailles d’eau bénite, que de leur enseigner ce que ces actes signifient. L’indifférence devait se trouver inadmissible, puisqu’elle demande aux partis de regarder comme sans importance les doctrines auxquelles ils attachent le plus de prix. Toutefois Henri tenta hardiment l’affaire.

(*) « To draw in one yoke » (Royal Proclamation. Rolls Henry).

 

Le parlement s’étant réuni le 28 avril (1539), le lord chancelier annonça que le roi était fort désireux de voir tous ses sujets avoir en religion une même pensée, et demandait qu’un comité fût nommé pour examiner les opinions diverses et rédiger des articles d’agrément, auxquels chacun pût donner son consentement. Le 5 mai, neuf commissaires furent nommés, donc cinq étaient catholiques anglicans, et avaient à leur tête l’archevêque Lee d’York. Un projet fut présenté pour extirper les hérésies parmi le peuple (*). Un catalogue d’hérésies devait être rédigé et lu à tous les services. Les commissaires discutèrent pendant un jour ; mais aucun des deux partis ne voulait céder. Le côté réformateur ayant dans ses rangs le vice-gérant Cromwell et l’archevêque de Cantorbéry, la majorité ne plut avoir le dessus et la commission n’arriva à aucune conclusion.

(*) « A device for extirpating heresies among the people ».

 

Le roi était fort mécontent de ce résultat. Il avait voulu remettre l’œuvre de conciliation aux évêques, et les évêques ne s’entendaient pas. Sa patience fut épuisée ; il n’en avait pas un grand fonds. Le parti catholique anglican profita de son mécontentement, et lui insinua que s’il voulait arriver à l’unité, il devait prendre lui-même la chose en mains, et fixer la doctrine dans laquelle tous devaient se rencontrer. Pourquoi laisser à ses sujets la liberté de penser pour eux-mêmes ? N’était-il pas en Angleterre le maître et le régulateur de tout ?

Une autre circonstance, d’une toute autre nature, vint peser fortement sur l’esprit du roi. Le pape venait de s’allier avec l’empereur et le roi de France. Ce fait si important devait avoir un grand retentissement en Angleterre. « Il me semble, disait un des diplomates étrangers qui s’y trouvaient alors, que si le pape envoyait interdit et excommuniements, avec défense que nul marchand négociât, en façon quelconque, avec les Anglais, le peuple anglais, sans autre dépense, s’émouvrait et contraindrait le roi à retourner à l’Église (*). » Henry effrayé fit deux choses pour se défendre contre cette triple alliance. Il ordonna de fortifier les ports, d’examiner l’état des divers lieux d’arrivage, de passer les troupes en revues ; et en même temps, au lieu de chercher à unir les deux partis, il se décida à se jeter entièrement du côté catholique scolastique. Il espérait satisfaire ainsi la majorité de ses sujets, qui tenait encore à l’Église romaine, et peut-être aussi adoucir les puissances. « Le roi est décidé par des motifs politiques, disait-on, à ce que ces articles passent (**) ».

(*) Castillon, 2 février 1538. Ranke, V, p. 159.

(**) « The king’s mind so fully addicted, upon politic respects » (Fox, V, p. 264).

 

Six articles furent donc rédigés dans un sens réactionnaire, et l’on fit choix pour les mettre en avant du duc de Norfolk. Il ne se piquait pas de connaissances scripturaires. « Je n’ai jamais lu les saintes Écritures, disait-il, et je ne les lirai jamais ; ce que je demande, c’est que tout soit comme anciennement ». Mais s’il n’était pas grand théologien, il était le plus puissant et le plus catholique seigneur du Conseil privé et du royaume. Le 16 mai, le duc se leva dans la chambre haute : « La commission que vous aviez nommée n’a rien fait, dit-il, et nous l’avions bien prévu. Nous venons donc vous présenter six articles, qui, après votre examen et votre approbation, deviendront obligatoires. Les voici : 1° Si quelqu’un prétend qu’après la consécration, il reste autre chose dans le sacrement de l’autel que le vrai corps de Christ conçu par la vierge Marie ; 2° que le sacrement doit être donné aux laïques sous les deux espèces ; 3° que tout homme qui a reçu les ordres sacrés peut cependant se marier ; 4° que tout homme ou toute femme qui ont fait vœu de chasteté (célibat) peuvent cependant contracter mariage ; 5° que des messes privées ne doivent pas être célébrées ; 6° que la confession auriculaire n’est pas conforme à la loi de Dieu, cette ou ces personnes seront tenues pour traîtres, et condamnées à la confiscation de leurs biens et à la mort (*) ». Cromwell avait dû se résigner à approuver et même peut-être à rédiger cet acte. Dès que la volonté du roi s’exprimait avec force, il baissait la tête, sachant que s’il la levait, il pourrait bien la perdre. Toutefois pour se justifier un peu à ses propres yeux, il avait voulu que l’arme fût à deux tranchants, et avait ajouté un article portant que tout prêtre se livrant à l’impureté serait pour le premier cas privé de ses bénéfices, de ses biens et de sa liberté, et pour la récidive puni de mort comme les autres.

(*) « He shall be adjudged to suffer death, and forfeit land and gools as a felon » (Lord Herbert of Cherbury. Henry VIII, p. 510. Fox, V, p. 262).

 

Ces articles, qui ont été appelés le fouet aux six cordes et le statut de sang (*), étaient soumis au parlement. Mais pairs et communes, sachant que le roi était pleinement décidé, n’osaient les attaquer. L’un des lords pourtant se leva, et ce fut Cranmer. « Fidèle champion de la cause de Dieu, dit le chroniqueur, il défendit sérieusement la vérité, que le parlement n’hésitait pas à écraser. Pendant trois jours, il ne cessa de disputer contre ces six mauvais articles, mettant en avant de telles raisons et de telles autorités, que la cause eût été sans doute sauvée, si le parti le plus nombreux n’eût comme d’ordinaire vaincu le meilleur (**) ». Cranmer parla avec modestie, avec respect pour le prince, mais avec foi et avec courage. « Ce n’est pas ma cause que je défends, disait-il, c’est celle du Dieu tout-puissant ».

(*) « The Bloody Statute. The whip with six strings » (Herbert, p. 510. Fox, V, p. 262).

(**) « Nisi pars major vicisset, ut sæpe solet, meliorem » (Fox, V, p. 265). Lord Herbert dit de même : Cranmer for three days together, in the open assembly, opposed these articles boldly » (Lord Herbert, p. 512).

 

L’archevêque de Cantorbéry ne fut pourtant pas seul ; les évêques qui étaient du côté évangélique, Worcester, Rochester, Saint David’s, Ely, Salisbury, prirent aussi la parole contre les articles (*). Mais le roi était là et il le voulait ; l’acte passa. « Ah ! dit Cranmer plus tard, ces articles sont tellement opposés à la vérité et au jugement commun des théologiens et des jurisconsultes, que si Sa Majesté ne fût pas venue elle-même au parlement, ils n’eussent jamais passé (**). » Cranmer n’a jamais consenti aux six articles, et ne les a jamais signés (***).

(*) Strype’s Cranmer, II, p. 743.

(**) Strype, Life of Cranmer. Append., n° 40.

(***) Defence against Gardiner, p. 285.

 

Le parlement donna en même temps au roi des pouvoirs illimités. Un bill fut voté portant que quelques-uns ayant montré par leur désobéissance qu’ils ne comprenaient pas bien ce que peut un roi en vertu de sa puissance royale, il était arrêté que toute proclamation de Sa Majesté, prononçant même des peines et des amendes, devait être exécutée, comme si elle provenait d’un acte du parlement ». Après la vérité, c’était la liberté qu’on offrait en holocauste.

Latimer, évêque de Worcester, fit plus que Cranmer. Il résigna son évêché le 1er juillet, huit jours après la fin de la session, et il tressaillit de joie en posant ses vêtements épiscopaux. « Me voilà délivré d’un grand fardeau, dit-il, et jamais mes épaules ne se sont senties si légères ». Un de ses anciens collègues lui ayant exprimé sa surprise : « Je ne veux être guidé que par le Livre de Dieu, répondit-il, et plutôt que je m’en éloigne d’un iota, il faudra que les pieds de chevaux sauvages me labourent ! » Il se retira à la campagne, voulant y mener une vie tranquille. Il soignait ses fleurs et cueillait ses fruits. Étant tombé d’un arbre, il dut retourner à Londres pour se faire soigner par un chirurgien. Le gouvernement en étant instruit, le fit saisir et enfermer dans la Tour. Il y resta jusqu’à la mort du roi. Shaxton, évêque de Salisbury, résigna aussi son évêché, on ne sait trop par quel motif ; il fut sous la reine Marie un violent persécuteur. Plusieurs chrétiens évangéliques quittèrent l’Angleterre, en particulier Hooper, Rogers, John Butler (*). Cranmer resta à Lambeth, dans son palais épiscopal, se contentant de renvoyer sa femme et ses enfants en Allemagne, dans leur famille.

(*) Strype’s Memor., I, p. 545.

 

Cette infidélité de Cranmer ne peut s’expliquer que par les efforts que fit Henri VIII pour le retenir. Le jour de la prorogation du parlement, 28 juin 1539, craignant que l’archevêque, découragé et angoissé, ne lui donnât peut-être sa démission, Henri le fit appeler, le reçut avec ce charme dont il savait faire usage quand il voulait : « J’ai appris, lui dit-il, avec combien de force et de science vous avez combattu les six articles. Veuillez coucher par écrit vos arguments et me remettre votre travail ». Henri fit plus. Voulant que tous, et en particulier les hommes du catholicisme anglican comprissent l’estime qu’il avait pour le primat, il ordonna que le chef de ce parti, le duc de Norfolk, son beau-frère, le duc de Suffolk rival de Norfolk, lord Cromwell et plusieurs autres lords, dînassent le jour suivant à Lambeth à la table même de l’archevêque. « Vous l’assurerez, leur dit-il, de toute mon affection, et vous ajouterez que quoique ses arguments n’aient pas convaincu le parlement, ils montraient beaucoup de sagesse et de science ».

La société, invitée par le roi, arriva au palais archiépiscopal ; Cranmer reçut honorablement ses hôtes. Ceux-ci lui firent la commission du roi, et ajoutèrent qu’il ne devait point se décourager quoique le parlement eût pris des décisions contraires à son opinion. Il répondit : « Je remercie Sa Majesté pour ses égards, et vous, milords, pour votre peine ». Puis il ajouta fermement : « J’ai en Dieu cette espérance que mes arguments et mon autorité seront admis un jour, à la gloire de Dieu, et pour le bien de ce royaume ». On se mit à table. Chaque convive paraissait prendre à tâche d’être agréable au primat. « Vraiment, dit Cromwell, vous êtes né, milord, à une heureuse heure ; quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, le roi le prend toujours en bonne part. J’ai voulu une fois, je vous l’avoue, me plaindre de vous à Sa Majesté, mais en vain ; de quoi que ce soit qu’on vous accuse, il ne veut rien entendre ». Le repas ne se passa pourtant pas tout entier dans la douceur. Le roi avait réuni des éléments fort peu homogènes ; Cromwell et Norfolk, par exemple ; le repas de paix fut troublé par une soudaine explosion. Cromwell continuant ses éloges, établit un parallèle entre le cardinal Wolsey et l’archevêque de Cantorbéry : « Le cardinal, dit-il, perdait ses amis par sa hauteur et son orgueil ; et vous, vous gagnez vos ennemis par votre bienveillance et votre douceur. – Vous devez très-bien savoir cela, lord Cromwell, dit le duc de Norfolk, car le cardinal était votre maître ». Cromwell, piqué, reconnut les obligations qu’il avait au cardinal, mais ajouta : « Je ne lui ai pourtant jamais été dévoué jusqu’au point de rester son serviteur s’il avait été élu pape, comme je sais, Milord duc, que vous l’eussiez fait ». Norfolk le nia. Mais Cromwell était un menteur. Les deux interlocuteurs, oubliant qu’ils étaient à un festin de paix, devinrent toujours plus vifs et ne ménagèrent pas les grosses paroles. Cranmer s’interposa pour les apaiser. Mais dès lors ces deux puissants ministres du roi se jurèrent une haine mortelle ; il fallait que l’un ou l’autre tombât (*).

(*) Fox, V, p. 265, 398. Strype’s Cranmer, p. 74. Burnet, I, 481.

 

La conduite du roi à l’égard de Cranmer n’est pas si étrange qu’elle le paraît : sans lui, il aurait été forcé de choisir un autre primat ; quelle affaire ! Gardiner était tout prêt, il est vrai ; mais le roi, tout en lui prêtant quelquefois l’oreille, n’avait aucune confiance en lui. Non-seulement un autre homme que Cranmer paraissait à Henri VIII très-difficile à choisir, mais encore comment faire un archevêque dans les formes régulières ? — Avec le pape ? impossible ; —sans le pape ? tout aussi difficile ; les prêtres n’accorderaient pas au roi un tel pouvoir, et peut-être n’accepteraient pas son élu. Le roi prévoyait des peines et des luttes sans fin. Le mieux était de garder le primat qu’on avait, qui finalement laissait faire. Voici ce qui fut la sûreté de l’archevêque, au milieu des disgrâces et des scènes de sang qui souvent l’entourèrent. Il avait fait la déclaration de sa foi et il ne se retira point ; il espérait de meilleures choses, d’après les avances mêmes qui lui étaient faites ; il crut qu’en restant en place, il pourrait empêcher bien des malheurs. Les six articles étaient un orage qu’il fallait laisser passer, et, conformément à son caractère, il baissa la tête pendant que le vent soufflait dans cette direction-là.

Le statut de sang causa une grande tristesse aux chrétiens évangéliques ; quelques-uns même, plus vifs que d’autres, employant le langage énergique du temps, disaient que les six articles n’avaient pas été écrits, comme on le disait, avec l’encre de Gardiner, mais avec le « sang du dragon ou les griffes du diable (*) ». Ils ont été appelés, même par des catholiques-romains de notre siècle, « les rigoureux articles d’un statut barbare (**) ». Mais ceux qui vivaient alors les virent avec joie. Ils croyaient que c’en était fait de la Réformation. Des commissaires furent en effet aussitôt nommés pour exécuter cette cruelle loi ; et dans leur nombre se trouvait toujours un évêque. Ces commissaires, qui siégeaient à Londres dans Mercer’s Chapel, place où Thomas Becket était né (***), exagérèrent même les six articles, et quinze jours ne s’étaient pas écoulés que cinq cents personnes étaient mises en prison, les unes pour avoir lu la Bible, et d’autres même pour leur contenance à l’église. Norfolk parmi les lords temporels, Stokesley, Gardiner et Tonstall parmi les spirituels déployaient le plus de zèle. Ils entendaient que l’on reçût pour le culte un Livre de cérémonies, étrange farrago, mélange confus de superstitions romaines.

(*) « With the blood of a dragon or rather the claws of the Devil » (Fox, V, p. 359).

(**) Lingard

(***) Anderson, English Bible, II, p. 63.

 

Nulle part sur le continent, le violent coup de tonnerre qui avait éclaté tout à coup dans le ciel de l’Angleterre et causé tant de trouble, ne fut plus imprévu et ne donna plus d’émotion qu’à Wittenberg. Bucer d’un côté, plusieurs fugitifs de l’autre, arrivés à Hambourg, avaient informé les réformateurs de ce barbare statut, et avaient demandé que les protestants de l’Allemagne intervinssent auprès de Henri en faveur de leurs coreligionnaires. Luther, Mélanchthon, Jonas, Poméranus se rassemblèrent, et furent unanimes dans leur indignation : « Ah ! se disaient-ils l’un à l’autre, le roi sait très-bien que notre doctrine sur le sacrement et sur le mariage des prêtres et d’autres points analogues, est véritable. Que d’écrits n’a-t-il pas lus sur le sujet ! Que de rapports ne lui ont pas été faits par les hommes les plus capables ! Il a même fait traduire un livre où tout cela est expliqué, et il s’en sert journellement pour prier. N’a-t-il pas écouté, approuvé Latimer, Cranmer et d’autres pieux docteurs ? Il a même reproché au roi de France de condamner cette doctrine. Et maintenant il la condamne lui-même plus durement que le roi et que le pape. Il fait des lois comme Nébucadnetsar, et déclare qu’il tuera quiconque ne les observera pas. Les grands monarques s’avisent de nos jours de faire eux-mêmes des religions qui soient à leur profit, comme jadis Antiochus Épiphane. – J’ai le pouvoir, dit le roi d’Angleterre, d’exiger que tel de mes courtisans ne se marie pas aussi longtemps qu’il veut être à la cour ; par la même raison, j’ai aussi celui de défendre que les prêtres se marient. – On nous demande de faire des représentations à ce prince. L’Écriture veut bien que l’on cherche à ramener les faibles, mais elle demande qu’on laisse dans leur voie les orgueilleux qui transigent avec leur conscience. Il est évident que le roi d’Angleterre capitule avec elle. Il a déjà été averti et n’en a tenu aucun compte ; il n’y a donc aucun espoir qu’il entende raison si on l’avertit de nouveau. Voyez d’ailleurs quels sont les gens dans les mains desquels il se trouve. Voilà Gardiner, qui tout en affichant dans tout le pays ses liaisons scandaleuses, ose prétendre qu’il est contre la loi de Dieu qu’un ministre de Dieu ait une femme légitime (*) ».

(*) « Vintoniensis führet im Lande umher, zwei unzüchtige Weiber mit sich in Mannskleidern ». Voir pour cet avis des quatre théologiens l’épître à l’électeur signée par eux (Corp. Ref., III, p. 796).

 

Ainsi parlaient les théologiens de Wittenberg ; Calvin pensait comme eux, et il écrivait presque le même jour, que le roi d’Angleterre avait certes bien manifesté la disposition de son esprit par l’édit impie qu’il avait publié (*). Les Wittenbergeois toutefois en référèrent à l’électeur, et celui-ci, auquel Henri VIII avait communiqué les six articles, leur demanda de faire encore une démarche auprès de ce prince. Mélanchthon lui écrivit donc, et après un exorde dans lequel il cherchait à préparer l’esprit de Henri : « Ce qui m’émeut et m’afflige, dit-il, ce ne sont pas seulement les dangers de ceux qui ont la même foi que nous ; mais c’est de voir que vous vous faites le ministre de l’impiété et de la cruauté d’autrui, que la doctrine de Christ est mise de côté dans votre royaume, les rites superstitieux affermis, et les débauches autorisées ; enfin que l’antechrist de Rome se réjouit en son cœur de ce que vous prenez les armes pour lui et contre nous, et espère, par le moyen de vos évêques, récupérer facilement ce dont il a été privé par de sages conseils ». Mélanchthon combat ensuite les divers articles et réfute à ce sujet les sophismes du parti catholique. « Ô roi illustre, ajoute-t-il, je m’afflige de tout mon cœur de ce que, tout en condamnant la tyrannie de l’évêque romain, vous prenez la défense des institutions qui sont le nerf même de sa puissance. Vous menacez des supplices les plus atroces des membres de Jésus-Christ, et vous éteignez la vérité évangélique qui commençait à luire dans vos églises. Ah, Sire, ce n’est pas là ôter l’antechrist, c’est l’établir… c’est affermir son idolâtrie, ses erreurs, sa cruauté et ses débauches.

(*) Lettre à Farel, de Strasbourg, 27 octobre 1539 (Opp., t. Christ, p. 425).

 

Je vous en conjure donc, changez le décret de vos évêques. Que les prières que tant d’âmes pieuses présentent à Dieu sur toute la terre, pour la vraie réformation de l’Église, pour la suppression des rites impies et la propagation de l’Évangile, vous émeuvent. Rendez justice à ces hommes pieux qui sont en prison pour la cause du Seigneur. Si vous le faites, la postérité célébrera, aussi longtemps que les bonnes lettres subsisteront, votre grande clémence. Voici, Jésus-Christ erre de lieu en lieu. Il a faim, il a soif, il est nu, lié ; il se plaint de la fureur des prêtres, de l’injuste cruauté des rois ; il demande que les membres de son corps ne soient pas déchirés, et que l’on honore son Évangile. Le devoir d’un roi pieux est de le recevoir et de prendre soin de lui. En le faisant, vous rendrez à Dieu un culte qui lui sera agréable (*) ».

(*) « Circumit Christus esuriens, sitiens, nudus, vinctus, conquerens de pontificum rabie… Hunc agnoscere, excipere, fovere pii regis est officium » (Henrico VIII, regi Angliæ, Corpus Ref., III, p. 819. La lettre commence à la page 805).

 

Ces éloquentes exhortations eurent-elles quelque influence sur Henri ? Déjà en une autre occasion il s’était montré plutôt irrité des lettres du réformateur (*). Toutefois après le grand coup de tonnerre qui avait alarmé les chrétiens évangéliques de l’Europe entière, l’horizon s’éclairait un peu, et l’avenir apparut moins menaçant.

(*) Corpus Ref., III, p. 800

 

Il y avait un point où Henri penchait plutôt du côté de Cranmer ; c’était la confession auriculaire ; peut-être la redoutait-il sous le point de vue politique. Or les évêques en pressaient l’adoption générale, et Tonstall écrivait au roi à ce sujet. Henri rejeta sa demande, et l’appela un obstiné. Il parut ainsi se rapprocher un peu de son primat. Ce n’est pas tout. Un bill avait enlevé les hérétiques à la juridiction des évêques, pour les assigner devant les cours laïques. Le chancelier, appuyé par Cranmer, Cromwell et Suffolk et ayant obtenu l’agrément du roi, mit en liberté les cinq cents personnes qui avaient été jetées en prison. La foudre avait bien sillonné les mers, mais personne n’en fut frappé, — pour le moment du moins (*).

(*) Fox, Hall, Burnet

 

Henri eut recours à d’autres moyens pour rassurer ceux qui voyaient déjà le pape rétabli en Angleterre. Il donna au peuple de Londres le spectacle d’une de ces naumachies, pour lesquelles les anciens Romains faisaient des dépenses si prodigieuses. Deux galères décorées l’une des insignes royaux, l’autre des armoiries du pape, parurent sur la Tamise, et un combat naval commença. Les deux équipages s’attaquent ; la lutte est vive et opiniâtre ; enfin les soldats du roi abordent leurs ennemis, jettent à l’eau, aux acclamations du peuple, un mannequin du pape et les simulacres de plusieurs cardinaux. Le fantôme pontifical, saisi par des mains hardies, est traîné par les rues ; on le pend, on le noie, on le brûle (*). Le roi eût mieux fait de laisser là ces jeux puérils et bas, qui ne plaisaient qu’à la populace, et de donner des preuves plus sérieuses de son attachement à l’Évangile.

(*) Le Grand, Divorce, II, p. 205

 

7.4       Chapitre 4 : Henri VIII et Anne de Clèves (1539-1540.)

Henri VIII, dans l’époque où nous sommes, déploie d’une manière toujours plus marquée cette autocratie qui ne se soumet à aucun contrôle. Il élève, il abaisse ; il couronne d’honneurs, il envoie à l’échafaud. Il dit blanc, il dit noir ; il n’y a pas d’autre règle que son pouvoir absolu et arbitraire. Une simple et modeste princesse fut l’une des premières à éprouver qu’il était despote dans sa famille, comme dans l’Église et dans l’État.

Il y avait deux ans que Henri VIII était veuf, — veuf malgré lui, car aussitôt après la mort de Jeanne Seymour, il avait cherché un peu partout une femme ; mais il avait échoué. Les deux grands monarques du continent, Charles-Quint et François Ier, venaient de se rapprocher, et l’empereur s’était même joué du roi d’Angleterre dans l’affaire de la duchesse de Milan. Henri désirait donc maintenant faire un mariage qui offensât Charles, et lui procurât en même temps des alliés parmi les adversaires du potentat. Cromwell, de son côté, sentait que le sol tremblait sous ses pieds ; Norfolk et Gardiner avaient affirmé leur triomphe en faisant passer les six articles. Le vice-gérant cherchait donc à la fois à raffermir sa position et celle de la Réforme, l’une et l’autre compromises. On a pu croire que son plan était d’unir les races germaniques, l’Angleterre, l’Allemagne, le Nord, en faveur de la Réformation contre les races latines. Nous ne pensons pas qu’il allât si loin. Une jeune princesse protestante, Anna, fille du duc de Clèves et belle-sœur de l’électeur de Saxe, qui réunissait par conséquent les qualités politiques et religieuses cherchées par le roi et son ministre, fut proposée à ce prince par ses envoyés sur le continent, et Cromwell s’empara aussitôt de l’affaire. Cette union mettrait le roi d’Angleterre dans des rapports intimes avec les princes protestants, et ferait, pensait-il, triompher la Réforme en Angleterre, les femmes de Henri paraissant avoir sur lui une grande influence, aussi longtemps du moins qu’elles étaient en faveur. Henri cherchait pourtant plus dans sa fiancée que des avantages diplomatiques. Cromwell le savait et n’oublia pas cet argument-là. « Chacun loue la beauté de cette dame, écrivait-il au roi le 18 mars 1539, et l’on dit qu’elle surpasse toutes les autres femmes, même la duchesse de Milan. Elle dépasse celle-ci soit par les traits de sa figure, soit par la conformation de son corps, autant que le soleil d’or excelle sur la lune d’argent (*). On pourra avoir son portrait. En même temps, tout le monde parle de sa vertu, de sa chasteté, de sa modestie et de la gravité de son apparence ». Le portrait d'Anne peint par Holbein fut présenté au roi, et lui fit l'effet de représenter une personne non-seulement très-belle, mais d'une taille élevée et majestueuse. Il fut ravi et n'hésita plus. Le 16 septembre, le comte palatin du Rhin, et d'autres ambassadeurs de l'électeur de Saxe et du duc de Clèves, arrivèrent à Windsor. Cromwell les ayant annoncés au roi, celui-ci fit dire à son ministre : « Ôtez de votre tête toute autre affaire, et n'y mettez que celle-là (**). » L'affaire fut conclue et les envoyés reçurent à leur départ des présents magnifiques.

(*) « As the golden sun excelleth the silver moon » (Cotton, msc. Vitell., B. XXI).

(**) State Papers, I, p. 619. Lord Herbert, p. 517. Cottonian library App. XXVIII, fol. 104

 

La princesse, dont le père était mort et avait eu son fils pour successeur, quitta Clèves à la fin de l'année 1539, par un hiver rigoureux. Elle avait une suite de deux cent soixante-trois personnes, parmi lesquelles un grand nombre de seigneurs, treize trompettes et deux cent vingt-huit chevaux. Le comte de Southampton, lord Howard et quatre cents autres nobles et gentilshommes, vêtus de damas, de satin et de velours, se rendirent à un mille de Calais pour l'attendre. Ce superbe cortége entra dans la ville, et vint en vue des vaisseaux anglais ornés de cent bannières de soie et d'or, et des soldats de marine sous les armes. Quand la princesse parut, les trompettes sonnèrent, les volées de canon se succédèrent ; la fumée était telle que les personnes de la suite ne pouvaient plus se voir. Tout le monde était dans l'admiration. Après un repas offert par Southampton, il y eut joutes et tournois. Le mauvais temps retenant Anne, Southampton, qui connaissait l'impatience de son maître, crut devoir lui écrire de se rappeler « que ni le vent ni la mer n'obéissent aux ordres des hommes ». Il ajoutait que « l'excellente beauté de la princesse n'était point au-dessous de ce qu'on en avait dit ». Anne était simple, timide, fort désireuse de plaire au roi, et craignait de paraître à la cour célèbre et somptueuse de Henri VIII. Southampton ayant été le lendemain lui rendre ses devoirs, elle lui demanda de jouer avec elle à quelque jeu de cartes, aimé du roi, dans le but d'apprendre et de pouvoir faire la partie de Sa Majesté. Le comte se mit à la table de jeu avec Anne et lord W. Howard, tandis que d'autres personnes de la cour se tenaient derrière la princesse et lui apprenait le jeu. « Je puis assurer Votre Majesté, écrivit le courtisan, qu'elle joue avec autant de bonne grâce et de dignité qu'aucune noble dame que j'aie vue de ma vie ». Anne, décidée à faire son apprentissage des manières de la cour, supplia Southampton de revenir souper avec elle, en amenant quelques nobles, vu qu'elle désirait fort d'apprendre comment les Anglais se tenaient et se comportaient à table. Le comte répondit que cela était contraire aux mœurs anglaises; mais à la fin il céda (*).

(*) Southampton à Henri VIII, State Papers, VIII, p. 213.

 

Le temps paraissant devenir meilleur, la princesse et sa suite traversèrent la Manche, arrivèrent à Douvres et se rendirent de là à Cantorbéry, par un violent orage. L'archevêque, entouré de cinq évêques, reçut Anne dans sa ville épiscopale, avec un grand vent et une grande pluie, mais comme si elle eût été le soleil qui devait dissiper les brouillards et les ténèbres de l'Angleterre, et y faire triompher la lumière évangélique. De là, Anne se rendit à Rochester, à moitié chemin entre Cantobéry et Londres. Le roi ne pouvant se tenir en repos, et  brûlant de voir sa future épouse, prit avec lui, dans son impatience, son grand écuyer, Sir Antony Brown, et se rendit incognito à Rochester(*). Il se fit annoncer, entra dans la chambre où se trouvait la princesse, mais à peine eut-il franchi le seuil et vu Anne, qu'il s'arrêta, troublé, bouleversé. Jamais homme n'avait été plus déçu dans son attente. Son imagination, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, comme on l'a appelée, lui avait représenté une beauté pleine de majesté et de grâce, et un coup d'œil avait dissipé tout ses rêves. Anne était honnête, bien intentionnée, mais un peu plus simple. Ses traits étaient grossiers, son teint brun était loin d’être de roses et de lis ; elle était de grosse corpulence, et ses manières étaient gauches. Henri avait le goût fin et sûr ; il savait apprécier les beautés et les défauts, surtout dans la figure, la tenue, les ajustements d’une femme. Le goût ne va pas sans dégoût : au lieu d’amour, il n’éprouva pour Anne que répugnance et aversion. Frappé d’étonnement et d’épouvante, il restait devant elle, ébahi et muet. Au reste, toute conversation eût été impossible, car Anne ne savait pas l’anglais et Henri ne savait pas l’allemand ; les deux époux ne pouvaient pas même se parler. Henri quitta la chambre, et, sans avoir le courage d’offrir à la princesse le beau présent qu’il lui apportait, se jeta dans la barque, et, morne et pensif, retourna à Greenwich. « Quel malheur pour moi, se disait-il, qu’elle soit jamais venue en Angleterre (**) ! Comment est-il possible que des hommes sensés aient pu me faire de si faux rapports ? Heureusement qu’il n’y a pas eu de pacte entre nous ! Par quel moyen pourrai-je rompre avec elle ?... Impossible ; le duc son frère se jetterait dans les bras de l’empereur ou du roi de France ; plus d’alliance dès lors avec les princes de l’Allemagne. Il est trop tard ». Jamais l’inconvénient d’un portrait flatteur n’avait été plus sensible. Il n’y a pas de doute que si dans ce moment même l’empereur et le roi de France n’eussent pas été réunis à Paris, Henri eût immédiatement renvoyé l’infortunée jeune personne (***). Il arriva à Greenwich.

(*) Un document, The coming of the lady Anne, dit que l’entrevue eut lieu à Blackheath.

(**) « He was woe that ever she came unto England » (Lord Herbert, p. 517).

(***) Ibidem. Dépositions de Sir A. Brown, lord Russel, etc.

 

Peu après, Cromwell, l’entremetteur de cette malheureuse affaire, se présenta au roi, non sans crainte, et demanda comment Sa Majesté trouvait la princesse de Clèves. Le roi répondit : « Point du tout aussi bien qu’on le disait. Si je l’avais connue aussi bien que maintenant, elle n’aurait jamais mis le pied dans mon royaume ». Puis il poussa en gémissant ce cri : « Quel remède (*) ? – Je n’en sais aucun, répondit Cromwell, et je suis très-triste de cette affaire ». Les serviteurs du roi n’avaient pas fait preuve d’intelligence ou même de droiture. Hutton, qui avait écrit à Cromwell que la princesse n’était pas belle, Southampton, qui l’avait vue de près à Calais, n’avaient l’un et l’autre parlé au roi que de sa beauté. Le jour suivant, Anne arriva à Greenwich ; le roi la conduisit à la chambre qui lui était destinée, puis se retira dans la sienne, fort triste et de mauvaise humeur. Cromwell se présenta de nouveau : « Milord, lui dit le roi, qu’on dise ce que l’on voudra, elle n’est point si belle qu’on le rapportait… toutefois, elle est convenable. – Vous dites vrai, Sire, répondit Cromwell, et il me semble qu’elle a une manière de reine. – Convoquez le Conseil », reprit Henri.

(*) « What remedy ? » (Cromwell to the King. Burnet, Records, I, p. 297).

 

La princesse fit son entrée à Londres avec grande pompe et parut au palais. La cour, qui avait appris le désappointement de Henri, se montra consternée. « Jamais, disait-on, notre roi ne peut avoir une telle reine ». À défaut de langage, la musique eût été un moyen de communication ; elle parle et émeut ; Henri et toute sa cour l’aimaient passionnément ; mais Anne n’en savait pas une note ; elle ne connaissait que les travaux de femme. En vain Cromwell se hasarda-t-il à dire à son maître qu’elle avait pourtant un grand et beau corps, Henri ne pensait qu’à se débarrasser d’elle. La cérémonie du mariage fut renvoyée de deux ou trois jours. Le Conseil examina si certains projets d’union qui avaient existé entre Anne et le fils du duc de Lorraine n’étaient pas un obstacle à son mariage avec Henri. Cette circonstance ne fut pas trouvée suffisante. « On ne me traite pas bien », dit le roi à Cromwell. Plusieurs avaient peur d’une rupture. Le divorce de Henri et de Catherine, la cruauté avec laquelle il avait traité l’innocente Anne Boleyn, avaient déjà causé tant de mécontentement en Europe que l’on craignait un nouvel éclat. La coupe était amère, mais il fallait la boire. Le 6 janvier fut définitivement fixé pour ces noces fatales. On entendait la veille le roi murmurer tout bas avec l’accent du désespoir : « Il le faut, il le faut », et un moment après : « Je mettrai mon cou sous le joug ». Il se décida à vivre d’une manière convenable avec la reine. Une antipathie insurmontable était dans son cœur, mais des paroles courtoises sur ses lèvres. Le roi dit le matin à Cromwell : « Milord, si ce n’était pas crainte de mécontenter mon peuple, de faire un grand bruit dans le monde, de jeter le duc de Clèves dans les bras de l’empereur et du roi de France, qui sont maintenant ensemble à Paris, je ne ferais à aucun prix ce que je vais faire aujourd’hui ». La position de Cromwell avait reçu un premier coup lors de sa dispute avec Norfolk, elle en reçut un second lors du désappointement du roi. Henri s’en prenait à lui de son malheur, et c’était en vain que Cromwell rejetait la faute sur Southampton (*).

(*) Hall. Lord Herbert. Burnet, Records.

 

Le 6 janvier, la cérémonie nuptiale fut célébrée à Greenwich, par l’archevêque, avec grande solennité, mais grande tristesse. Henri se consolait de son malheur en pensant qu’il s’allierait avec les princes protestants contre l’empereur, si seulement ils voulaient modérer un peu leur doctrine. Le lendemain Cromwell lui dit en l’abordant : « Eh bien, Sire, la trouvez-vous mieux maintenant qu’auparavant ? – Pis que jamais », répondit le roi. Il prétendit qu’elle avait de l’odeur, ce qui était sans doute l’effet de son imagination, aidée de son antipathie. Toutefois il continua à témoigner extérieurement à son épouse les égards qui lui étaient dus.

On s’attendait généralement à ce que cette union fût favorable à la Réforme. « L’état du royaume est bien meilleur depuis ce mariage, écrivait Butler à Bullinger de Zurich. La reine est une excellente femme, craignant Dieu, et nous avons le plus grand espoir de voir par son influence l’Évangile se propager dans tout le royaume. Tous les hommes de bien ne cessent de le demander à Dieu (*) ». Des livres pieux étaient publiquement mis en vente, et plusieurs ministres fidèles, Barnes en particulier, prêchaient la vérité librement, avec une grande puissance, et personne ne les inquiétait (**) Ces bons chrétiens se faisaient de grandes illusions. « Le roi, disaient-ils, est miséricordieux et indulgent et désire de tout son cœur l’avancement de la vérité (***) ».

(*) Original Letters, II, p. 627 et 628, 24 février et 29 mars 1540.

(**) « The word is powerfully preached by Barnes and his fellowministers » (Ibid.).

(***) « The king who is exceedingly merciful, would willingly desire the promotion of the truth » (Partridge à Bullinger, 29 fév. 1540. Orig. Letters, II, p. 614).

 

Mais c’était dans les affaires publiques plutôt que dans celles de la foi, que le roi d’Angleterre montrait son protestantisme. Il manifesta beaucoup d’irritation contre l’empereur, et ceci donna lieu à une conversation caractéristique. Henri ayant chargé, en janvier 1540, son ambassadeur dans les Pays-Bas, Sir Thomas Wyatt, de faire à Charles-Quint des représentations et des demandes sur divers sujets qui concernaient son gouvernement : « Je n’en ferai rien », répondit sèchement le grand potentat. Wyatt s’étant plaint, de plus, de ce que des marchands anglais étaient inquiétés en Espagne par l’inquisition : « Je n’en sais rien », dit laconiquement l’empereur. Il ajouta pourtant : « Parlez-en à Granvelle ». Wyatt ayant eu alors la hardiesse de remarquer que le monarque lui répondait d’une manière désobligeante (*), Charles-Quint l’interrompit en lui disant : « Vos paroles m’outragent ». Mais l’ambassadeur qui voulait remplir ponctuellement les ordres de son maître, ne s’arrêta pas et prononça le mot d’ingratitude. Henri regardait Charles comme un ingrat, pensant l’avoir fort obligé en une circonstance importante. En effet, l’empereur Maximilien ayant offert au roi d’Angleterre de lui assurer l’empire, l’idée de ceindre la couronne des empereurs enflamma l’imagination ardente du jeune prince, enthousiaste des traditions romantiques du moyen âge. Mais après la mort de Maximilien, les Allemands se prononcèrent en faveur de Charles. Ce prince vint en Angleterre ; les deux rois se virent ; on ne sait trop ce qu’ils dirent dans leur entrevue ; quoi qu’il en soit, Henri céda et crut que c’était à sa générosité que Charles devait l’empire. — « Ingratitude ! répondit vivement l’empereur à l’ambassadeur. Qui s’est rendu coupable d’ingratitude ? Sachez que c’est votre maître qui a été ingrat envers moi. S’il m’a rendu un bon service j’ai fait autant et mieux. Je ne puis être ingrat envers le roi d’Angleterre ; il n’y a que l’inférieur qui puisse être ingrat envers son supérieur (**). Je comprends toutefois que le français n’étant pas votre langue maternelle, vous vous soyez trompé en employant ce mot. — Je ne puis me tromper, répondit Wyatt, en me servant des termes qui m’ont été commandés ». L’empereur fut fort ému. « Monsieur l’ambassadeur, dit-il, les opinions du roi ne sont pas toujours ce qu’il y a de mieux. — Mon maître, répliqua Wyatt, est prêt à rendre raison de toutes ses pensées, soit à Dieu, soit au monde. — Cela est possible », répondit froidement Charles. Les pensées étaient toujours plus agressives. Henri VIII discernait clairement ses projets. « Rappelez-vous, dit-il le même mois au duc de Norfolk qu’il envoyait en France avec une mission extraordinaire, que Charles a mis dans sa tête de faire de toute la chrétienté une seule monarchie (***). Persuadé qu’il est supérieur à tous les rois, il emploiera tous les moyens pour faire reconnaître sa prétendue supériorité, et changera à son gré les institutions de nos États ». Ces paroles montrent dans Henri un sens politique plus grand qu’on ne le lui suppose d’ordinaire ; mais elles ne sont pas précisément la preuve de son zèle évangélique.

(*) « Unkind handling » (Wyatt à Henri VIII, State Papers, VIII, p. 240).

(**) « I cannot be toward him the ingrate ; the inferior may be ingrate to the greater » (State Papers, VIII, p. 241).

(***) « To bring Christendom to a monarchy » (Ibid., p. 249).

 

Il fit pourtant quelque chose à cet égard. Des représentants de l’électeur de Saxe et du landgrave de Hesse avaient accompagné en Angleterre Anne de Clèves. Henri les reçut avec bienveillance, et les traita avec magnificence ; il sut même si bien les éblouir par ses discours et ses manières, que ces graves ambassadeurs rapportèrent à leurs maîtres comment les noces de Sa Majesté avaient été célébrées sous de joyeux et saints auspices (*). Toutefois ils n’avaient pas caché à Henri VIII que l’électeur et le landgrave « avaient été consternés, ainsi que beaucoup d’autres, par un atroce décret, dû aux artifices de certains évêques partisans de l’impiété romaine ». Sur quoi le roi, qui voulait à tout prix gagner les princes évangéliques, déclara à leurs représentants « que sa sagesse adoucirait la rigueur de ce décret, qu’il en suspendrait même l’exécution, et qu’il n’y avait rien au monde qu’il désirât plus que de voir la vraie doctrine de Christ luire dans toute les Églises (**) ; qu’il « était décidé de mettre toujours la vérité céleste avant la tradition des hommes ». En conséquence, les théologiens de Wittenberg envoyèrent au roi des articles évangéliques auxquels ils lui demandaient d’adhérer, et qui étaient fort opposés à ceux de Gardiner (***). Nous allons voir comment Henri s’y prit pour accomplir ses promesses.

(*) « Exposuerunt auspicia nuptiarum fuisse læta et sancta » (Corp. Ref., III, p. 1005).

(**) « Ut vera doctrina Christi luceat in Ecclesiis » (Corp. Ref., III, p. 1007. Strype, I, p. 548).

(***) « Articuli in Angliam missi » (Corp. Ref., III, p. 1009).

 

Cromwell voulait profiter de ces déclarations du roi pour faire prêcher l’Évangile, et il avait quelques hommes capables de le faire. Il comptait avant tout sur Barnes, qui était revenu en Angleterre avec les témoignages les plus flatteurs des réformateurs de Wittenberg, et même de l’électeur de Saxe et du roi de Danemark. Barnes avait été employé par Henri dans la négociation de son mariage avec Anne de Clèves, et avait ainsi contribué à cette union, ce qui ne le rendait pas fort agréable au roi. Il y avait de plus Garret, curé de l’église de Tous-les-Saints dans Honeylane, dont nous avons parlé ailleurs (*), Jérôme, recteur de Stepney et d’autres encore. Bonner, de retour de France, élu évêque de Londres, et qui fut plus tard un ardent persécuteur, désigna ces trois ministres évangéliques pour prêcher pendant le carême de 1540, à la Croix de Saint-Paul. Peut-être cherchait-il encore à plaire à Cromwell ; peut-être s’était-on plaint d’eux au roi, et ce prince voulait-il les mettre à l’épreuve (**). Barnes devait prêcher le premier dimanche, 14 février. Gardiner, craignant le danger, voulut le prévenir et fit dire en conséquence à Bonner qu’il prêcherait lui-même ce jour-là. Barnes céda la chaire à ce puissant évêque, qui, sachant bien quelle doctrine les trois évangéliques annonceraient à Saint-Paul, voulait les prévenir, et susciter adroitement des préjugés contre ces innovateurs et leurs innovations. La réfutation, pensait-il, est plus utile avant qu’après ; il vaut mieux être le premier que le second, et empêcher les maux d’arriver, que les guérir quand ils sont venus. Il montra même de la finesse, de l’esprit. L’idée que la Réformation était un progrès et faisait marcher en avant, en attirait plusieurs ; il prétendit qu’elle fait le contraire, et prenant pour texte la parole adressée par le tentateur à Jésus, sur les créneaux du temple : Jette-toi en bas : « Aujourd’hui, dit l’évêque de Winchester, le diable tente le monde et l’invite à se jeter en arrière. Il n’y a pas d’en avant dans la nouvelle doctrine, tout est en arrière ! Arrière des jeûnes ; arrière des prières ; arrière de la confession ; arrière de pleurer sur ses péchés ! Tout est tellement en arrière à cette heure que, pour obéir au diable, il nous fait dire le Pater à rebours (***) ». L’évêque de Winchester censura surtout rudement les prédicateurs évangéliques de ce qu’ils enseignaient la rémission des péchés par la foi et non par les œuvres. « Auparavant, dit-il, on achetait le ciel à Rome avec un peu d’argent ; maintenant que nous en avons fini avec cette tromperie, le diable en a inventé une autre ; il offre le ciel pour rien ». Gardiner regardait la foi vivante qui unit au Sauveur comme rien.

(*) Histoire de la Réformation. Première série.

(**) C’est l’opinion de Fox (Acts and monuments, V, p. 420) ; la première est la plus probable.

(***) « Men must now learn to say their Pater noster backward » (Gardiner’s Sermon the first Sunday of Lent. Fox, V, p. 430).

 

Le dimanche suivant, Barnes prêcha. Le lord maire et Gardiner l’un à côté de l’autre, et beaucoup d’autres rapporteurs, dit la Chronique, assistaient au service. Le prédicateur défendit avec force la doctrine attaquée par l’évêque, mais malheureusement il se laissa aller, comme lui, à faire de l’esprit, et joua même sur son nom, se plaignant du jardinier (Gardiner) qui ne voulait pas ôter l’ivraie du jardin du Seigneur ». Ce jeu de mots eût été partout détestable ; il l’était doublement en chaire en présence de l’évêque lui-même. « Jeu de mots, la pire espèce du faux bel-esprit ». Il paraît pourtant que Barnes eut le sentiment de sa faute, car avant de finir, il demanda humblement à Gardiner, en présence de tout l’auditoire, de lever sa main s’il lui pardonnait. Gardiner leva seulement un doigt. Garret prêcha le dimanche suivant avec énergie, mais en s’appliquant à n’offenser personne. Jérôme enfin, prenant dans saint Paul aux Galates le passage sur Sarah et Agar, insista sur ce que tous ceux qui sont nés de Sarah, la femme légitime, qui ont été régénérés par la foi, sont pleinement et définitivement justifiés (*).

(*) Fox, Acts, V, p. 429.Galates 4:22.

 

Les amis de Gardiner et cet  évêque lui-même se hâtèrent de se plaindre au roi de « l'insupportable arrogance de Barnes ». « Un prélat du royaume être ainsi outragé à la Croix de Saint-Paul » disait l'ancien ambassadeur en France. Henri fit venir le coupable dans son cabinet. Barnes avoua qu'il s'était oublié, et promit de se tenir en garde à l'avenir contre de telles témérités. Jérôme et Garret reçurent aussi leur semonce, et le roi ordonna aux trois évangélistes de lire publiquement, le dimanche suivant, au service solennel de Pâques célébré dans l'église de l'hôpital de Sainte-Marie, une rétractation qui leur fut remise par écrit. Ils croyaient qu'on devait se soumettre d'une manière absolue aux ordres du monarque ; aussi, le 4 avril étant arrivé, Barnes monta en chaire et lut exactement le papier officiel qu'il avait reçu. Après cela, se tournant vers l'évêque de Winchester, qui était présent d'après l'ordre du roi, il le supplia avec instances et avec respect de lui pardonner. Ayant ainsi rempli, à ce qu'il croyait, son devoir d'abord de sujet, ensuite de chrétien, il crut qu'il était de son devoir de s'acquitter aussi de celui de ministre de Dieu, et exposa en conséquence avec force la doctrine du salut par grâce, pour laquelle même il avait été poursuivi. Le lord maire, qui était à côté de Gardiner, se tourna vers l'évêque, en disant : « Ne pensez-vous pas, Monseigneur, que je dois l'envoyer de la chaire à la prison, pour cet audacieux discours, si contraire à sa rétractation (*)? » Garret et Jérôme ayant fait comme Barnes, le roi ordonna que les trois évangélistes fussent conduits et enfermés à la Tour. « Trois de nos meilleurs ministres, écrivait Butler à Bullinger, sont enfermés dans la Tour de Londres. Jugez par là de notre infortune (**) ».

(*) « For that his bold preaching, contrary to his retractation » (Fox, V, p. 433).

(**) Origin. Letters, II, p. 632.

 

Tandis que Henri VIII incarcérait les ministres de la Parole de Dieu, il donnait pleine liberté à cette Parole elle-même. Il faut le reconnaître, dans sa lutte avec le pape, il faisait quelque usage de la Bible. Sans doute il l'interprétait à sa manière, mais il s'en servait et aidait à la répandre. Ceci fut important pour la réformation de l'Angleterre. La première Bible dite de Cranmer paraissait alors (avril 1540), avec une préface de l'archevêque, dans laquelle il demandait que « grands et petits, hommes et femmes, riches et pauvres, maîtres et serviteurs la lussent et la méditassent dans leurs maisons (*) ». Un magnifique exemplaire sur vélin fut présenté au roi. Dans le même mois parut une autre Bible, en plus petits caractères; en juillet de nouveau une grande Bible; en novembre une troisième in-folio, autorisée par Henri VIII, « suprême chef de son Église ». Il paraît même qu'il y eut encore une autre édition cette année; tout au moins le Nouveau Testament fut-il imprimé (**). Les ennemis de la Bible ont la victoire et pourtant la Bible triomphe et le flambeau qui doit éclairer le monde porte partout sa lumière.

(*) « High and low, male and female, rich and poor, master and servant… » (The Bible in English, with a prologue by the Arch. of Cant. Avril 1540). L’exemplaire du roi est au musée britannique.

(**) Anderson, English Bible ; Index, p. IX.

 

7.5       Chapitre 5 : Disgrâce et mort de Cromwell, comte d’Essex (1540.)

Huit jours après l'emprisonnement de Barnes et de ses deux amis (12 avril 1540), le parlement s'ouvrit, pour la première fois, sans abbés ni prieurs. Cromwell était pensif, inquiet ; il voyait partout des causes d'alarme ; il se sentait ébranlé. Le statut des six articles, la certitude où il était que les doctrines du moyen âge reprenaient sur le roi un ascendant incontestable, la colère de Norfolk, le dépit de Henri à l'occasion de la belle reine que lui, Cromwell, lui avait choisie, étaient des points noirs qui menaçaient son avenir. Ses amis étaient écartés ou persécutés ; ses ennemis entouraient le trône. Toutefois Henri ne faisait rien paraître et il méditait en secret un coup violent ; il cachait son jeu de manière à ce que les autres, et Cromwell surtout, ne s'en aperçussent pas. Le puissant ministre parut donc au parlement, en faisant bonne mine, d'un air assuré, comme l'organe toujours puissant de la volonté suprême du roi. Henri VIII, l'homme des extrêmes, trouvait convenable alors de se présenter comme l'homme du juste milieu. « Le pays est agité par des dissensions religieuses, dit son représentant ; l'ivraie croît au milieu du grain. Il y a d’un côté superstition enracinée et attachement opiniâtre à la papauté, et de l'autre précipitation irréfléchie, impertinente, coupable (ceci s'adressait sans doute à Barnes). Le roi demande l'union des partis contraires. Il ne penche ni d'un côté ni de l'autre (*) ; il veut réprimer également la licence des hérétiques et celles des papistes, et ne mettre en avant que la pure et sainte doctrine de Christ ». Ces paroles de Cromwell étaient sages ; l'union dans la vérité est le grand besoin de tous les siècles ; mais il y avait le commentaire que Henri y joignait. Il ne se laissait point aller en effet ni à droite ni à gauche ; il ne voulait que lui-même, et entendait ne permettre en Angleterre d'autre doctrine que celle dont, le glaive à la main, sa puissance souveraine prescrivait la croyance. Cromwell ne manquait pas de faire connaître la manière dont le roi prétendait accomplir cette union, et demandait des peines contre ceux qui ne se soumettaient pas à la Bible et contre ceux qui l'interprétaient mal ; Henri entendait frapper à droite et à gauche, de sa lance vigoureuse. Une commission fut nommée pour réaliser le projet d'union, et il en résulta, après deux ans, un assemblage confus de vérités et d'erreurs (**).

(*) « That the king leaned to neither side » (Strype’s Mem., I, p. 550).

(**) The necessary Erudition of a Christian man.

 

Il se passa alors une chose singulière. Cromwell est sur le bord de l'abîme et le roi le comble de ses grâces. Déjà chancelier de l'échiquier, premier secrétaire d'État, vice-gérant et vicaire général d'Angleterre dans les affaires spirituelles, lord du sceau privé, chevalier de la Jarretière, Cromwell allait voir de nouveaux honneurs ajoutés à tous ses honneurs. Le comte d'Essex venait de mourir ; une semaine après lui mourut le comte d'Oxford, grand chambellan : Henri fit comte d'Essex Cromwell, ce « fils du forgeron », que Norfolk et d'autres nobles méprisaient tant, le nomma grand chambellan d'Angleterre, et fit mettre son nom en tête du rôle des lords. Les richesses ne lui faisaient pas plus défaut que les honneurs ; il reçut une grande partie des biens du feu lord Essex ; le roi lui donna trente manoirs provenant des monastères supprimés ; il possédait de grandes terres dans huit comtés ; et il continuait à diriger les affaires de la couronne. On se demande d'où vient cette profusion de faveurs, dans le moment où le cas d'Anne de Clèves irrite le roi contre celui qui la lui a donnée pour femme, où l'emprisonnement de Barnes, son ami et son agent confidentiel, le compromet grandement, où en outre Norfolk, Gardiner et tout le parti catholique cherchent à mettre bas ce « parvenu » qui les offusque et les entrave. On peut faire deux réponses. Henri voulait que Cromwell fit de grands efforts pour obtenir les votes du parlement en faveur de bills fort extraordinaires, mais fort avantageux au roi, et il espérait que les titres avec lesquels Cromwell se présenterait aux chambres lui rendraient le succès plus facile. Toutefois plusieurs contemporains attribuèrent à une autre cause ces faveurs royales. « Quelques personnes soupçonnent, écrivait Richard Hilles à Bullinger, que tout cela était une ruse, pour faire croire que Cromwell avait été un traître désespéré, sans quoi le roi n'aurait jamais fait mourir un homme auquel il avait donné de si frappantes marques de son affection (*) ». Les anciens d'ailleurs ne couronnaient-ils pas de fleurs leurs victimes avant de les immoler ?

(*) « To make people conclude that he must have been a most wicked traitor » (Original Letters, I, p. 202).

 

Henri était avide d'argent et il en avait besoin, car il en était prodigue ; il s'adressa à Cromwell pour en avoir. Celui-ci n'ignorait pas qu'en se faisant l'instrument du prince dans cette affaire, il s'aliénait l'esprit de la nation ; mais il se disait qu'un grand monarque devait avoir de grands moyens, et il était toujours prêt à se sacrifier pour lui, car il lui devait tout, et l'aimait malgré ses fautes. Le 23 avril, quatre jours après les faveurs extraordinaires qu'il avait reçues du roi, Cromwell proposa à la chambre la suppression des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, et demanda que leurs propriétés, qui étaient considérables, fussent données au prince ; il l'obtint. Le 3 mai, il demanda pour Sa Majesté un subside sans exemple, savoir quatre dixièmes et cinquièmes, outre dix pour cent sur le revenu des terres et cinq pour cent sur la valeur des marchandises ; il l'obtint. Puis se rendant à la convocation du clergé, il exigea un don de deux dixièmes et de vingt pour cent sur les revenus ecclésiastiques pendant deux ans ; il l'obtint. Le 8 mai le roi, par l'énergie de Cromwell, avait obtenu tout ce qu'il voulait avoir. Qu'arrivera-t-il le lendemain ?

Le lendemain, c'était dimanche 9 mai, Cromwell reçut dans son palais un billet du roi ainsi conçu :

 

« Henri R.

Au nom du roi.

Très cher cousin, nous vous saluons bien. Ceci est pour vous signifier notre plaisir et notre commandement, que sur-le-champ, à la réception de cette lettre, mettant de côté toute autre affaire, vous vous rendiez vers nous, pour traiter de grandes et graves matières, qui regardent la sûreté de votre personne, la conservation de votre honneur, la tranquillité et la paix de vous et d'autres de nos bien-aimés et fidèles sujets (*), comme vous le verrez et le comprendrez pleinement à votre arrivée. N'y manquez pas ; nous nous confions en vous à cet égard. Donné sous notre sceau, à notre manoir de Westminster, le 9 de mai ».

(*) « The surety of your person, the preservation of your honour, etc. » (Cotton, msc. Tit. B, I, p. 406).

 

Que pouvait signifier ce billet pressant et mystérieux ? Après l'avoir lu, Cromwell ne pouvait être tranquille. La conversation de son honneur, la sûreté même de sa personne étaient en question, disait le roi. On peut comprendre l'agitation de son esprit, ses craintes sur l'issue de sa visite, le trouble avec lequel, sans perdre un moment, il se rendit à l'ordre du roi. Nous ignorons ce qui se dit dans cette entrevue ; il est probable que le ministre crut s'être justifié auprès de son maître. En effet, le lendemain lundi, le comte d'Essex fut à la chambre des lords comme à l'ordinaire, et y présenta un bill ; le lendemain le parlement fut prorogé jusqu'au 25 mai. Quel pouvait en être le motif ? On a cru que les ennemis de Cromwell avaient voulu se donner le temps nécessaire pour recueillir les preuves des accusations qu'ils voulaient porter contre leur adversaire. Les quinze jours s'écoulèrent ; le parlement siégea de nouveau, et le comte d'Essex s'y trouva à sa place ce jour-là et les jours suivants. Le 10 juin, il était encore au parlement comme ministre du roi ; il y avait le même jour, à trois heures, une réunion du Conseil privé. Le duc de Norfolk, le comte d'Essex et les autres membres étaient tranquillement réunis autour de la table, quand le premier se leva et accusa Cromwell de haute trahison. Cromwell comprit que Norfolk n'agissait que d'accord avec le roi ; il se rappelait d'ailleurs le billet du 9 mai ; le lord chancelier l'arrêta et le fit conduire à la Tour (*).

(*) State Papers, VIII, p. 244, 276, 282, 289, 295, 299 (Henri à Wallop), 304, 318, 327, 350. Fox, Acts, V, p. 398. Anderson, II, p. 107.

 

Norfolk était plus que jamais en faveur, car Henri, l'époux d'Anne de Clèves, était alors très-amoureux de sa nièce. Il crut, et Gardiner ne manqua pas sans doute de l'encourager, qu'il devait se hâter de profiter de la bienveillance extraordinaire que le roi lui témoignait pour terrasser l'adversaire du catholicisme anglican, le puissant protecteur de la Bible et de la Réforme. Cromwell, aux yeux de ce parti, était un hérétique et même un chef d'hérétiques. C'était là le principal motif, et même au fond l'unique, de l'attaque dirigée contre le comte d'Essex. Une lettre adressée alors par le Conseil à sir John Wallop, ambassadeur à la cour de France, lettre circulaire envoyée aux principaux officiers et représentants du roi, expose clairement le crime dont Cromwell était accusé. « Le lord du sceau privé, y était-il dit, auquel Sa Majesté a témoigné une faveur toute spéciale, agissant dans un sens contraire à la volonté de Sa Majesté, a fait avancer secrètement et indirectement l'un des deux extrêmes, et ainsi abandonné la véritable et vertueuse voie que Sa Majesté a si fort à cœur. Ce traître, plein de zèle pour réussir dans son dessein, a soigneusement examiné comment il pourrait y parvenir, et a dit en la présence de témoins, en tout autant de termes, que si le roi rejetait son opinion, il se battrait en pleine campagne, l'épée à la main, contre lui et ses adhérents ; que s'il vivait un ou deux ans, il se faisait fort de réduire le roi à être hors d'état de lui résister. En prononçant ces paroles, il les appuyait de tels serments, faisait de tels gestes, de tels mouvements avec ses bras (*) que chacun voyait à quel point la résolution exprimée par ses lèvres était fermement fixée dans son cœur. Pour cette détestable trahison et pour d'autres énormités, ledit lord est maintenant enfermé à la Tour de Londres, jusqu'à ce qu'il plaise à Sa Majesté de le faire juger selon les lois. Sa Majesté, sachant que les hommes les plus sages pourraient se tromper dans l'appréciation de cet événement, a jugé convenable de vous faire connaître la vérité ».

(*) « Making such gesture and demonstrations with his arms » (State Papers, VIII, 350. The council to Wallop)

 

Rien n'était plus contraire au caractère et à toute vie de Cromwell que les paroles insensées qu’on lui attribuait ; tout homme éclairé ne pouvait y voir que des mensonges, sous lesquels le parti catholique anglican cherchait à couvrir sa conduite criminelle. Mais en même temps il désignait très-clairement dans cette lettre le vrai motif du coup porté à Cromwell, la cause première, vraie, efficiente de sa chute, le but que se proposaient les ennemis du comte d’Essex, la fin en vue de laquelle ils agissaient. Ils s’imaginèrent, en perdant Cromwell, perdre la Réforme. Wallop ne manqua pas de faire cette communication à la cour près de laquelle il était accrédité ; et Henri VIII fut ravi d’apprendre « l’amicale réjouissance de son bon frère le roi de France, du connétable et d’autres, en apprenant l’arrestation du lord du sceau privé (*) ». Cette réjouissance était fort naturelle de la part de François Ier, de Montmorency et des leurs.

(*) « The friendly rejoyce of your good brother, the French king » (Henry VIII à Wallop, State Papers, VIII, p. 362).

 

Dès que l’arrestation du 10 juin fut connue, la plupart de ceux qui avaient le plus recherché la faveur de Cromwell, Bonner, évêque de Londres, en particulier, tournèrent aussitôt et se prononcèrent contre lui. En faisant passer ses derniers bills au profit du roi, il ne s’était pas rendu populaire ; aussi la nouvelle de son emprisonnement fut reçue avec des acclamations de joie (*). Au milieu de cette défaillance générale, un seul homme resta fidèle au prisonnier, ce fut Cranmer. Celui qui avait pris la défense d’Anne Boleyn, prit aussi celle de Cranmer. L’archevêque n’était pas le jeudi 10 juin au Conseil privé ; mais s’y étant rendu le vendredi, il y apprit que le comte d’Essex était arrêté comme traître. Cette nouvelle le saisit, l’étonna, l’émut. Ce n’était pas seulement son ami qu’il voyait alors en Cromwell, pas seulement le protecteur prudent, mais dévoué, de la Réforme ; c’était le ministre le plus habile, le serviteur le plus fidèle du roi. Il savait à quels dangers il s’exposait en prenant la défense du prisonnier ; il comprenait qu’il était de son devoir de ne pas heurter le roi en face. Il lui écrit donc prudemment, mais en lui rappelant pourtant avec force tout ce que Cromwell a été. Le lendemain du jour où il avait la chute du ministre, Cranmer écrivit à Henri VIII. « Cranmer un traître ! Qui serait rempli de tristesse et frappé d’épouvante, en l’apprenant ? Quoi, celui n’avait pas d’autre appui que Votre Majesté ; celui qui aimait Votre Majesté, (je n’ai cessé de le croire) autant que Dieu même ; celui qui s’appliquant toujours à faire réussir ce qui était selon la volonté de Votre Majesté, et tout ce qui lui donnait quelque plaisir ; celui qui, pour servir Votre Majesté ne se souciait de déplaire à qui que ce fût ; celui qui, selon mon jugement, était, en sagesse, en travail, en fidélité et en expérience, un serviteur tel qu’aucun prince de ce royaume n’en a jamais possédé ; celui qui s’appliquant avec tant de vigilance à mettre Votre Majesté à l’abri de toute trahison, que nulle ne pouvait être si secrètement tramée qu’il ne la découvrît dès le commencement, cet homme-là est un traître !... Ah ! Si ces nobles princes, le roi Jean, Henri II, Richard II avaient eu près d’eux un tel conseiller, jamais ils n’auraient été abandonnés et rejetés aussi perfidement qu’ils le furent... Je l’ai aimé comme mon ami, car je savais qu’il l’était ; mais je l’ai surtout aimé pour l’amour dont je l’ai vu rempli envers Votre Majesté plus qu’aucun autre... Maintenant s’il est un traître, je suis affligé de l’avoir aimé, de m’être confié en lui, et je suis content que la trahison ait été découverte à temps ; mais en même temps une vive tristesse me saisit, car en qui Votre Majesté se confiera-t-elle à l’avenir, si elle n’a pu se confier en lui ? Hélas ! Je déplore le sort de Votre Majesté, car je dois le déclarer, je ne sais plus en qui elle peut se fier. Je prie Dieu continuellement, nuit et jour, de vous envoyer à sa place un conseiller en qui vous puissiez avoir une pleine assurance, qui par toutes ses qualités, puisse et veuille servir Votre Majesté comme celui que vous venez de perdre et qui, pour garantir Votre Majesté de tout danger, ait autant de soin et de sollicitude qu’il en a eu lui-même, ainsi que je l’ai toujours cru (**) ». Cranmer sans doute était faible, mais il fallait certes du dévouement à la vérité et à la justice, même de la hardiesse, pour plaider ainsi la cause du prisonnier, auprès d’un prince aussi absolu que Henri VIII, et lui souhaiter même de trouver quelqu’un qui le vaille. Lord Herbert de Cherbury trouve que Cranmer écrivait au roi hardiment ; c’est aussi notre pensée. Ce prince ne pouvant supporter aucune contradiction, il y avait dans la démarche de l’archevêque plus qu’il ne fallait pour le perdre en même temps que Cromwell.

(*) Lord Herbert de Cherbury, p. 520.

(**) Herbert de Cherbury, p. 521. Cranmer’s Remains and Letters, p. 401.

 

Cependant les ennemis du prisonnier cherchaient d’autres chefs d’accusation que celui qu’ils avaient mis d’abord en avant. En effet il paraissait étrange à quelques-uns que le chef, sous Henri VIII, de l’Église, le vice-gérant dans les affaires spirituelles, fût un hérétique, un patron d’hérétiques, et plusieurs même faisaient de cette imputation un sujet de plaisanterie (*). On se mit donc à l'œuvre après coup pour trouver des crimes à l’accusé. Et voici ce qu’avec beaucoup de peine l’on découvrit, et l’on exposa dans le bill d’Attainder : « Il a mis en liberté, dit-on, des prisonniers suspects de trahison ». Crime en effet aux yeux d’un despote ombrageux, mais aux yeux d’hommes justes, équité et vertu. « Il a accordé la liberté de transporter hors du royaume du grain, des chevaux et autres objets de commerce ». Crime du libre échange, qui n’en serait pas un maintenant. On ne put spécifier un seul cas où Cromwell eût reçu quelque présent pour cette licence. « Il a, lui, homme de basse naissance, donné des charges et des ordres, en disant seulement qu’il était sûr que le roi les approuverait ». Cromwell pouvait alléguer ici avec raison les nombreuses affaires dont il était chargé, et l’ennui qu’il eût donné au roi s’il fût venu le troubler à tout moment pour la moindre décision. « Il a accordé, poursuivait-on, soit à des sujets du roi, soit à des étrangers, la permission de passer la mer, sans qu’on les fouillât (**) ». Il paraît que cet intelligent ministre voulait un ordre de choses moins vexatoire et plus libéral que celui de Henri VIII, et était ainsi en avant de son siècle. « Il est parvenu à une haute fortune ; il a tenu un grand état, et n’a pas assez honoré la noblesse ». Il y en avait beaucoup parmi la noblesse qui n’étaient pas fort honorables, et ce grand travailleur n’aimait pas les gens oiseux et fainéants. Quant à sa fortune, Cromwell faisait de grandes dépenses pour les affaires du royaume ;il avait dans beaucoup de pays des agents bien payés, et l’argent qu’il avait en main était plus employé aux affaires personnelles. On le voit, il y avait dans tout cela plus à louer qu’à reprendre. Il avait des ennemis qui allaient plus loin encore que ses accusateurs officiels. Les catholiques-romains prétendaient qu’il avait voulu épouser la fille du roi, la princesse Marie(***). Le marteau des moines et la fanatique Marie eussent fait une singulière et sympathique union !

(*) « To others gave occasion of merriment » (Herbert de Cherbury, p. 522).

(**) « Without any search » (Bill of Attainder).

(***) « The cardinal of Belly… showed me that the said Prevey Seales intent was to have marryed my lady Mary » (Wallop to Henri VIII, State Papers, VIII, p. 379).

 

Après ces vaines accusations venaient les vrais motifs de disgrâce. « Il a, disait-on, adopté des opinions hérétiques (ce qui voulait dire évangéliques) ; il a favorisé la circulation des livres hérétiques ; il a placé dans le royaume beaucoup de ministres hérétiques ; il a fait relâcher des hommes accusé d’hérésie. Quand on est venu lui faire des plaintes touchant de détestables erreurs, il a défendu les hérétiques et sévèrement réprimandé les délateurs ; au mois de mars dernier, quelques personnes s’étant plaintes à lui des nouveaux prédicateurs, tels que Barnes et autres, il a répondu que leur prédication était bonne (*) ». Sur ces cimes, actes d’un homme chrétien, honnête et bienfaisant, il faut passer condamnation. Cromwell en effet était coupable.

(*) « Their preaching was good » (Voir Cromwell’s Attainder. Burnet, Records, I, numb. 16. Lord Herbert de Cherbury, p. 521).

 

Ses ennemis chargèrent de l’accusation Richard Rich, ancien orateur des communes, alors solliciteur général et chancelier de la cour des augmentations. Il avait déjà rendu des services au roi dans le procès de l’évêque Fisher et de Sir Thomas More, on pouvait en attendre de lui dans celui de Cromwell. Il paraît qu’il accusa Cromwell de relations avec Throgmorton (*), l’ami et l’agent du cardinal Pole ; or le nom seul de Pole mettait Henri hors de lui. Une alliance de Cromwell avec cet ami du pape était le pendant de son projet d’union avec la princesse Marie ; l’un valait l’autre. Cromwell écrivit sur ce sujet au roi du fond de sa prison et repoussa avec énergie cette fable. Il n’en fut pas question dans les actes officiels ; mais on laissa planer cette accusation dans le vague, et l’on répétait qu’il était coupable de trahison. Certes Cromwell ne fut pas sans faute. Il était avant tout un homme politique et l’intérêt politique pesa trop dans son esprit. Il se fit l’avocat de mesures vexatoires, injustes ; il agit quelquefois en opposition avec ses principes ; mas sa grande faute fut d’être trop servilement dévoué au prince qui prétendait avoir été trahi par lui, et il en avait donné une triste marque dans le cas d’Anne Boleyn.

(*) Anderson, Bible Annals, II, p. 110.

 

Ses ennemis craignaient que si le procès était instruit publiquement devant ses pairs conformément aux lois, il ne fasse entendre sa voix et se lavât de toutes leurs imputations. Ils résolurent en conséquence de procéder contre lui sans procès, sans débats, par voie parlementaire, par un bill de conviction ; mesure horriblement inique, on dit des catholiques-romains eux-mêmes (*). Il devait être jugé et il ne le fut pas. Il fut pourtant confronté le lendemain de son arrestation, vendredi 11 juin, avec un de ses accusateurs, et apprit ainsi les charges portées contre lui. Ramené dans la Tour, il comprit le danger qui le menaçait. La puissance de ses ennemis, Gardiner et Norfolk, la disgrâce toujours plus marquée d’Anne de Clèves qui semblait devoir entraîner la sienne, le procès intenté à Barnes et autres évangélistes, la colère du roi, toutes ces choses l’effrayaient et lui faisaient comprendre que l’issue n’était guère douteuse, et que le péril était certain. Il était agité et dans une grande tristesse ; il éprouvait des angoisses douloureuses ; des pensées noires l’accablaient ; son corps tremblait. On a appelé la prison le vestibule de la tombe, et il voyait en effet en elle un tombeau. Le 30 juin, du fond de cette sombre demeure, il écrivit à Henri VIII « avec un cœur navré, une main tremblante (**) », disait-il, une lettre saisissante.

(*) Lingard. Cette mesure avait été déjà employée à l’égard de la comtesse de Salisbury, et Cromwell, a-t-on dit, n’en était pas innocent ; il faut toutefois faire remarquer que cette dame ne fut exécutée qu’un an après lui.

(**) « With the heavy heart and trembling hand » (Burnet, I, Rec., numb. XVII, p. 301.

 

Vers la fin de juin, le duc de Norfolk, le lord chancelier et le lord amiral se rendirent à la Tour, ayant charge d’examiner Cromwell et de lui faire diverses déclarations de la part du roi. La principale concernait le mariage de Henri VIII avec Anne de Clèves ; ils le sommèrent de dire tout ce qu’il savait touchant ce mariage, « comme il pourrait le faire devant Dieu au jour redoutable du jugement ». Le 30 juin, Cromwell écrivit au roi une lettre dans laquelle il lui exposait ce qu’il savait à ce sujet, et il ajoutait : « Voilà tout ce que je sais, très-gracieux et souverain seigneur, et je demande au Dieu tout-puissant de vous conseiller, préserver, soutenir et défendre, comme votre cœur le désire, vous faisant parvenir aux années de Nestor » (trois âges d’homme, selon Homère). « Je suis prisonnier très-affligé, prêt à recevoir la mort, quand il plaira à Dieu et à Votre Majesté. Et pourtant la chair, qui est très-fragile, me porte continuellement à invoquer votre miséricorde, pour qu’elle pardonne mes offenses. Christ vous sauve, vous conserve et vous garde.

Écrit à la Tour ce mercredi dernier jour de juin, avec un cœur navré et la main tremblante du très-misérable prisonnier et pauvre esclave de Votre Majesté,

Thomas Cromwell ».

 

Après avoir signé, Cromwell, saisi d’effroi à la vue de son avenir, ajouta :

« Très-gracieux prince, je crie miséricorde, miséricorde, miséricorde ! (*) »

(*) « I cry for mercy, mercy, mercy » (Lettre de Cromwell à Henri VIII. Burnet, Records, I, p. 301).

 

Les chefs du clergé, impatients de se débarrasser d’un adversaire qu’ils détestaient, hâtaient l’arrêt fatal (*). Le jeudi 17 juin, sept jours après l’emprisonnement, le parlement était assemblé ; et Cranmer, qui avait assisté les jours précédents aux séances de la chambre des lords, n’était pas présent ce jour-là. Le comte de Southampton devenu lord du sceau privé, à la place de Cromwell, entra et présenta le bill d’Attainder contre son prédédesseur ; il fut lu pour la première fois. Le samedi 19, eurent lieu la seconde et la troisième lecture. Cranmer, dont l’absence avait été probablement remarquée, était là, et selon son déplorable système, adapté au despotisme de son maître, après avoir obéi à sa conscience en rappelant les mérites de Cromwell, il obéit au roi et acquiesça par son silence aux opérations de la chambre. Le projet de loi fut envoyé à la chambre basse. Il paraît qu’il y eut là quelques hésitations ou objections ; en effet, le bill y resta dix jours. Le 29 juin seulement les communes renvoyèrent aux pairs le bill, mais amendé, et ceux-ci, toujours très-pressés, ordonnèrent que les trois lectures eussent lieu dans la même séance, et l’envoyèrent accepté au roi, qui y donna son assentiment. L’homme qu’on poursuivait avait été si puissant que l’on craignait de le voir reprendre sa vigueur et recommencer à marcher avec de nouvelles forces.

(*) Hall

 

Le roi cependant semble avoir hésité ; il était moins décidé que ceux qui possédaient alors sa faveur.

Quoique le lord chancelier, le duc de Norfolk et lord Russell fussent venus annoncer à Cromwell que le bill de condamnation avait passé, il resta pourtant un mois entier à la Tour. Les commissaires royaux l’interrogèrent à plusieurs reprises sur divers sujets. Il paraît même que le roi lui envoya des secours, probablement pour adoucir les rigueurs de la prison. Cromwell reçut toujours les commissaires du roi avec dignité, et leur répondit avec jugement ; qu’il s’agisse d’affaires temporelles ou ecclésiastiques, il ne cessa de se montrer mieux informé que ceux qui l’interrogeaient (*).

(*) Fox, Acts, V, p. 401.

 

Henri lui fit savoir qu’il l’invitait à écrire ce qu’il croyait convenable dans sa situation. Cromwell conçut, à ce qu’il semble, l’espoir que le roi ne permettrait pas l’exécution de sa sentence. Il prit courage et écrivit au roi. « Très-gracieux Souverain, lui dit-il, votre lamentable serviteur et prisonnier, prosterné aux pieds de Votre Majesté, a appris son bon plaisir, qui est que je lui écrive. Je suis accusé de trahison ; mais jamais dans toute ma vie je n’ai fait ou dit quelque chose qui pût déplaire à Votre Majesté. Dieu sait tout ce que l’accomplissement de mes devoirs les plus sacrés m’a coûté de travaux, de peines, de labeurs. J’aurais voulu rendre Votre Majesté si puissante que le monde entier fût contraint à lui obéir, car Votre Majesté a été pour moi le père le plus tendre plutôt qu’un maître. Serait-il possible que quelque attachement, quelque cabale eût fait de moi un traître ?... Oh, s’il en était ainsi, que tous les démons de l’enfer me consument et que la vengeance de Dieu tombe sur moi... Néanmoins notre Seigneur peut faire à mon égard, si c’est sa volonté, ce qu’il fit à Suzanne, faussement accusée (*). Je n’ai pas d’autre espérance qu’en Dieu et en Votre Majesté. Vous m’accusez, me dit le contrôleur, d’avoir révélé, touchant la reine, des choses que vous vouliez tenir secrètes. J’ai, il est vrai, parlé au chambellan de la reine, dans le désir qu’elle fit tous ses efforts pour être agréable à Votre Majesté... Si j’ai offensé Votre Majesté en le faisant, je me prosterne à ses pieds et lui demande pardon. Écrit de la main tremblante et du fond du cœur profondément triste de votre très-affligé sujet et prisonnier...

« Th. Cromwell »

(*) « Can do with me, as he did with Susan » (Burnet, Records, II, p. 214).

 

Cromwell était résigné à la mort et la principale préoccupation de son cœur était le sort de son fils, de ses petits-enfants, de ses domestiques même. Son fils était bien placé, ayant épousé une sœur de la reine Jeanne Seymour. « Je me jette à genoux devant Votre Majesté, dit-il, et je lui demande très-instamment d’être bon et gracieux envers mon pauvre fils, sa bonne et vertueuse épouse, leurs pauvres enfants, et aussi tous mes serviteurs. Je le demande à Votre Majesté au nom de Christ ». Puis ce malheureux père, revenant sur lui-même, terminait en disant : « Ô très-gracieux prince ! Miséricorde, miséricorde, miséricorde ! (*)... » Cromwell écrivit encore deux fois ainsi ; et le roi fut si ému par la seconde de ces deux lettres, qu’il se la fit lire trois fois (**).

(*) Cotton Msc. Titus, B. 1, fol. 267. Ellis, Original Letters, série II, II p. 160.

(**) « Which the king commanded thrice to be read unto him » (Fox, Acts, V, p. 402).

 

Échapperait-il ? Ceux qui ignoraient ce qui se passait à la cour regardaient comme impossible que Cromwell fût sacrifié pendant qu’Anne de Clèves était reine d’Angleterre. Mais ce qu’ils regardaient comme son salut devait être plutôt sa ruine.

L’aversion de Henri pour sa femme était toujours plus grande ; il était décidé à s’en débarrasser ; mais selon son habitude, il cachait sous des fleurs l’arme dont il allait la frapper. Au mois de mars, le roi donna une grande fête à la reine, avec tournoi, comme dans le cas d’Anne Boleyn, et l’on vit jouter l’un contre l’autre, au milieu de plusieurs combattants, Sir Thomas Seymour, le comte de Sussex, Harry Howard, et Richard Cromwell, neveu du comte d’Essex et ancêtre du célèbre protecteur Olivier (*).

(*) Hall

 

Une circonstance vint hâter la décision du roi. Une jeune personne de la cour, de petite taille, mais bien faite, belle, de manières distinguées, coquette, faisant facilement des avances, Catherine Howard, fit alors sur lui une vive impression. Elle était nièce du duc de Norfolk, et vivait avec sa grand’mère, la duchesse douairière, qui lui laissait une grande liberté. Catherine était en tout l’opposé d’Anne de Clèves. Henri résolut de l’épouser et pour cela de se défaire promptement de sa présente femme. Voulant provisoirement se débarrasser au moins de sa présence, il lui représenta qu’un changement d’air lui serait très-favorable, qu’elle avait besoin de respirer en pleine campagne ; et envoya, le 24 juin, à Richmond, cette bonne princesse, sensible à ces attentions. En même temps il délégua l’évêque de Bath au duc de Clèves, son frère, pour le préparer à l’événement fort inattendu qui menaçait sa sœur, et empêcher qu’il n’eût des suites fâcheuses (*).

(*) Lord Herbert, p. 522

 

Cromwell n’avait donc aucun secours à attendre d’une reine délaissée et bientôt répudiée ; il ne pouvait échapper à la mort. Ses ennemis pressaient l’accomplissement du bill. Ils prétendirent avoir découvert une correspondance qu’il avait eue avec les princes d’Allemagne (*). Correspondre avec des protestants, quel crime ! Peu de jours après, l’ordre de procéder à l’exécution fut donné.

(*) Le Grand, Divorce, II, p. 215.

 

La décision prise par Cromwell de ne pas résister au roi lui avait fait commettre de grandes fautes, indignes d’un chrétien ; et pourtant d’après les documents qui nous restent il mourut comme un chrétien. Il n’a été ni le premier ni le dernier qui, en présence de la mort, de la peine capitale, s’examinât lui-même, et se reconnût pécheur. Tout en repoussant les accusations de ses ennemis, il baissa la tête devant les accusations plus graves et plus solennelles de sa conscience. Que de fois sa propre volonté avait été contraire aux commandements de la volonté divine ! Mais en même temps il découvrit dans l’Évangile une grâce qu’il n’avait qu’imparfaitement connue, et les doctrines que l’Église catholique des premiers siècles avait professées lui devinrent chères.

Le 25 juillet 1540, Cromwell fut conduit à la place des exécutions, Tower-Hill. Arrivé sur l’échafaud, il dit : « Je viens ici pour mourir et non pour me justifier. Dès le moment où j’ai atteint l’âge de discernement, j’ai vécu comme un pécheur et offensé le Seigneur mon Dieu, ce dont je lui demande pardon de toute mon âme. J’ai été, comme vous le savez tous, un grand travailleur dans ce monde. Né dans une basse condition, mon prince m’a appelé à un état élevé, et je l’ai offensé, ce dont je lui demande pardon. Ô Père pardonne-moi ! Ô Fils, pardonne-moi ! Ô Saint Esprit, pardonne-moi ! Ô Trois personnes en un seul Dieu, pardonne-moi ! Je meurs dans la foi catholique. Demandez à Dieu que le roi jouisse pendant une longue vie de toute santé et de toute prospérité ». En insistant d’une manière si marquée sur la doctrine de la Trinité, professée au quatrième siècle par les conciles de Nicée et de Constantinople, Cromwell voulait sans doute indiquer ce qu’était cette doctrine catholique dans laquelle il déclarait mourir. Mais il ne tarda pas à montrer que sa foi était celle des Écritures.

Après cette profession, il se mit à genoux et dans cette heure solennelle, il fit cette chrétienne et fervente prière (*) : « Ô Seigneur Jésus ! Toi qui seul es le salut de tout homme vivant, et la vie éternelle de tous ceux qui meurent en toi, je me soumets entièrement, moi, misérable pécheur, à ta volonté bénie, et certain que ce que l’on confie à ta miséricorde ne peut périr, je te remets de toute l’abondance de mon cœur cette chair fragile et méchante, ayant la sûre espérance que tu me la rendras glorieuse dans la résurrection des justes. Ô compatissant Seigneur, fortifie mon âme par ta grâce contre toute tentation, et couvre-moi du bouclier de ta miséricorde contre les attaques du diable. Je vois que je n’ai pas moi-même aucun droit au salut, et toute mon attente est dans ta miséricordieuse bonté. Au lieu de bonnes œuvres et de mérites, je n’ai qu’une grande masse de péchés. Toutefois j’ai l’espoir, par ta miséricorde, d’être mis au nombre de ceux auxquels tu n’imputes point leurs fautes, et d’être accepté par toi comme héritier de la vie éternelle. Ô miséricordieux Sauveur ! Tu es né pour moi ; tu as souffert la faim et la soif pour moi ; tu as enseigné, prié, jeûné pour moi ; toutes tes saintes œuvres, tu les as faites pour moi ; les tourments les plus cruels, tu les as endurés pour moi, et finalement tu as pour moi livré ton corps très-précieux et répandu ton sang sur la croix. Maintenant, ô Sauveur, fais en sorte que toutes ces choses que tu as accomplies gratuitement pour moi, me profitent. Que ton sang me lave de toute tache ! Que ta justice couvre mon injustice ! Que les mérites de ta passion et l’aspersion de ton sang soient la satisfaction offerte pour mes iniquités ! Que la foi à la justification par ta mort ne chancelle point en moi ; que l’espérance de la vie éternelle par ta miséricorde ne défaille jamais dans mon âme ; que la charité ne se refroidisse pas dans mon cœur ; ne permets pas que la faiblesse de ma chair soit vaincue par la crainte de la mort. Quand les yeux de ma chair auront été fermés pour toujours, que les yeux de mon âme te voient et te contemplent ! Et quand ma langue glacée ne pourra plus se mouvoir, que mon cœur puisse encore crier à toi et te dire : Seigneur ! Je remets mon âme entre tes mains, Seigneur Jésus ! Reçois mon Esprit (**) ».

C’est une des plus belles prières que les siècles chrétiens nous aient transmises.

(*) « Lord Cromwell said at the hour of his death » (Fox, Acts, V, p. 403).

(**) Fox donne cette prière dans ses Actes et Monuments, vol. V, p. 403. Il est possible qu’elle ait été écrite dans la prison.

 

Cromwell ayant fini et étant prêt, un coup de hache fit tomber sa tête.

Ainsi mourut un homme qui, quoiqu’il eût été porté de l’état le plus bas à l’état le plus élevé, ne se laissa ni séduire par l’orgueil, ni étourdir par la pompe du monde, resta uni à ses anciennes connaissances et s’empressa d’honorer les individus les plus chétifs dont il avait reçu quelque bien ; un homme qui contribua puissamment à l’établissement du protestantisme en Angleterre (*), quoique ses ennemis, ne connaissant pas le sens très-différent des mots catholicisme et papisme, se soient plu à répandre en Europe, après sa fin, qu’il était mort catholique-romain ; un homme qui gouverna pendant huit ans son pays, le roi, le parlement, la convocation, qui dirigeait tout à l’intérieur comme à l’extérieur, qui exécutait ce qu’il avait conseillé, et qui, malgré des taches qu’il déplora lui-même, a été l’un des ministres les plus intelligents, les plus actifs et les plus influents de l’Angleterre (**). On dit que le roi le regretta bientôt ; quoi qu’il en soit, il protégea son fils et lui donna des marques de sa faveur, sans doute en souvenir du père.

Un autre noble, Walter, lord Hungerford, fut décapité en même temps que lui, pour avoir cherché à connaître, par des conjurations, combien de temps de roi vivrait encore (***).

(*) State Papers, VIII, p. 396. Pate to Norfolk.

(**) Un historien distingué, M. Froude, lui rend le même témoignage.

(***) Original Letters, I, p. 202. Herbert, p. 526.

 

7.6       Chapitre 6 : Divorce d’Anne de Clèves (1540)

Le parti catholique triomphait. Il avait mis de côté la reine protestante et immolé le ministre protestant ; il en vint à des actes moins éclatants, mais qui étaient une attaque plus directe encore, dirigée contre l'œuvre même de la Réformation. Il jugea convenable de faire périr quelques-uns de ces hommes zélés, qui prêchaient avec hardiesse le pur Évangile, non-seulement pour se défaire d’eux, mais encore pour épouvanter ceux qui les imitaient ou qui voudraient le faire.

Barnes, Garret et Jérôme étaient les plus connus d’entre eux. Ils étaient en prison. Mais Henri avait hésité jusqu’alors à immoler des hommes qui prêchaient une doctrine opposée au pape. Le parti d’ailleurs réunissait toutes ses forces pour faire tomber Cromwell, renfermé dans les mêmes murailles. Après sa mort, la leur allait de soi ; ce n’en était que le corollaire ; elle découlait selon eux de la première, sans démonstration spéciale, et n’avait besoin que d’être prononcée pour être évidemment justifiée. Le Conseil du roi et le parlement procédèrent d’après ces principes, et deux jours après l'exécution de Cromwell, ces trois hommes évangéliques, sans avoir été entendus publiquement, sans connaître la cause de leur condamnation, sans avoir reçu une communication quelconque (*), furent tirés de la prison, le 30 juillet 1540, pour être conduits à Smithfield, où l’on devait leur ôter à la fois la parole et la vie.

(*) « Not coming to any answer, nor yet knowing any cause of their condemnation, without any public hearing… » (Fox, Acts, V, p. 434).

 

Toutefois Henri n’était pas sans inquiétude. Il avait dit hautement qu’il ne penchait ni d’un côté ni de l’autre, qu’il pesait les partis dans une juste balance ; et maintenant, tandis qu’il se vante de son équilibre, le monde dira qu’il donne tout l’avantage aux papistes !... Que faire pour être juste et équilibré ? On se mit à chercher trois papistes, pour les tuer en même temps que les trois évangéliques. Personne alors n’osera prétendre que le roi fait pencher la balance d’un côté. L'œuvre sera sans tache et l’une des plus magnifiques de son règne. Les trois papistes que l’on choisit pour les mettre dans le second plateau de la balance, se nommaient Abel, Powel et Fetherstone. Les deux premiers étaient des pamphlétaires politiques qui avaient soutenu la cause de Catherine d’Aragon et le dernier était comme eux opposé à la suprématie royale. Il paraît que le roi eut aussi égard dans cette affaire à l’état de son Conseil, composé d’amis et d’ennemis de la Réformation. Parmi les premiers étaient l’archevêque de Cantorbéry, le duc de Suffolk, les vicomtes Beauchamp et Lisle, Russell, Paget, Sadler, Audley. Parmi les seconds les évêques de Winchester, de Durham, le duc de Norfolk, le comte de Southampton, Sir Antony Brown, Paulet, Baker, Richard, Wingfield. Il y en avait donc un de plus contre la Réfomation, juste de quoi faire pencher la balance. Henri, voulant être toujours juste, fit à chacun de ces partis le don de trois victimes. On prépara tout à la Tour pour ce jugement si équitable. Dans la cour se trouvaient trois claies en carré long, faites de branches d’arbres grossièrement entrelacées, destinées à traîner les coupables au supplice. Pourquoi trois seulement, puisqu’il y avait six condamnés ? On va le voir. Trois étant arrivés d’un côté et trois de l’autre, on fit étendre sur la première claie un évangélique et à côté de lui un papiste, convenablement liés l’un et l’autre pour être maintenus dans cet étrange accouplement. On fit de même pour la seconde et la troisième claie (*) ; puis on se mit en marche, et les six condamnés furent traînés deux à deux à Smithfield. Ainsi dans toutes les rues où passait le cortége, Henri VIII proclamait par ce singulier spectacle que son gouvernement était bien pondéré, et condamnait les deux classes de docteurs et de doctrines.

(*) « Drawn to the place of execution two upon a hurdle, one being a papist, the other a protestant » (Fox, Acts and documents, V, p. 439).

 

Les trois claies arrivèrent à Smithfield. On détacha deux à deux les patients ; et les trois évangéliques furent conduits devant le bûcher. Le jugement ayant été supprimé par la cour, ces hommes justes et pieux crurent devoir le remplacer au pied de l’échafaud même. Le jour de leur mort devenait ainsi pour eux le jour d’audience. Le tribunal siégeait, et l’assemblée était nombreuse. Barnes prit le premier la parole : « Je suis venu ici, lui dit-il, pour y être brûlé comme hérétique. Mais je prends Dieu à témoin que je n’ai jamais enseigné une doctrine erronée, et jamais dit un mot qui portât à la révolte. Je crois en la sainte Trinité ; je crois que le Fils est devenu homme ; qu’ayant par sa mort vaincu le péché, le monde et l’enfer, sa passion seule nous justifie ». À ces mots, Barnes, fort ému, leva les mains vers le ciel, et s’écria : « Ô Dieu, pardonne-moi mes offenses ! » Cette foi ne suffisait pas au shérif : « Croyez-vous, lui dit-il, qu’il faille prier les saints ? — Les saints, répondit Barnes, sont dignes de tout honneur, mais nulle part l’Écriture ne nous commande de les prier. Toutefois, s’ils peuvent prier pour nous, j’espère qu’avant une demi-heure, je prierai pour vous, maître shérif ». Il se tut et le shérif lui dit : « Avez-vous encore quelque chose à dire ? » Il répondit : « Y a-t-il quelques articles connus de vous qui  me condamnent ? — Aucun. — Y a-t-il ici quelqu’un qui sache le motif pour lequel je meurs ? » Personne ne répondit. Il reprit : « Je demande à Dieu de pardonner à ceux qui ont cherché ma mort et en particulier au docteur Gardiner, évêque de Winchester, s’il est du nombre. Que Dieu accorde au roi un règne long et prospère, et que le prince Édouard accomplisse après lui les choses que son père a commencées (*) ». Puis se recueillant, Barnes adressa au shérif trois requêtes, qui étaient la prière d’un homme expirant. La première était que le roi employât les richesses des abbayes, versées dans son trésor, à soulager ses pauvres sujets qui en avaient grand besoin. La seconde, que le mariage fût respecté et que les hommes ne vécussent pas dans l’impureté. La troisième, que le nom de Dieu ne fût pas pris en vain par d’abominables jurements. Ces prières d’un mourant, envoyé par Henri même à l’échafaud, eussent dû produire quelque effet sur le cœur de ce prince. Jérôme et Garret adressèrent de même au peuple de touchantes exhorations. Après quoi, ces trois chrétiens firent ensemble leur dernière prière, se donèrent la main, s’embrassèrent, et se présentèrent humblement au bourreau ; et ayant été liés par lui au même bûcher, ils rendirent l’âme avec patience et avec foi.

(*) Fox, Acts, V, p. 435.

 

Le même jour, à la même heure, à la même place où les trois amis de l’Évangile étaient brûlés, Abel, Fetherstone et Powel, les trois sectateurs du pape furent pendus. Un étranger présent s’écria : « Ô bon Dieu ! De quelle manière se comporte-t-on dans cette nation ; voilà ici les papistes pendus et là les antipapistes brûlés ! (*) » Les simples, les ignorants demandaient quelle religion on devait avoir en Angleterre, puisque toutes deux menaient à la mort. Un courtisan s’écria : « Eh bien ! Désormais j’aurai la religion du roi, c’est-à-dire — aucune ! (**) »

(*) « Deus bone ! quomodo hic vivunt gentes ? Hic suspenduntur papistæ, illic comburuntur antipapistæ ! » (Ibid., p. 438).

(**) « Næ ! in posterum ego regiæ religionis ero, hoc est, nullius ! » (Gerdes., Ann., IV, p. 300).

 

Cromwell et les six personnages ne devaient pas seuls encourir la disgrâce du prince. Avant même qu’ils eussent subi leur supplice, le roi avait fait prononcer son divorce. Son but principal en épousant Anne de Clèves avait été de s’allier avec les protestants contre l’empereur ; or ces deux partis contraires s’étaient alors rapprochés. Henri, plein de dépit, n’hésita plus à se débarrasser de la nouvelle reine. Il avait d’ailleurs un autre motif ; son cœur était épris d’une autre femme. Toutefois, craignant les railleries, les reproches et même les malheurs que pouvait lui attirer ce divorce, il désirait ne pas même avoir l’air d’en être l’auteur, pouvoir rejeter l’accusation, si on la faisait, comme une noire imposture, sans ombre de réalité. Il résolut donc de faire en sorte que cet acte étrange parût lui avoir été imposé. Il insinua sa pensée à l’un des seigneurs dont il était sûr ; celui-ci en fit quelques ouvertures, le 3 juillet, dans le Conseil privé ; et le 6 les ministres de Sa Majesté présentèrent à la chambre haute la convenance de demander humblement à Sa Majesté, d’accord avec la chambre basse, que la convocation du clergé examinât son mariage avec la princesse de Clèves, et vit s’il était valide. Les lords votèrent la proposition et une commission dans laquelle se trouvaient le lord chancelier, l’archevêque de Cantorbéry, les ducs de Norfolk et Suffolk, la présenta aux communes, qui donnèrent leur assentiment. En conséquence toute la chambre des pairs et une commission de vingt membres des communes délégués par elles, se présentèrent devant le roi, et lui exposèrent que l’affaire dont ils avaient à l’entretenir était si importante, qu’ils devaient d’abord lui demander la permission de la lui proposer. Henri, comme s’il ignorait tout à fait ce dont il s’agissait, les invita à parler. « Nous supplions humblement Votre Majesté, dirent-ils alors, de permettre que la validité de son mariage soit examinée par la convocation du clergé ; et nous y attachons d’autant plus d’importance que c’est là une question qui se rapporte à la succession au trône de Votre Majesté ». On savait que non-seulement le roi n’aimait pas Anne, mais encore qu’il en aimait une autre (*). Ceci est un exemple frappant du degré de bassesse auquel Henri VIII avait ravalé son parlement. On s’étonne de trouver un tel manque d’élévation dans l’élite du peuple ; car une assemblée, même s’il s’y trouve des âmes basses, prend à tâche de ne pas se montrer méprisable, et c’est ce qu’il y a de plus noble en elle qui surnage d’ordinaire. Mais si la honteuse complaisance du parlement nous étonne, l’audacieuse hypocrisie de Henri VIII nous surprend plus encore. Il se plaça pour répondre comme en la présence de la Divinité et, cachant les motifs charnels qui l’animaient, il dit : « Rien au monde ne m’est plus cher que la gloire de Dieu, le bien de l’Angleterre et la déclaration de la vérité ». Tous les acteurs de cette comédie jouèrent parfaitement leur rôle (**). Le roi envoya aussitôt à Richmond quelques-uns de ses conseillers, parmi lesquels étaient Suffolk et Gardiner, communiquer à la reine la demande du parlement et s’informer de sa pensée à cet égard. Après de nombreuses et longues conférences, Anne donna son consentement (***).

(*) « They had perceived that the king’s affections were alienated from the lady Anne, to that young girl whom he married immediately upon Anne’s divorce » (Original Letters, I, p. 205).

(**) The judgment of convocation, Burnet, Records, I, p. 303. Herbert de Cherbury, p. 522. Strype, I, App., p. 306 et sq.

(***) Lettre de Henri VIII à Clerk et Wotton (State Papers, VIII, p. 404). Le témoignage du roi est confirmé par celui d’Anne (State Papers, I, p. 637).

 

Le lendemain 7 juillet, l’affaire fut présentée à la convocation par Gardiner, évêque de Winchester, qui avait grande envie de voir une reine catholique-romaine sur le trône d’Angleterre. Un comité dont cet évêque faisait partie fut nommé pour examiner les témoins. Une déclaration autographe du roi fut produite. Il insistait sur ce que Anne lui déplut si fort quand il la vit qu’il pensa aussitôt à rompre, ne donnant pas à ce mariage son consentement intérieur, et qu’en fait, le mariage n’avait jamais été consommé (*). En deux jours tous les témoins furent entendus. Henri était pressé et le parti romain poussait avec ardeur l’assemblée à rendre un jugement qui débarrassât l’Angleterre d’une reine protestante. Cranmer, soit crainte, soit faiblesse (il venait de voir tomber la tête de Cromwell), marcha avec les autres. La volonté de Henri VIII était presque à ses yeux ce que le destin était pour l’antiquité :

Des arrêts du destin l’ordre est invariable.

(*) « The king’s own declaration » (Burnet, Records, I, p. 302).

 

Le 9 juillet la convocation, se fondant sur les deux raisons données par le roi et sur ce qu’il y avait quelque chose d’ambigu dans l’engagement d’Anne avec le fils du duc de Lorraine, déclara que Sa Majesté était « libre de contracter un autre mariage pour le bien du royaume(*) ». Aucune de ces raisons n’avait de valeur (**). Aussi n’échappa-t-il pas aux condamnations et aux railleries qu’il avait tant redoutées : « Il semble, disait François Ier, qu’on veuille par delà faire des femmes comme de leur guilledin(***), qui est en assembler en bonne quantité, et en faire trotter, pour prendre celui qui ira le plus à l’aise (****) ».

(*) « In libertate contrahendi matrimonii cum alia » (The judgment of convocation. Ibid., p. 306).

(**) Un document des archives de Dusseldorf montre que tout engagement entre Anne et le prince de Lorraine avait été formellement rompu.

(***) Ancien nom d’un cheval anglais qui va l’amble.

(****) Lettre de Bochetel à l’ambassaduer d’Angleterre (Le Grand, Divorce, III, p. 638).

 

Le 10 juillet l’archevêque de Cantorbéry rapporta à la chambre des lords que la convocation avait déclaré le mariage nul, en vertu soit de la loi de Dieu, soit de celle d’Angleterre. L’évêque de Winchester lut le jugement et en exposa au long les motifs ; la chambre se déclara satisfaite. L’archevêque et l’évêque firent le même rapport aux communes. Le jour suivant, — Henri n’entendait pas que l’on perdît du temps, — le lord chancelier, le duc de Norfolk, le comte de Southampton et l’évêque de Winchester se rendirent à Richmond, où l’innocente reine avait été envoyée pour changement d’air, et lui firent connaître, de la part du roi, les actes du parlement et de la convocation. Anne fut saisie par cette communication. Elle avait cru que le clergé reconnaîtrait la validité de son mariage, comme c’était en effet son devoir. Quoi qu’il en soit, le coup qu’elle reçut fut si fort qu’elle s’évanouit (*). On s’empressa de lui donner les soins nécessaires ; elle revint à elle-même et peu à peu elle se familiarisa avec la pensée de se ranger à la volonté de Henri. « Le roi, lui dirent ses délégués, tout en vous demandant de renoncer au titre de reine, vous donne celui de sa sœur adoptive, et vous place quant au rang avant toutes les dames de la cour, immédiatement après la reine et les filles du roi ». Anne était modeste, elle n’avait pas une haute idée d’elle-même et avait souvent pensé qu’elle n’était pas faite pour être reine d’Angleterre ; elle se soumit. Le jour même (11 juillet) elle écrivit au roi : « Quoique cet événement soit très-dur et plein de tristesse pour moi, vu le grand amour que j’ai pour votre noble personne, cependant, regardant plus à Dieu et à sa fidélité qu’à mes affections terrestres, comme cela est convenable, j’accepte le jugement du clergé, et je m’en remets entièrement pour ce qui regarde mon état au bon plaisir de Votre Majesté, la suppliant de me regarder toujours comme l’une de vos plus humbles servantes ». Elle signa : « De Votre Majesté la très-humble sœur et servante,

Anne, fille de Clèves (**) ».

(*) « The news stroke her into a sudden weaknness and fainting » (Herbert de Cherbury, p. 523).

(**) Anne au roi (State Pap., I, p. 638).

 

Le roi lui fit savoir qu’il lui donnait 3,000 livres sterling de rente et le château de Richmond. Anne lui écrivit de nouveau le 16 juillet pour le remercier de sa grande bonté et lui envoya en même temps son anneau (*). Elle préféra, montrant en ceci quelque fierté, demeurer en Angleterre, plutôt que retourner chez elle après la disgrâce qui l’avait atteinte. « Je regarde ces dispensations, écrivit-elle à son frère, comme la volonté de Dieu même ; on ne m’a fait aucun tort. Le roi se montre envers moi le plus aimable, aimant et affectionné des pères et des frères. Je suis pleinement satisfaite et je désire que ma mère, vous et mes autres alliés le soient de même(**) ». Jamais femme ne poussa si loin le renoncement.

(*) Ibid., p. 641, 644.

(**) Lettre d’Anne à son frère (Burnet’s Records, I, p. 307). Cette lettre se trouve aussi dans les State Papers, I, p. 645, avec des différences assez sensibles ; les passages cités sont pourtant à peu près identiques.

 

 

7.7       Chapitre 7 : Une reine catholique, Catherine Howward (1540.)

Qui remplacerait la reine répudiée ? C’était là une question débattue à la cour et à la ville. Les catholiques anglicans fort heureux du renvoi de la reine protestante, voulaient faire tout leur possible pour mettre sur le trône une femme de leur parti. Elle était déjà trouvée. L’évêque de Winchester, Gardiner, donnait fréquemment depuis quelque temps au roi des festins et des divertissements, auxquels il invitait une jeune dame, d’une petite taille, mais d’un port élégant, ayant de beaux traits, une tournure et des manières fort agréables (*). Elle était fille du lord Edmond Howard, nièce du duc de Norfolk, chef du parti catholique. Elle avait bientôt attiré les regards du roi, qui prit toujours plus goût à ses conversations. Ceci se passait avant le divorce d’Anne. « C’est un fait certain, dit un, contemporain, que dans le temps qui précéda le divorce, plusieurs bourgeois de Londres voyaient le roi traverser la Tamise dans une petite barque, pour se rendre vers Catherine Howard, fréquemment de jour, quelquefois de nuit. Ils y voyaient un indice, non du divorce, mais d’adultère (**) ». La supposition de ces bourgeois était-elle fondée ? Nous ne prononçons pas. Le roi, une fois décidé à se séparer d’Anne de Clèves, avait pensé à la personne qui pourrait lui succéder. Il était fort décidé, après sa mésaventure, de ne prendre cette fois pour guide ni ses ministres, ni ses ambassadeurs, ni les convenances de la politique, mais uniquement ses yeux, son goût, l’agrément de la personne, la jouissance qu’il pouvait se promettre. La jeune Catherine lui plut fort, et à peine son union avec Anne était-elle défaite, qu’il procéda à son cinquième mariage ; les noces se célébrèrent le 8 août, onze jours après l’exécution de Cromwell, et le même jour Catherine fut présentée à la cour comme reine. Le roi était ravi de Catherine Howard, sa jolie et jeune épouse ; elle avait tant d’amabilité, un commerce si agréable, qu’il croyait après tant d’essais plus ou moins infortunés, avoir enfin trouvé l’idéal. Les sentiments de vertu qu’elle professait, la bonne conduite qu’elle s’appliquait à suivre, le transportaient de joie ; il ne cessait d’exprimer son bonheur d’avoir un tel bijou pour femme (***). Il ne se doutait pas du coup terrible qui devait bientôt renverser tout ce bonheur.

(*) Lingard lui-même remarque (Hist. d’Angleterre, VI, ch. 4) que ce fut à un dîner donné par l’évêque de Winchester que Catherine attira pour la première fois l’attention du roi.

(**) « Many citizens saw the king very frequently in the day time, and sometimes at midnight, pass over to her ; on the river Thames in a little boat, etc. » (Original Letters, I, p. 202).

(***) « To have obtained such a jewel of womanhood » (Herbert of Cherbury, p. 534).

 

Parmi les différences qui distinguaient l’ancienne et la nouvelle reine, la religion était la principale, avec la morale toutefois. La nièce du duc de Norfolk, l’ami de Gardiner, appartenait naturellement à l’opinion catholique, et ce parti la salua comme étant à la fois le signe et l’instrument de la réaction. Ily avait eu assez de reines protestantes, Anne Boleyn, Jeanne Seymour, Anne de Clèves ; maintenant qu’on avait une reine catholique, le catholicisme, — plusieurs disaient le papisme, — allait reprendre enfin son pouvoir. Henri était tellement épris de sa nouvelle épouse qu’il redevenait, à son honneur, un catholique fervent ; il célébrait toutes les fêtes des saints, il recevait souvent le saint-sacrement ; il rendait publiquement des actions de grâces à Dieu pour cette union si agréable, dont il espérait jouir bien longtemps (*). La conversion de Henri, car c’en était une, allait jusqu’à changer sa politique. Il abandonnait alors la France et les protestants allemands pour se joindre à l’empire, et nous le voyons bientôt très-occupé de donner sa fille Marie pour femme à l’empereur Charles-Quint, ce qui pourtant n’aboutit pas (**). Gardiner, Norfolk et les autres chefs du parti, heureux de voir le souffle qui faisait avancer leur navire, mettaient toutes leurs voiles au vent. Diverses ordonnances étaient faites dans le sens catholique. Déjà après le divorce d’Anne de Clèves et comme cadeau de bienvenue au parti romain, les peines portées contre l’impureté des prêtres et des nonnes étaient adoucies (***). Au mépris de l’autorité de la sainte Écriture et de celle du parlement lui-même, Henri faisait passer un acte en vertu duquel toute décision concernant la foi, le culte et les cérémonies, prise avec l’autorisation du roi, par une commission d’archevêques, évêques et autres ecclésiastiques, nommés par lui, devait être reçue, crue, observée par toute la nation, comme si le parlement avait approuvé chacun de ces articles, même si cet arrêté était contraire à des usages et des ordonnances antérieures (****). C’était l’infaillibilité proclamée en Angleterre, au profit du roi-pape, qui pouvait ainsi bâtir une religion à sa guise. Cranmer avait institué dans toutes les églises cathédrales des professeurs chargés de l’enseignement de l’hébreu et du grec, afin que les étudiants connaissant bien les lettres saintes, l’Église ne manquât jamais de ministres capables de l’édifier. Mais les ennemis de la Réformation, qui jouissaient alors de la faveur royale, entravèrent ou abolirent cette institution et d’autres semblables, au grand détriment de la religion et de l’Angleterre (5*). Les cérémonies catholiques abrogées par Cranmer et Cromwell, la consécration du pain et de l’eau, les cendres dont le prêtre marquait le front des fidèles, les palmes bénies le dimanche des Rameaux, les cierges portés à la Chandeleur, et autres coutumes semblables furent au contraire rétablies et des peines furent prononcées contre ceux qui les négligeraient (6*). Une nouvelle édition de l’Institution de l’homme chrétien exposa au peuple la doctrine royale. Il y était question des sept sacrements, de la messe, de la transsubstantiation, de la salutation à la Vierge, et autres doctrines semblables auxquelles il fallait se conformer (7*). Enfin, comme pour assurer la durée de ce régime, Bonner fut nommé évêque de Londres, et cet homme, qui avait été très-humble flatteur et serviteur de Cromwell, tant que celui-ci avait vécu, tourna après sa mort et devint le persécuteur de ceux que Cromwell avait protégés.

(*) « Catharinam Houwartham tantopere amabat, ut feria omnium sanctorum, sacra Domini cœna utens, etc. » (Gerdes., Ref. Ann., IV, p. 306. Burnet, Rapin Thoryas, etc.).

(**) State Papers, VIII, p. 442, 451, 453, 456, 476.

(***) Statut 32 Henri VIII, c. 10.

(****) Statut 32 Henri VIII, c. 26.

(5*) « In ventos abiere, infelici cum regionis tum religionis fato » (Gerdes., Ann., IV, p. 301).

(6*) Wilkins, Concilia, III, p. 842, 847.

(7*) Institution of a Christian man. Il y a trois éditions, 1537, 1540, 1542.

 

À la vue de cette réaction, merveilleuse à leurs yeux, les catholiques anglicans et même les papistes éclataient de joie et attendaient impatiemment le couronnement de l’édifice. L’Angleterre à leurs yeux était sauvée. L’Église triomphait, mais tandis qu’on se réjouissait d’un côté, on pleurait de l’autre. L’établissement des usages superstitieux, la perspective des peines contenues dans l’édit sanguinaire des six articles, peines qui n’avaient pas été appliquées, mais qui maintenant allaient l’être, répandaient parmi le peuple évangélique l’angoisse et la terreur. Ceux qui ne joignaient pas à la foi le courage, renfermaient en eux-mêmes leurs convictions, évitaient avec soin des conversations religieuses et regardaient tout inconnu avec un œil de méfiance, craignant qu’il ne fût un espion de Gardiner.

Bonner était actif, vif, se mettant en avant, poursuivant son but sans se laisser arrêter. Cromwell et Cranmer, auxquels il faisait de belles professions, crurent qu’il pourrait être utile à la Réformation et l’avancèrent dans les charges ecclésiastiques. Mais à peine Cromwell venait-il d’être mis en prison que l’on put reconnaître son insigne fausseté. Grafton, qui imprimait la Bible sous le patronage du vice-gérant, ayant rencontré Bonner, avec qui Cromwell l’avait mis en relation, s’écria : « Oh ! Que je suis triste d’apprendre que lord Cromwell a été mis à la Tour ! — Il eût bien mieux valu, répliqua Bonner, qu’on l’eût expédié depuis longtemps ». Peu après Grafton fut cité devant le Conseil, accusé d’avoir imprimé certains vers suspects par ordre de Cromwell, et Bonner, pour accroître sa culpabilité, ne manqua pas de rapporter les paroles que l’accusé lui avait adressées sur celui qui avait été son propre bienfaiteur. Toutefois le chancelier, ami de Grafton, parvint à sauver l’imprimeur de la Bible. Bonner se dédommagea de ce désappointement en poursuivant un grand nombre d’habitants de Londres. Il s’acharna surtout sur un pauvre jeune garçon de quinze ans, sans culture, sans connaissances, nommé Mekins, qu’il accusa d’avoir parlé contre l’eucharistie et en faveur de Barnes ; mais le grand jury le déclara non coupable. Bonner en devint furieux : « Vous êtes des parjures », dit-il aux jurés. — « Les témoins ne sont pas d’accords, répondirent ceux-ci ; selon l’un, Mekins a dit que l’eucharistie n’était qu’une cérémonie selon l’autre, qu’elle n’était qu’une signification. — Mais n’a-t-il pas dit, s’écria l’évêque, que Barnes est mort comme un saint — Cela, répondit le jury, ne se trouve pas interdit par le statut ». Alors Bonner maudit de nouveau les jurés et se mit dans une grande rage (*). « Retirez-vous de nouveau, dit-il, consultez-vous et apportez le bill ». Mekins fut condamné à mort. En vain représentait-on qu’il n’était qu’un pauvre être ignorant et qu’il n’avait fait que répéter ce qu’il avait ouï dire, sans même le comprendre. En vain même son père et sa mère, qui étaient dans la désolation, voulaient-ils adoucir le rude traitement qu’il endurait dans la prison. Le pauvre garçon n’en sortit que pour être conduit à l'échafaud. Il n’y avait rien au monde que cet innocent ne fût prêt à faire pour échapper aux flammes. On lui fit dire eaucoup de bien de Bonner et de sa grande charité envers lui ; on lui fit déclarer qu’il détestait tous les hérétiques, mais surtout le Dr Barnes ; et puis on le brûla (**). C’était un commencement, et Bonner espérait préparer ainsi la voie pour des plus grands triomphes.

(*) « Upon which Bonner cursed and was in a great rage » (Burnet, I, p. 543).

(**) Fox, Acts, V, p. 442.

 

La persécution devint plus générale. Deux cent deux personnes furent poursuivies dans trente-neuf paroisses de Londres. Leurs crimes étaient d’avoir lu tout haut les saintes Écritures dans les églises ; d’avoir refusé de porter des palmes le jour des Rameaux ; d’avoir fait ensevelir tel de leurs parents sans les chants des morts ; d’avoir reçu Latimer, Barnes, Garret et autres évangéliques ; d’avoir eu des réuinons religieuses le soir dans leur maison ; d’avoir dit que le saint-sacrement était une bonne chose, mais n’était pas, comme on le disait, Dieu lui-même ; d’avoir beaucoup parlé de la sainte Écriture ; d’avoir affirmé qu’on aimait mieux entendre un sermon qu’une messe ; et autres délits semblables. Parmi les délinquants étaient des prêtres. L’un était accusé de faire inviter à ses sermons des personnes suspectes par son bedeau, et sans faire sonner les cloches ; un autre d’avoir prêché sans le commandement de son supérieur ; d’autres de ne pas se servir d’eau bénite, de ne pas faire de procession, etc., etc. (*).

(*) Fox donne dans ses Actes, V, p. 443 à 449, les noms de toutes ces personnes, avec l’indication de leurs paroisses et de leurs délits.

 

L’inquisition qui se fit alors fut telle que toutes les prisons de Londres se trouvèrent trop petites pour recevoir les accusés ; on dut les mettre dans les salles de divers édifices. On en était embarrassé. Ce n’était pas seulement les catholiques de la cour qui poussaient le roi à la persécution. François Ier lui faisait dire par Wallop « qu’il avait été très-content en apprenant que Sa Majesté réformait la secte luthérienne, étant toujours de l’opinion qu’il ne pouvait en venir aucun bien mais beaucoup de mal (*) ». Mais il y avait d’autres influences à la cour que celles de François Ier, de Norfolk et de Gardiner. Lord Audley obtint du roi que les prisonniers fussent relâchés, toutefois en leur faisant promettre de se présenter à la chambre étoilée, le jour de Toutes âmes. Finalement on les laissa tranquilles.

(*) « That no good could come of them but muche vil » (Wallop to Henry VIII, 20 janvier 1541. State Papers, VIII, p. 517).

 

Ceci ne veut pas dire que tous les évangéliques furent épargnés. Deux ministres se distinguaient alors soit par leurs hautes relations soit par leur foi et leur éloquence. L’un d’eux, l’Écossais Seton, chapelain du duc de Suffolk, prêchant avec force à Saint-Antholin, disait : « Nous ne pouvons rien par nous-mêmes, dit saint Paul. Dis-moi, es-tu meilleur que Paul, Jacques, Pierre, et tous les apôtres ? Diras-tu que si tu ne peux pas beaucoup tu peux au moins quelque chose ? Mais Paul dit qu’il ne peut rien ». On lui disait : « Quand cesserez-vous de nous prêcher Christ et toujours Christ ?... — Quand vous reconnaîtrez, répondit-il, que Christ est notre pleine, parfaite et unique justification ». Seton fut condamné à porter un fagot de la croix de Saint-Paul (*). Un autre ministre, le Dr Crome, était un homme savant, un favori de l’archevêque. Cela n’empêcha pas que le roi lui ordonnât de prêcher que le sacrifice de la messe est utile pour les vivants et pour les morts. Crome prêcha simplement l’Évangile à Saint-Paul le jour fixé, et se contenta de lire après le sermon l’ordre du roi ; la chaire lui fut aussitôt interdite (**).

(*) Fox, Acts, V, p. 449.

(**) Fox, Actes, V, p. 449. Collyer, II, p. 184.

 

Les laïques étaient plus sévèrement traités. Des Bibles, on le sait, avaient été placées dans toutes les églises et attachées à diverses colonnes par une chaîne. Une grande multitude se réunissait habituellement autour de l’une de ces colonnes. Un jeune homme d’une belle stature, d’un grand zèle et doué d’une voix forte, tenait la Bible en mains près de la colonne, et la lisait de manière à ce que tous pussent l’entendre. Il se nommait Porter. Bonner le reprit vivement. « Je ne fais rien de contraire à la loi », dit Porter, et cela était vrai. Mais l’évêque l’envoya à la prison de Newgate. Là le jeune chrétien fut mis dans les fers ; ses jambes, ses bras et sa tête, au moyen d’un collier de fer, étaient attachés à la muraille. Un de ses parents obtint, avec quelque argent, que le geôlier le délivrât de ce supplice ; on lui fit la grâce de le mettre avec les voleurs et les assassins. Porter les exhorta à se repentir et leur enseigna la voie du salut. Alors le malheureux fut descendu dans la plus profonde fosse, cruellement traité, chargé de fer, et huit jours après il mourut. On avait entendu pendant la nuit des soupirs, des cris et un bruit horrible. Plusieurs dirent qu’on l’avait soumis à la torture appelée le diable, horrible instrument qui en trois ou quatre heures mettait le dos et tout le corps en pièces(*).

(*) Fox, Acts, V, p. 451.

 

Cependant un coup bien plus redoutable se préparait alors. Le protecteur laïque de la Réforme, Cromwell, avait été immolé ; il fallait que son protecteur ecclésiastique, Cranmer, le fût de même. Et ce second coup semblait plus facile que le premier. Depuis la chute de Cromwell, les hommes les plus modérés croyaient que la religion réformée n’avait pas une semaine de vie (*). Tous les caractères faibles se rangeaient au parti contraire. Cranmer seul, parmi les évêques et les commissaires ecclésiastique du roi, soutenait encore la vérité évangélique. Il fallait absolument renverser cet obstacle qui gênait la diffusion du catholicisme anglais. Une commission de dix à douze évêques et d’autres hommes instruits se forma pour délibérer sur les moyens d’amener le primat à faire cause commune avec eux. Deux évêques, Heath et Skyp, qui avaient sa confiance, l’avaient abandonné en plein champ (**). Tous ces évêques et laïques, fiers de leur victoire, se réunirent au palais de Lambeth, chez Cranmer lui-même, afin de poursuivre leur dessein. Après quelques paroles échangées sans effet, les deux évêques que nous venons de nommer prièrent l’archevêque de descendre avec eux au jardin, et là, en se promenant dans les allées, ils lui présentèrent les motifs qu’ils jugeaient les plus pressants, pour l’engager à se départir de sa fermeté excessive, et à se ranger à l’avis du roi. Un ou deux amis du primat vinrent les rejoindre, et tous déployèrent pour l’ébranler les ressources de leur politique et de leur éloquence. Mais Cranmer se montra comme le fleuve qui coulait près de sa demeure, et que nul ne peut détourner de son cours. Il prit même l’offensive. « Vous vous donnez beaucoup de peine pour me faire entrer dans vos vues, dit-il ; mais prenez garde à ce que vous faites ; il y a dans les doctrines que je maintiens une vérité que vous cachez maintenant au roi ; le temps viendra où il ne sera plus possible de la voiler à ses yeux, et alors il n’aura plus en vous aucune confiance. Comme votre ami, je vous avise d’obéir à la voix de vos consciences et de défendre la vérité ».

(*) « There was no hope that religion reformed should any one week longer stand » (Cranmer, Works, I, p. 16).

(**) « Left him in the plain field » (Ibid., p. 17).

 

Ceci fut loin d’apaiser les évêques. London et d’autres agents du parti dont Gardiner était le chef, se mirent à parcourir le diocèse de l’archevêque dans le dessein de rassembler toutes les paroles, tous les faits vrais ou faux dont on pourrait faire arme contre lui. Ici on leur rapportait une conversation, là on leur dénonçait un sermon, on leur parlait ailleurs des rites négligés. « Trois des prédicateurs de la cathédrale, leur dit-on, Ridley, Drum et Scory, attaquent les cérémonies de l’Église ». Des chanoines, opposés au primat, portèrent contre lui plusieurs accusations et s’attachèrent à représenter son mariage sous les couleurs les plus hideuses. Sir John Gostwick, dont les comptes comme trésorier de la guerre et de la cour n’étaient pas fort en règle, accusa Cranmer en parlement même d’être pasteur des hérétiques. On rassembla tous ces griefs dans un mémoire qui fut remis au roi. En même temps, les membres les plus influents du conseil privé représentaient à ce prince que le royaume était infesté d’hérésies ; qu’il en résulterait d’horribles émeutes et révoltes, comme cela avait été le cas en Allemagne, et que ces malheurs devaient être surtout imputés à l’archevêque de Cantorbéry, qui soit par ses propres prédications, soit par celles de ses chapelains, avait rempli l’Angleterre de pernicieuses doctrines. « Qui se porte son accusateur ? » dit le roi. — Ces lords répondirent : « Cranmer étant membre du Conseil privé, personne n’ose prendre sur lui de l’accuser. Mais que Votre Majesté ait la bonté de l’envoyer pour quelque temps à la Tour, alors les accusations et les preuves arriveront en abondance. — Eh bien, dit le roi, je vous accorde de le faire enfermer demain à la Tour pour être jugé ». Les ennemis de l’archevêque et de la Réformation s’en allèrent fort satisfaits (*).

(*) Cranmer, Works, I, p. 17. Strype, Cranmer, p. 102. Burnet.

 

Cependant Henri VIII réfléchissait à la réponse qu’il avait faite à ses conseillers ; rien ne montre qu’elle ne fût pas sérieuse ; mais il entrevoyait quel vide ferait la mort de Cranmer. Quand il lui manquerait, comment soutiendrait-il la lutte avec le pape et les papistes, avec lesquels il n’avait aucune envie de se remettre ? Les qualités, les services du primat lui revenaient en mémoire. Le temps s’écoulait. Il était minuit. Le roi ne pensait pas à dormir. Il fit appeler Sir Anthony Deny : « Allez à Lambeth, lui dit-il, et ordonnez à l’archevêque de se rendre immédiatement à la cour ». Puis, fort agité, Henri se mit à se promener dans une des galeries du palais, en attendant l’arrivée de Cranmer. Enfin le primat entra, et le roi lui dit : « Ah ! Monseigneur de Cantorbéry, je puis vous apprendre des nouvelles. Il a été arrêté par moi et mon Conseil que demain, à neuf heures, vous serez conduit à la Tour, parce que vous et vos chapelains (ainsi que l’information nous en a été donnée) vous avez enseigné, prêché, et ainsi semé dans le royaume, un si grand nombre d’hérésies exécrables, qu’il est à craindre que toute l’Angleterre en étant infectée, il n’y ait parmi mes sujets de grandes disputes et commotions. Vous allez donc être enfermé, afin qu’on puisse examiner cette affaire ».

L’histoire de Cromwell recommençait ; ceci était le premier pas. Néanmoins Cranmer ne fit pas entendre un mot d’opposition ou de supplication. Fléchissant le genou devant le roi selon la coutume : « Je suis content, dit-il, si cela plaît à Votre Majesté ; et c’est de tout mon cœur que j’irai à la Tour, à son commandement. Je vous rends grâces, Sire, de ce que je suis soumis à un jugement, car il en est plusieurs qui m’ont calomnié, et j’espère qu’ainsi je pourrai montrer l’injustice de leurs attaques ». Le roi, touché de cette droiture, s’écria : « Ah ! Milord, quel homme vous êtes ! Que de simplicité dans votre cœur ! Ne savez-vous donc pas quels grands et nombreux ennemis vous avez ? Ignorez-vous qu’il est facile de se procurer trois ou quatre faux témoins, pour déposer contre vous ? Croyez-vous avoir une meilleur chance que Christ votre maître ? Je le vois ; vous iriez tête baissée à votre perte, si je le permettais. Mais non, vos ennemis ne prévaudront pas contre vous ; je me suis décidé à vous arracher de leurs mains. Demain, quand le Conseil vous fera chercher, ne manquez pas de vous y rendre. Si l’on vous accuse et veut vous envoyer à la Tour, demandez que vos accusateurs soient produits, afin que vous puissiez vous justifier de leurs inculpations. Si votre requête reste inutile, alors présentez au Conseil cet anneau » — (en même temps le roi remit son anneau à l’archevêque) — « et dites-leur : J’en appelle de votre jugement à celui du roi et voici mon gage. Dès qu’ils le verront, ils sauront fort bien que je suis  décidé à prendre en main toute votre cause ». L’archevêque était ému et avait beaucoup de peine à retenir ses larmes (*), tant cette bonté du prince envers lui le touchait. « Bien, lui dit le roi, allez, Milord, et faites comme je vous ai commandé ». L’archevêque fléchit le genou en exprimant sa reconnaissance et, quittant le roi, rentra à Lambeth avant le jour.

(*) « The archbishop had much ado to forbear tears » (Cranmer’s Works, I, p. 18).

 

Le lendemain, vers neuf heures, le Conseil envoya un huissier du palais appeler l’archevêque ; Cranmer partit aussitôt et se présenta à la porte de la chambre du Conseil, mais ses collègues, heureux d’achever l'œuvre qu’ils avaient commencée en mettant le vice-gérant à mort, n’étaient pas contents d’envoyer le primat à l’échafaud ; ils voulaient faire précéder cette catastrophe de quelques humiliations. L’archevêque ne put entrer, et fut obligé d’attendre au milieu des pages, des laquais et autres domestiques. Le docteur Butts, médecin du roi, traversant cette chambre et voyant comment l’archevêque était traité, se rendit vers le roi et lui dit : « Sire, Milord de Cantorbéry vient d’être certes fort élevé en rang ; il est devenu un laquais, voilà plus d’une demi-heure qu’il se trouve debout, au milieu de tous les domestiques, dans l’antichambre du Conseil. — Impossible, dit le roi ; je pense que le Conseil a assez de jugement pour ne pas traiter de cette manière le métropolitain du royaume. Mais laissez-le faire ; vous aurez bientôt d’autres nouvelles ».

Enfin l’archevêque fut admis. Il fit comme le roi lui avait dit, et voyant que toutes ses représentations et ses raisons ne persuadaient pas le Conseil, il présenta l’anneau du roi, en appelant à Sa Majesté. À cette vue, tout le Conseil fut frappé d’épouvante(*) ; le comte de Bedford, qui n’était pas du parti de Cranmer, après avoir fait un serment solennel, s’écria : « Milords, quand vous avez commencé cette affaire, je vous ai prédit ce qui en arriverait. Pensez-vous que le roi permette qu’on fasse du mal même au petit doigt de cet homme ? Je vous déclare qu’il défendra sa vie contre des drôles qui clabaudent (brawling). Vous ne vous embarrassez d’autre chose que d’entendre des fables et des contes contre le primat du royaume ». Aussitôt tous les membres du Conseil se levèrent et rapportèrent au roi son anneau, remettant de cette manière, selon l’usage du temps, cette affaire en sa main.

(*) « The whole council being thereat somewhat amazed » (Ibid., p. 19).

 

Quand ils furent en présence du roi, il leur dit avec un regard sévère : « Milords, je croyais avoir en mon Conseil des hommes plus sages que vous ne l’êtes, à ce que je vois. Avez-vous faite acte de sagesse, en faisant attendre le primat du royaume, votre collègue, à la porte de la chambre du Conseil, au milieu des domestiques ? Vous n’aviez pas reçu de moi le pouvoir de le traiter de cette manière. J’avais consenti à ce que vous l’examiniez, comme membre du Conseil et non comme l’un de mes plus chétifs sujets. Mais je vois maintenant que c’est par méchanceté que vous le poursuivez, et que si quelques-uns d’entre vous pouvaient agir à leur guise, vous eussiez été jusqu’à la plus extrême rigueur. Sachez que si un prince peut être redevable de quelque chose à son sujet, je déclare devant vous et dans la foi que je dois à Dieu (ici Henri posa solennellement la main sur son cœur), sachez que je regarde cet homme-ci, Monseigneur de Cantorbéry, comme de tous mes sujets le plus fidèle, et un serviteur auquel nous avons de grandes obligations ». Les membres catholiques du Conseil étaient confondus, troublés, tremblants. Ils ne savaient que répondre. Un ou deux d’entre eux prirent courage, firent de grandes excuses, et assurèrent le roi que leur but en jugeant le primat était de le laver des calomnies du monde, et non de faire acte de méchanceté à son égard. Le roi, sans se laisser tromper par ces assurances hypocrites, leur dit : « Bien, bien, Milords ; usez-en honorablement avec Monseigneur de Cantorbéry, car il en est digne, et ne faites plus tant de bruit ». Alors tous les seigneurs s’approchèrent de Cranmer et lui touchèrent la main comme s’ils étaient ses meilleurs amis. L’archevêque, qui était d’un esprit conciliant, leur pardonna. Mais le roi fit mettre en prison pour un certain temps quelques-uns des accusateurs de l’archevêque, et fit dire à Sir J. Gostwick qu’il était un mauvais drôle, et que s’il ne faisait pas ses excuses au métropolitain, il ferait de lui un exemple qui pourrait servir d’avis à tous les faux accusateurs. Ces faits honorent Henri VIII. Il s’efforçait( sans doute de tenir un certain milieu, et comme plusieurs despotes, il avait d’heureux retours. Il en donna d’autres marques. Quatre grandes Bibles parurent avec son autorisation en 1541 ; deux portent le nom de Tonstall ; deux celui de Cranmer (*). Au reste, un revirement se préparait qui allait changer tout le cours des choses.

(*) Cranmer’s Works, I. Strype, Cranmer. Burnet. Anderson, Bible Annals, II, p. 139.

 

À la fin d’août 1541, Henri se rendit à York (*), pour y avoir une entrevue avec son neveu, le roi d’Écosse, qu’il désirait engager à se déclarer indépendant du pape. Il fit pour le recevoir de magnifiques préparatifs ; mais le cardinal Beaton parvint à retenir le jeune prince, ce qui causa le plus grand mécontentement à son oncle et, plus tard, une rupture. La reine, qui accompagnait Henri, s’efforça de dissiper cet ennui, et le roi, toujours plus content de son mariage, étant revenu à Londres, le 24 octobre, rendit grâce à Dieu publiquement, le jour de la Toussaint, de ce qu’il lui avait donné une femme si aimable et si excellente, et demanda même à l’évêque de Lincoln de joindre ses louanges aux siennes. Cette extrême satisfaction devait être bientôt troublée (**).

(*) Le roi au chancelier (State Papers, I, p. 680).

(**) Herbert de Cherbury, p. 534.

 

Pendant le voyage du roi, un nommé John Lascelles, qui avait une sœur mariée dans le comté de Sussex, lui fit visite. Cette femme avait été au service de la vieille duchesse de Norfolk, grand’mère de la reine et par laquelle Catherine avait été élevée. Dans leurs conversations, le frère et la sœur parlèrent de cette jeune dame que la sœur avait vue de très-près et qui était devenue la femme du roi ; et le frère, ambitieux pour sa sœur, lui dit : « Vous devriez demander à la reine d’être mise au nombre de ses femmes. — Je ne le ferai certainement pas, répondit-elle ; je ne puis penser à la reine sans tristesse. — Pourquoi ? — Elle est légère de vie et de caractère. — Comment dont ? » Alors cette femme raconta que Catherine avait eu des rapports illégitimes avec l’un des officiers de la maison ducale de Norfolk, nommé Francis Derham, et de grandes familiarités avec un autre nommé Mannock. Lascelles comprit l’importance de tels faits et ne pouvant prendre sur lui de les tenir cachés, il résolut de les faire connaître à l’archevêque. La perplexité de celui-ci fut très-grande. S’il cachait ces choses et qu’elles vinssent à être connues, il était perdu. S’il les disait, et qu’elles ne pussent être démontrées, il était aussi perdu. Mais ce qui le préoccupait surtout, c’était la pensée de l’éclat que tout cela allait faire. Une femme du roi exécutée de nouveau à la Tour. Son prince, son pays, peut-être même l’œuvre qui s’accomplissait en Angleterre, devenant un objet de moquerie et peut-être d’horreur. Ne voulant pas prendre sur lui seul la responsabilité qu’imposait une si grave communication, il s’en ouvrit au lord chancelier et à d’autres membres du Conseil privé, que le roi avait chargés d’expédier les affaires pendant son absence. Ils furent grandement inquiets et troublés (*). Après avoir bien pesé le pour et le contre, ils reconnurent que cette affaire concernait avant tout le roi, et jugèrent nécessaire que Cranmer la lui fît connaître. C’était une rude tâche, et l’archevêque, grandement ému, ne put prendre sur lui de faire de vive voix cette affreuse communication ; il coucha donc par écrit le rapport qui lui avait été fait et le fit placer sous les yeux de Henri. Celui-ci en fut bouleversé ; mais aimant tendrement cette femme, et ayant une haute opinion de son honnêteté, il s’écria que c’était une calomnie. Toutefois il réunit secrètement dans son cabinet le lord du sceau privé, le lord amiral, Sir Anthony Brown, et Sir Th. Wriothesley, ami du duc de Norfolk et qui avait eu une grande part dans le divorce d’Anne de Clèves, et leur communiqua le cas, en déclarant qu’il n’y croyait pas. Ces seigneurs examinèrent secrètement Lascelles et sa sœur, qui persévérèrent dans leurs dépositions ; puis Mannock et Derham, qui déclarèrent vrais les faits révélés ; ce dernier nomma trois femmes de la duchesse de Norfolk qui en avaient aussi connaissance. Les membres du Conseil firent leur rapport au roi. Ce prince, pénétré de douleur, resta longtemps muet. À la fin, il fondit en larmes, et ordonna au duc de Norfolk, oncle de la reine, à l’archevêque de Cantorbéry, au grand chambellan et à l’évêque de Winchester, qui avait contribué au mariage, de se rendre vers Catherine et de l’examiner. Elle nia tout au premier abord ; mais Cranmer ayant été envoyé vers elle, le soir même de la première enquête, les paroles du primat, ses exhortations, les rapports qu’il lui fit et qui montrèrent à la reine que sa conduite était parfaitement connue, convainquirent Catherine de l’inutilité de ses dénégations ; elle avoua tout, même avec d’étranges détails. Il ne paraît pas que la reine sentît son devoir de confesser aux hommes. Elle était en le faisant dans une telle agitation, que l’archevêque craignait à tout moment une aliénation d’esprit. Il pensait, d’après ses aveux, qu’elle avait été séduite par l’infâme Derham, même avec la complicité de sa propre femme. La maison de la duchesse douairière de Norfolk paraît avoir été fort déréglée. Cranmer écrivit ou fit écrire cette confession, et Catherine la signa de sa main(*). À peine l’avait-il quittée, que cette malheureuse tomba dans un état de délire et de fureur.

(*) Cette confession se trouve Burnet, Records, III, p. 224.

 

Le roi, en apprenant l’aveu de Catherine, la réalité de son malheur, fut agité, comme quand un vent impétueux vient tout à coup bouleverser les flots. La grandeur même de son amour augmentait son trouble et sa colère, et pourtant il lui resta un sentiment de pitié. « Vous retournerez vers elle, dit-il à Cranmer, et premièrement vous emploierez les expressions les plus vives pour lui faire sentir la grandeur de ses fautes ; secondement vous lui déclarerez ce que les lois réclament en pareil cas et ce qu’elle doit souffrir pour son crime ; enfin vous lui ferez sentir mes sentiments de pitié et de grâce ». Cranmer retourna vers Catherine et la trouva dans une rage si véhémente, qu’il ne se rappelait pas, écrivit-il au roi, avoir jamais vu une créature en un tel état ; les gardiens lui dirent que ces transports n’avaient pas cessé depuis le moment où il l’avait quittée (*). « Ah ! disait le bon archevêque, il n’y a pas au monde un homme dont le cœur fût assez dur pour la voir sans être ému de pitié pour elle ». En effet, elle était très-près de la frénésie ; elle n’était pas sans force, mais sa force était celle d’une frénétique. L’archevêque était trop expérimenté dans la cure d’âmes pour suivre l’ordre prescrit par le roi ; il comprit que s’il lui parlait d’abord de crime et de châtiment, il pourrait ainsi faire tomber la reine dans des transports extatiques dangereux et dont on ne pourrait la tirer ; il commença donc par la fin du message royal ; il dit à la reine que la grâce de Sa Majesté s’étendait jusqu’à elle, qu’il avait de la compassion pour son malheur. Aussitôt Catherine étendit les bras, se calma et exprima ses plus humbles actions de grâces pour le roi, qui lui montrait tant de miséricordes ; elle devint plus modérée dans son esprit ; seulement elle ne cessait de sangloter et de verser des larmes. Mais, après une courte pause, elle éclata tout à coup de nouveau, et tomba dans un accès de rage plus violent que le premier (**).

(*) « In that vehement rage she continued from my departure from her, unto my return again » (Cranmer to the King, Cranmer’s Works, II, p. 408. State Papers, I, 689).

(**) « After a little pausing, she suddenly fell into a new rage, much worse than she was before » (Ibid.).

 

Cranmer, désireux de la délivrer de cet affreux délire, lui dit : « Quelque nouvelle imagination vous domine, Madame ; veuillez me la faire connaître ». Cette demande eut un bon effet. Quelques moments après la fureur de la reine s’apaisa, et quand elle fut capable de parler, elle versa d’abondantes larmes et dit : « Hélas ! Monseigneur, pourquoi suis-je en vie ? La crainte de la mort ne m’a pas auparavant autant tourmentée que ne le fait maintenant la bonté du roi. Quand je me rappelle comme il a été pour moi un prince plein de grâce et d’amour, je me désole ; mais cette compassion si inattendue qu’il me montre, à moi qui en suis si indigne, me fait paraître mes offenses beaucoup plus dignes de haine. Plus je considère la miséricorde du roi, plus mon cœur se brise à la pensée que j’ai pu me conduire si mal envers Sa Majesté ». Le fait que la compassion du roi toucha plus Catherine que la crainte du jugement et de la mort, indique, à ce qu’il semble, un état d’âme moins pervers qu’on ne pouvait le croire. Mais en vain Cranmer lui dit-il tout ce qui pouvait la calmer, elle continua longtemps dans des transes mortelles, et même tomba bientôt de nouveau dans une affreuse rage. Enfin, dans l’après-midi elle revint peu à peu à elle-même, et fut dans un état convenable jusqu’à la nuit. Cranmer eut pendant ce temps de relâche de bonnes conversations avec la reine, et il se réjouissait de parvenir à lui rendre quelque repos. Elle lui dit qu’il y avait eu un contrat de mariage entre elle et Derham, il est vrai seulement en paroles, dit-elle ; mais que néanmoins, sans que le mariage fût prononcé et reconnu, il avait été accompli. Elle ajouta qu’elle avait été comme contrainte par cet homme (*). À six heures, elle eut de nouveau un accès de frénésie. « Ah ! dit-elle ensuite à Cranmer, je me suis souvenue, quand l’heure a sonné, du moment où maître Hennage venait d’ordinaire me faire connaître le bon plaisir du roi ». Henri, sur le rapport de Cranmer, ordonna que la reine fût conduite à la maison de Sion, où elle devait avoir deux chambres et des domestiques désignés par Sa Majesté (*).

(*) State Papers, I. Le Conseil à Cranmer, p. 691.

 

Les charges contre Catherine s’aggravèrent. Elle avait pris à son service, comme reine, le misérable Derham, et se servant de lui comme secrétaire, le recevait souvent dans ses appartements particuliers, ce que le Conseil regarda comme une preuve d’adultère (*). Elle s’était même attaché de nouveau une des femmes compromises dans ses premiers désordres. Enfin il fut prouvé qu’un autre gentilhomme nommé Culpeper, parent de sa mère, avait été, pendant le voyage du roi, introduit dans les appartements de la reine par lady Rochford, à une heure suspecte, et dans des circonstances qui indiquent d’ordinaire le crime. Il l’avoua.

(*) « His coming again to the queen’s service was to an ill intent of the renovation of his former naughty life » (Lettre du Conseil. State Papers, I, p. 700).

 

Alors commencèrent les condamnations et les exécutions, et Henri VIII enveloppa dans le jugement, non-seulement les coupables, mais encore les proches parents ou serviteurs de la reine qui, sachant ses désordres, ne les avaient pas dénoncés au roi. Le 7, le Conseil décida que la duchesse douairière de Norfolk, grand’mère de la reine, lord William Howard, son oncle, lady Howard et lady Bridgewater, ses tantes, ainsi qu’Alice Wilks, Catherine Tylney, Damport, Walgrave, Malin Tylney, Mary Lascelles, Bulmer, Ashby, Anne Haward et Marguerite Benet étaient tous coupables de n’avoir pas révélé le crime de haute trahison, et qu’il fallait procéder contre eux. Le 8, le roi ordonna que toutes ces personnes fussent conduites à la Tour, excepté Mary Lascelles, ce qui fut fait. Lord W. Howard fut enfermé le 9 décembre ; la duchesse de Norfolk, le 10 ; lady Bridgewater, le 13. Tous protestaient fortement de leur ignorance et de leur innocence (*). Le 10 décembre 1541, Culpeper eut la tête tranchée à Tyburn, et le même jour Derham fut pendu et écartelé(**).

(*) Lettres du Conseil privé (State Papers, I, p. 702, 704, 706, 708).

(**) Lord Herbert de Cherbury, Turner et d’autres historiens disent que Culpeper fut exécuté le 31 novembre ; mais nous nous conformons aux documents signés par tous les membres du Conseil, qui portent le 10 décembre. Voir State Papers, I, p. 707.

 

Pendant ce temps, le duc de Norfolk s’était réfugié à Kenninghall, à 80 milles de Londres. Le 15 décembre, il écrivait au roi qu’il se trouvait par les fautes de sa famille dans la plus grande perplexité où il eût jamais été. Deux fois dans sa lettre, « il se prosterne très-humblement aux pieds du roi » ;et il manifeste l’espoir « qu’il ne restera dans le cœur très-doux de Sa Majesté (*) aucun déplaisir à son sujet, vu qu’il n’a jamais rien fait qui pût la mécontenter ». Il resta pourtant bien quelque chose dans le très-gentil cœur de Henri VIII.

(*) « In your most jantle hert » (State Papers, I, p. 721).

 

Le parlement s’assembla par ordre du roi, le 16 janvier 1542, pour s’occuper de cette affaire ; c’était ce premier corps de la nation que Henri chargeait de régler ses intérêts domestiques. Le 21 janvier, le chancelier présenta à la chambre haute un bill en vertu duquel elle devait demander au roi de ne pas trop se troubler de cette affaire, attendu que cela pourrait abréger sa vie ; de déclarer coupables de haute trahison la reine et lady Rochford. Le bill passa dans les deux chambres et reçut l’approbation du roi (*).

(*) Le bill se trouve Burnet, I, p. 567.

 

Le 12 février, la reine et lady Rochford, sa complice dans ses désordres, furent emmenées à Tower Hill et décapitées. La reine, tout en confessant les fautes qui avaient précédé son mariage, protesta jusqu’à la fin, devant Dieu et ses anges, n’avoir jamais manqué à la fidélité qu’elle devait au roi ; mais les fautes qui avaient précédé son mariage firent croire généralement à celles qui l’avaient suivi. Quand à lady Rochford, confidente officieuse de la mauvaise conduite de la reine, elle était universellement haïe ; on se rappelait que ses calomnies avaient été la principale cause de la mort de l’innocente Anne Boleyn et de son propre mari ; aussi personne ne la plaignit. Le roi fit grâce à la vieille duchesse de Norfolk et à quelques autres de ceux qui avaient été poursuivis pour n’avoir pas dénoncé le crime.

Ces événements ne suscitèrent pas dans le royaume même beaucoup de remarques pénibles pour Henri VIII ; mais ce grand exemple d’immoralité donné par la cour d’Angleterre diminua en Europe l’estime qu’on en faisait. Il ne manquait pas de désordres semblables en France et ailleurs, mais on les voilait, tandis qu’en Angleterre on les publiait. L’opinion s’est montrée plus tard sévère envers le roi, et se rappelant sa conduite envers trois de ses précédentes femmes, on s’est écrié, au sujet de l’opprobre jeté sur lui par Catherine Howard : « Il l’avait bien mérité ». Quant au parti catholique, qui avait donné Catherine à Henri et avait espéré d’elle son triomphe final, il fut très-mortifié, et il l’a été jusqu’à nos jours. Des catholiques, en parlant de ces fautes, ont voulu en atténuer l’horreur et la honte en disant « qu’un complot fut tramé pour conduire la reine à l’échafaud ». Mais les témoignages contre Catherine sont d’une telle évidence qu’on a dû bientôt changer de langage. Certes le catholicisme a eu abondamment de princesses vertueuses, mais il faut reconnaître que celle qui était la patronne en Angleterre en 1541 ne lui faisait pas grand honneur (*).

(*) Le catholique romain Lingard, dans son Histoire d’Angleterre, mit d’abord en avant l’idée d’un complot : A plot was woven ; mais dans une édition subséquente, il se vit obligé d’abandonner l’idée de complot et d’y substituer celle de découverte : A discovery was then made. Le mot complot est resté dans la traduction française.

 

L’élévation de Catherine Howard sur le trône avait été suivie d’une élévation du catholicisme en Angleterre, et la chute de cette malheureuse femme fut suivie d’un abaissement de ce parti ; c’était une raison pour nous arrêter sur son histoire. Il paraît que ces derniers événements déplurent à Rome. Le pape Paul III se montra plus irrité que jamais contre Henri VIII. « L’évêque de Rome, écrit alors de Venise au roi un de ses envoyés, travaille avec véhémence à unir l’empereur et le roi de France pour perdre Votre Majesté » ; et la pensée secrète que le comte Ludovico de Rangon avait été en Angleterre le remplissait de fureur et de rage (*). Le zèle et les ménagements que Cranmer avait montrés dans l’affaire de Catherine avaient redoublé envers lui l’affection du roi. Il ne se hâta pourtant pas d’en profiter pour faire passer quelques mesures hardies en faveur de la Réformation ; il savait qu’une telle démarche eût été à fin contraire ; mais il profita de toutes les occasions pour répandre en Angleterre les principes de la Réforme.

(*) « The bishop of Rome is in great furor and rage against him » (Harvel au roi. State Papers, IX, p. 21, 22).

 

Le parlement s’étant assemblé le 16 janvier 1542, la convocation du clergé se réunit le 20. Le vendredi 17 février, la traduction des saintes Écritures était à l’ordre du jour. La majorité des évêques désirait supprimer la Bible anglaise, Gardiner surtout, qui, après la catastrophe de Catherine Howard, sentait encore plus le besoin de s’opposer à la Réformation. Ne pouvant dès l’abord rétablir toute la Vulgate, il s’efforça d’en garder quelque chose dans la traduction, en sorte que le peuple ne pût comprendre ce qu’il lisait et abandonnât le tout. Il proposa donc de garder dans la traduction anglaise cent et deux mots latins, « à cause de leur sens natif et de leur majesté ». Ces mots étaient Ecclesia, pœnitentia, pontifex, holocaustum, simulacrum, episcopus, confessio, hostia et autres semblables. Outre le dessein qu’il avait d’empêcher que le peuple comprît, il en avait encore un autre quant à ceux qui comprendrait quelque chose. S’il voulait conserver certains mots, c’était pour conserver certains dogmes. « Le mot pœnitentia, disait Fuller, mot auquel on donne une signification contraire au sens original, est tout un magasin de rites et d'œuvres méritoires, et rapporte beaucoup d’argent aux prêtres. Comment ne désireraient-ils pas maintenir ce mot, puisque ce mot les maintient eux-mêmes ? » Cranmer avisa le roi, et il fut convenu que les évêques n’auraient plus rien à faire avec la traduction de la Bible. L’archevêque informa la convocation le 10 mars que le bon plaisir du roi était de faire examiner la traduction par les deux universités. Tous les prélats, sauf deux, protestèrent. Au reste, cet arrêté n’avait pour but que de se débarrasser des évêques, car les universités elles-mêmes ne furent jamais consultées. Ceci était un coup sensible porté à la convocation du clergé (*).

Burnet, I, p. 570. Anderson, Bible Annals, II, p. 152. Gerdes., Annales, IV, p. 308.

 

Le changement qu’amena la disgrâce des Howard se vit même chez les ennemis de la Réformation. L’évêque de Londres, Bonner, à la fois violent et si mobile, et qui après la mort de Cromwell s’était tourné tout à coup contre la Réformation, fit après la mort de Catherine un demi-tour en sens contraire. Il publia diverses admonitions et injonctions à l’usage de son diocèse. « Il est essentiel, disait-il aux laïques, que vous qui lisez la Bible, soit dans les églises, soit ailleurs, vous vous y prépariez avec toute dévotion, humilité, recueillement, afin d’être édifiés et améliorés par elle ». — « Tout prêtre, disait-il au clergé, doit lire et étudier saint Matthieu jusqu’à la fin du Nouveau Testament. Vous devez, ajoutait-il, enseigner tous les enfants de votre paroisse et leur apprendre au moins à lire l’anglais, afin qu’ils sachent comment croire, prier et vivre d’une manière agréable à Dieu (*) ».

(*) Bonner’s Admonition and injunctions. Burnet, I, Records, p. 379, 380.

 

7.8       Chapitre 8 : Une reine protestante, Catherine Parr (1542)

Les principes de la Réformation se répandaient toujours plus et particulièrement parmi les marchands de Londres, sans doute parce qu’ils avaient plus de rapports avec l’étranger. Ces bons négociants étaient plus instruits qu’on ne se l’imaginerait de nos jours. L’un d’eux, Richard Hilles, avait beaucoup d’affaires avec Strasbourg et le reste de l’Allemagne. Hilles, tout en faisant ses affaires, s’occupait de la littérature théologique. Il ne lisait pas seulement ; il jugeait les ouvrages qu’il lisait, et était à la fois marchand et critique. Il lisait l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, sa préparation et sa démonstration ; mais Eusèbe ne le satisfaisait pas. Il y trouvait de fausses idées sur le libre arbitre, le mariage des ministres. Tertullien, au contraire, le ravissait par sa simplicité, sa piété et même la justesse de son jugement sur l’eucharistie ; mais il trouvait beaucoup à redire à son ouvrage sur les prescriptions contre les hérétiques (*). Cyprien l’édifiait par l’abondance de sa piété, mais il était heurté par sa trop grande sévérité et ses opinions sur la satisfaction, qui portaient atteinte, lui semblait-il, à la justice du Christ. Il aimait dans Lactance le défenseur de la cause de Dieu ; mais ses opinions sur la vertu des aumônes, sur la nécessité de s’abstenir de fleurs et de parfums, illecebræ istæ voluptatum arma, sur la méthode de racheter les mauvaises œuvres par des bonnes, sur le règne de mille ans et beaucoup d’autres choses, étaient de sa part l’objet de vives observations critiques. Origène, Augustin, Jérôme entraient aussi dans le cycle de ses travaux (**). Il regardait comme un grand mal, même pour un marchand, de n’avoir pas d’études ; en elles, il trouvait un remède contre l’influence trop terrestre des affaires.

(*) Lettre de Hilles à Bullinger, du 18 décembre 1542, date du procès de Catherine (Orig. Letters, I, p. 228, 229).

(**) Ibid., p. 233, 234, 235.

 

Pourtant l’essentiel pour lui était l’étude de la Parole de Dieu. Il la lisait et il l’expliquait fréquemment à Londres dans les maisons des évangéliques. L’évêque Gardiner, examinant un des voisins de Hilles, lui disait : « Richard Hilles n’a-t-il pas été chaque jour dans votre maison, vous enseignant vous et d’autres tels que vous ? » Un jour des ecclésiastiques se présentèrent à lui, faisant une collecte pour placer des cierges devant le crucifix et le sépulcre de Christ dans l’église de la paroisse. Il s’y refusa. Les prêtres demandèrent à ses parents et à ses amis de le presser de ne pas s’opposer à une coutume qui avait cinq siècles d’existence. « Il n’y a pas de coutume, dit-il, qui puisse prévaloir sur la parole de Christ. Il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité ». Alors ces prêtres redoublèrent de menaces ; Hilles quitta Londres et se rendit à Strasbourg, tout en gardant son établissement dans la première de ces villes. Le lecteur de Tertullien, Cyprien, Origène, Augustin, quittant les bords du Rhin, allait à Francfort, à Nuremberg, pour vendre ses draps (*). Il faisait du reste un bon usage de l’argent qu’il en tirait : « J’ai mis à part une certaine somme, écrivait-il à Bullinger, destinée à secourir de pauvres exilés (riches toutefois en Jésus-Christ), dernièrement bannis de leur patrie pour la cause du Seigneur (**) ».

(*) « To sell my cloth » (Original letters, I, p. 240).

(**) Ibid., p. 241.

 

Plus Henri VIII sentait la perte qu’il avait faite de Cromwell, plus il se rapprochait de Cranmer et de la bonne cause. Déjà en cette année 1542, il adressa des lettres à Cranmer pour l’abolition de l’idolâtrie, ordonnant qu’on mît de côté les images, les reliques, les cierges, les châsses, tables, monuments élevés à certains miracles, pèlerinages et autres abus (*).

(*) « The king’s letters to Cranmer for the abolishing of idolatry » (Fox, Actes, V, p. 463).

 

Tandis que les laïques unissaient ainsi la science à la foi et les affaires à l’enseignement, Cranmer poursuivait lentement son œuvre. Le parlement s’étant réuni le 22 janvier 1543, l’archevêque proposa un acte pour l’avancement de la vraie religion. Cette acte amphibologique interdisait et commandait à la fois la lecture de la Bible. Était-ce intentionnellement, ne l’était-ce pas ? Nous sommes plutôt de ce dernier avis. Il y avait deux courants en Angleterre et on les retrouvait dans ses lois. Seulement, le meilleur courant prenant le dessus, c’était la bonne cause qui semblait finalement l’emporter à cette heure. Il était ordonné que les Bibles portant le nom de Tyndale fussent supprimées ; mais les imprimeurs, tout en ne publiant guère que cette traduction, l’avaient lancée dans le public sous le patronage de Matthieu, Taverner, Cranmer et même Tonstall et Heath (*). On la lisait donc partout. L’acte défendait que nul ne lût à d’autres la Bible, soit dans quelque église, soit ailleurs, sans l’autorisation du roi ou d’un évêque ; mais il voulait en même temps que le chancelier d’Angleterre, les officiers de l’armée, les juges du roi, ceux de toute ville ou bourg, l’orateur du parlement, qui avaient coutume de prendre un message de l’Écriture comme texte de leurs discours, pussent la lire. Bien plus, toute personne noble, homme ou femme étant chef de famille, put lire ou faire lire la Bible par l’un de ses domestiques, dans sa maison, son jardin, son verger, à sa propre famille ; de même que tout marchand ou autre personne étant chef de maison put la lire privément, mais les apprentis, ouvriers, etc., devaient s’en abstenir. Cet arrêté, en interdisant la Bible au commun peuple, était à la fois impie et absurde, — impie par cette défense, — mais absurde parce que la lecture en famille était recommandée, qu’elle pouvait même être faite par des domestiques ; la connaissance des Écritures pouvait ainsi parvenir à ceux auxquels elle était interdite (**).

(*) Anderson, Bible Annals, I, p. 569 ; II, p. 80, 156.

(**) « An act for the advancement of true religion an the abolishment of the contrary » (Strype, Cranmer, p. 142).

 

En même temps l’acte des six articles fut adouci à la demande de Cranmer. Ceux qui en avaient enfreint les clauses ne devaient plus être punis de mort, s’ils étaient laïques ; et les prêtres ne devaient encourir cette peine qu’à la troisième trangression. Ce n’était certes pas gagner beaucoup, mais le primat obtenait ce qu’il pouvait.

Il chercha aussi à rendre le moins mauvais possible le livre intitulé la Doctrine nécessaire au chrétien, publié en 1543 (*) , etqui fut appelé le Livre du roi pour le distinguer de l’Institution du chrétien, qui était appelé le Livre des évêques. Ce livre du roi tenait un certain milieu entre la doctrine du pape et celle de la Réformation ; il inclinait pourtant vers celle-ci. La grâce et la miséricorde de Dieu y étaient établies comme le principe de notre justification. Le culte des images et des saints était soumis à quelques réformes ; l’article du purgatoire était omis ; de grands droits étaient accordés à l’Église de chaque pays ; la langue vulgaire était reconnue comme nécessaire aux besoins religieux du peuple. Toutefois on trouvait encore dans ce livre bien des obscurités et des erreurs.

(*) « A necessary doctrine and erudition for any christian man » (Wilkins, Burnet, Strype. Todd, Life of Cranmer, I, p. 332).

 

Une circonstance allait incliner le roi plus décidément du côté de la Réformation. Quoique le mariage eût été déjà cinq fois pour ce prince, et sans doute par sa faute, une longue suite de désappointements et d’amertumes, il cherchait de nouveau une femme. Une loi qu’il avait faite après la découverte des désordres de Catherine Howard, effrayait les demoiselles d’Angleterre et même les plus innocentes ; elles eussent craint d’être victime des injustes soupçons de Henri VIII. Il résolut d’épouser une veuve.

Il y avait à la cour une femme de bon sens, vertueuse, d’un caractère aimable, belle, agréable dans ses manières (*), qui avait passé la première jeunesse, Catherine Parr, veuve de lord Latimer. Elle avait pourtant un défaut qui se trouve souvent dans les âmes nobles ; elle manquait de prudence ; elle ne savait pas toujours reconnaître et pratiquer ce qui convient dans la conduite ordinaire de la vie ; elle n’avait pas surtout cette prudence humaine, si nécessaire à la cour, et particulièrement à la femme de Henri VIII ; cela l’exposait à de grands dangers. Le roi déclinait beaucoup ; ses infirmités ainsi que son caractère aigri lui rendaient nécessaire une femme douce et pleine d’égards qui prît soin de lui. Il crut trouver en elle l’aide dont il avait besoin. Il épousa la noble dame douairière (**) le 12 juillet 1543, et trouva en elle l’affection et les attentions d’une dame vertueuse. La couronne n'était pour Catherine qu’un faible dédommagement ; mais elle remplit son devoir avec dévouement, et éclaira d’un rayon de soleil les dernières années du prince. La reine était favorable à la Réformation, ainsi que son frère, fait comté d’Essex,et son oncle fait lord Parr de Horton. Cranmer et tous ceux qui voulaient une vraie réformation se rangèrent du côté de la nouvelle reine, tandis que Gardiner et son parti, auquel se joignait le nouveau chancelier Wriothesley, alarmés de cette influence qui leur était contraire, redoublaient de zèle pour maintenir l’ancienne doctrine. Ces hommes sentaient que la puissance qu’ils avaient eue sous Catherine Howard pouvait leur échapper ; ils résolurent d’effrayer les amis de la Réforme et la reine elle-même en frappant Cranmer. C'était toujours à lui qu’ils visaient et adressaient leurs coups, et ce ne fut pas la dernière fois qu’ils le firent.

(*) « She was endued with singular beauty, favour and comely personage » (Fox, Acts, V, p. 554).

(**) Herbert de Cherbury, p. 561. Strype, Cranmer, etc.

 

Les prébendiers de Canterbury et d’autres prêtres de ce diocèse, très-attachés à la doctrine catholique, et que les principes réformateurs de l’archevêque inquiétaient et révoltaient, s’entendirent avec Gardiner, eurent entre eux de nombreux conventicules, et firent une immense collection de rapports hostiles à l’archevêque. Ils l’accusèrent d’avoir fait enlever des images, d’avoir interdit la chaire aux partisans des anciennes doctrines, et le bruit se répandit bientôt partout que « l’évêque de Winchester tendait son arc pour mettre bas quelques-uns des principaux cerfs ». La longue liste d’accusations portées contre le primat fut remise au roi. Parmi les accusateurs se trouvaient des membres de l’Église de Cranmer, des magistrats qu’il avait obligés, des hommes qui presque journellement étaient assis à sa table. Henri était peiné, ennuyé ; il aimait Cranmer ; mais ces nombreuses accusations l’inquiétaient. Ayant pris l’acte avec lui, il sortit, comme s’il voulait faire seul une promenade sur la Tamise. Il entra dans sa barque. « A Lambeth », dit-il à ses bateliers. Des domestiques de l’archevêque virent l’embarcation qui s’approchait, reconnurent le roi et avertirent leur maître, qui descendit aussitôt pour rendre ses devoirs à Sa Majesté. Henri l’invita à entrer dans la barque, et se trouvant tête à tête, les bateliers étant à distance, le roi se mit à déplorer la croissance de l’hérésie, les discussions qui devaient en résulter, et déclara qu’il était décidé à trouver le principal patron de ces fausses doctrines et à en faire un exemple. « Qu’en pensez-vous ? » ajouta-t-il. « Sire, répondit Cranmer, la résolution que vous prenez de repousser l’erreur est bonne ; mais je vous supplie de bien examiner ce qui est hérésie, de peur de condamner comme hérétiques ceux qui enseignent la Parole de Dieu et rejettent les inventions humaines ». Après quelques autres explications, le roi lui dit : « C’est vous qui êtes l’homme ; vous qui êtes le grand hérétique et le protecteur de l’hérésie ! » puis il lui remit les chefs d’accusation recueillis par ses adversaires. Cranmer prit les feuilles et les lut. Quand il eut fini, il pria le roi de nommer une commission pour examiner ces griefs, et il exposa franchement sa manière de voir. Le roi, touché de sa simplicité et de sa candeur, lui découvrit tout le complot et lui dit qu’il nommerait une commission, mais qu’il en serait le principal membre et qu’il le chargeait de procéder contre ses accusateurs. Cranmer s’y refusa. La commission fut nommée. Le Dr Lee, doyen d’York, fit d’actives recherches, et découvrit que des hommes auxquels Cranmer avait rendu de grands services étaient au nombre des conspirateurs. Cranmer se montra à leur égard plein de douceur. Il se refusa à les confondre, à les couvrir de honte comme le roi le lui demandait, et au lieu de le condamner, chacun reconnut qu’il était le premier à pratiquer les vertus qu’il enseignait aux autres et se montrait ainsi un véritable évêque et une digne réformateur (*).

(*) Cranmer’s Works, II, p. 9. Burnet, History, I, p. 593. Strype, Fox. Todd, Life of Cranmer, I, p. 349.

 

Si Gardiner et les siens ne pouvaient faire tomber le grand cerf, ils résolurent de s’en dédommager sur le menu gibier. Il s’était formé à Oxford une société d’amis de l’Évangile, qui vivaient dans l’humilité et dans la paix, mais aussi confessaient courageusement la vérité. Il y en eut quatorze de saisis par le Dr London, appuyé de l’évêque de Winchester. Les persécuteurs s’attachèrent surtout à trois d’entre eux. Robert Testwood, célèbre par ses connaissances musicales, et que la chapelle du collége de Windsor s’était attaché, parlait avec respect de Luther, prétendait lire la sainte Écriture, et exhortait ceux qui l’entouraient à cesser de se prosterner devant des images muettes, et à n’adorer que le Dieu vrai et vivant. Henri Filmer, du Conseil d’Église (Churchwarden), ne pouvait supporter les sottises que les prêtres débitaient en chaire, et ceux-ci, fort irrités de ses critiques, l’accusaient d’être tellement corrompu par l’hérésie, qu’il pouvait à lui seul empoisonner tout le pays. Antoine Peerson, prêtre, prêchait avec tant d’éloquence et de foi, que le peuple accourait en foule à ses discours, soit à Oxford, soit dans les campagnes environnantes.

Un quatrième accusé enfin parut devant le Conseil. C’était un homme pauvre, simple et de chétive apparence. Des feuilles se trouvaient sur la table du Conseil devant l’évêque de Winchester. « Marbeck, lui dit Gardiner, sais-tu pourquoi tu parais devant nous ? — Non, Milord ». L’évêque, prenant les feuilles en sa main, lui dit : « Sais-tu le latin ? — Non, très-peu. — Ceci, dit Gardiner, est une concordance de la Bible en anglais. Il y en a une en latin, faite par des savants et à l’usage des prêtres ; mais cet homme en a fait une en anglais, ce qui est fort dangereux ». Deux jours après, Gardiner fit appeler Marbeck. « Marbeck, lui dit l’évêque, quel est le diable qui t’a porté à te mêler des Écritures ? » Fox, qui raconte ces entretiens, ajoute : « Christ a dit : Sondez les Écritures, et Gardiner dit que c’est le diable qui porte à le faire ! (*) » « Tu as un autre métier, tu devais t’y tenir ; qui t’a aidé à faire ton livre ? — Personne, dit Marbeck. — C’est impossible ! » s’écria l’évêque. Puis, s’adressant à l’un de ses chapelains : « Douze savants se sont réunis pour faire la concordance latine, et ce compagnon prétend qu’il a fait tout seul la concordance anglaise ! » Puis, s’adressant à Marbeck : « Tu as beau dire que tu as fait seul ce travail ; à moins que Dieu descende du ciel et me le dise, je ne le croirai pas ». Marbeck fut reconduit en prison, et on le mit au secret, avec les fers aux mains et aux pieds. Il fut examiné à cinq reprises, et la cinquième fois on lui trouva un nouveau crime ; il avait copié de sa main une lettre de Jean Calvin (**). C’était presque pis que de s’occuper de la Bible.

(*) Fox, Acts and documents, V, p. 478.

(**) « An epistle of master John Calvin, which Marbeck had written out » (Fox, Acts, V, p. 483, 484).

 

Gardiner faisait tous ses efforts pour que cet homme fût condamné à mort avec Testwood, Filmer et Peerson. La reine était alors à peine sur le trône. Ces trois chrétiens furent brûlés vifs et moururent avec tant d’humilité, de patience et d’attachement à Jésus, leur unique refuge, que plusieurs assistants s’écrièrent qu’ils auraient voulu mourir avec eux et comme eux (*). Mais les persécuteurs échouèrent quant à Marbeck. Cranmer put faire comprendre au roi que faire une concordance de la Bible ne devait pas entraîner la peine de mort. On sait l’importance que Henri VIII attachait à la sainte Écriture, qu’il regardait comme étant l’arme la plus puissante contre le pape ; cela sauva Marbeck.

(*) Voir Fox, Acts, V, p. 464 à 496.

 

Il n’est pas étonnant, du reste, qu’il y eût encore des martyrs. La reine, il est vrai, était favorable à leur cause ; mais les circonstances politiques ne l’étaient pas. Après quarante ans d’union avec la France, Henri VIII allait lui faire la guerre. Les prétextes étaient nombreux. Un premier était l’alliance du roi de France avec le Grand Turc, « qui s’avance journellement pour distruyer et ruiner notre sainte foi, au grand regret de tous les bons chrétiens », disait le Conseil (*). Un second était les sommes que la France devait payer annuellement au roi, et qui étaient arriérées de neuf ans ; puis les sommes données par la France à l’Écosse dans la guerre de ce pays avec Henri VIII ; les Anglais rebelles reçus et protégés par François Ier ; les sujets fidèles du roi, marchands ou autres, détenus dans les ports français avec leurs navires et marchandises. Le roi déclarait même dans la dépêche que nous venons de citer que, si dans vingt jours il n’était fait droit à ses plaintes, il réclamerait le royaume de France injustement occupé par François Ier. L’ambassadeur français répondit d’une manière conciliante. D’autres griefs plus intimes n’étaient pas indiqués par la diplomatie et éclairent peut-être ceux qui occasionnaient la rupture. François Ier avait plaisanté sur la manière dont Henri VIII se conduisait avec ses femmes ; celui-ci ayant recherché la main de princesses françaises, elles n'avaient pas voulu de ce mari étrange ; François enfin ne tenait pas la promesse qu’il avait faite de se séparer de Rome ; bien d’autres prétextes encore plus ou moins raisonnables décidaient le roi à envahir la France.

(*) Dépêche du Conseil privé à l’ambassadeur de France (State Papers, IX, p. 388).

 

En s’éloignant de François Ier, Henri devait se rapprocher de Charles-Quint ; ce rapprochement semblait naturel, car le roi d’Angleterre était, au fond, sous le rapport religieux, plus d’accord avec l’empereur qu’avec les protestants d’Allemagne, qu’il avait voulus quelque temps pour alliés. Mais Charles demandait avant tout que la légitimité et les droits de la princesse Marie, sa cousine, fussent reconnus, et Henri s’y refusait, parce que c’eût été reconnaître ses torts envers Catherine d’Aragon. On trouva finalement une solution qui satisfit l’empereur. Un acte du parlement établit que, si le prince Édouard mourait sans enfants, la couronne appartiendrait à Marie (*), sans que cet acte mentionnât sa légitimité. Ce point accordé à Charles-Quint devait donner à l’Angleterre cinq sanglantes années et Philippe II pour roi. À défaut d’enfants de Marie, le trône devait appartenir à Élisabeth. Cela fait, en mars 1543, un traité unit l’Angleterre et l’empire.

(*) « The crown should go to the lady Mary » (Act about the succession).

 

La guerre que Henri VIII, « roi d’Angleterre, de France et d’Irlande, » disait le parlement, fit à François Ier n’intéresse que peu l’histoire de la Réformation. Le roi, ayant nommé la reine régente de son royaume, s’embarqua pour la France, gros corpulent et affaibli, le 14 juillet 1544, sur un navire tendu de drap d’or sa vaine ostentation se montrait partout, même en partant pour la guerre. Il se trouva sur la frontière de France, à la tête de 45,000 hommes, dont 30,000 étaient Anglais. L’empereur, qui avait pris les devants, était déjà à deux journée de marche de Paris, et cette ville s’effrayait de l’approche des Allemands. « Je ne puis empêcher mon peuple de Paris d’avoir peur, dit François, mais je l’empêcherai d’avoir du mal ». Charles, se souciant peu de la parole donnée à Henri VIII, traita seul avec François à Crespy, près de Laon, le 19 septembre, et laissa le roi d’Angleterre se tirer d’affaire comme il le pourrait. Henri prit Boulogne, mais ce fut tout ce qu’il eut de son royaume de France. Il retourna le 30 septembre à Londres.

Toutefois la guerre continua entre Henri VIII et François Ier jusqu’en 1546. L'Angleterre, abandonnée par l’empereur, trouva de la sympathie où l’on pouvait le moins l’imaginer, — en Italie. Les Italiens, qui savaient le mal que la papauté faisait à leur pays, étaient pleins d’admiration pour le prince et la nation qui avaient rejeté son joug. Edmond Harvel, envoyé de Henri VIII en Italie, alors à Venise, voyait continuellement arriver chez lui des capitaines de grande réputation, qui venaient lui offrir leurs services ; parmi eux se trouvait Hercule Visconti de Milan, homme de haute naissance, grand capitaine et qui, ayant beaucoup d’amis en Italie, pouvait rendre au roi de grands services (*). Les Français s’efforçaient alors de reprendre Boulogne ; mais les soldats italiens, nombreux dans leur armée, passaient journellement aux Anglais, et jusqu’à trente par jour ; les compagnies italiennes se trouvaient ainsi tellement réduites, que les capitaines demandèrent la permission de quitter le camp, faute de soldats à commander, et on le leur accorda (**). Le pape se trouvait lui-même embarrassé dans cette affaire. Il s’était engagé à fournir 4,000 hommes à François Ier ; mais ce prince, craignant que ces soldats romains ne passassent à l’armée anglaise (***), demanda à Paul III de substituer à ces auxiliaires un subside en argent de 16,000 couronnes par mois. « La nation italienne, ajoutait l’envoyé anglais en écrivant à Henri VIII, se montre de plus en plus portée vers Votre Majesté ». Cet épisode montre que l’Italie était alors bien disposée pour la Réformation.

(*) Harvel à Henri VIII (State Papers, Christ, p. 492).

(**) « Three of their capitains have desired leave to depart fort lack of men » (Poynings à Henri VIII. Boulogne, 15 août 1545. State papers, X, p. 570).

(***) « Fearing lest the Italians should pass over to England » (State papers, X, 492).

 

Mais s’il y en avait en Italie qui étaient pour le protestantisme, il y en avait plus en Angleterre qui étaient contre. Le parti fanatique avait cherché en 1543 à expulser la Réforme de la ville de Windsor au moyen des bûchers, mais le compte n’était pas réglé : il lui restait à purifier le château. Testwood, Filmer, Peerson, Marbeck lui-même avaient eu, on le savait, pour patrons Sir Thomas et lady Cardine, Sir Philippe et lady Hobby, le Dr Haynes, doyen d’Exeter, et d’autres personnes de la cour. Le Dr London, qui était toujours en quête d’hérétiques, et l’avocat Simons envoyèrent à Gardiner un secrétaire, nommé Ockam, avec des lettres, des accusations et des documents secrets sur la manière dont ils comptaient procéder. Mais un des serviteurs de la reine arriva avant lui à la cour et dénonça la trame. Ockam, à son arrivée, fut saisi, tous ses papiers furent examinés, et l'on y trouva les preuves d’une vraie conspiration contre plusieurs personnes de la cour, ce qui indigna fort le roi ; il est bien probable que ces gentilshommes et leur dames durent leur salut à l’influence de la reine et de Cranmer. London et Simons, ignorant que leurs lettres et documents fussent dans les mains de leurs juges, nièrent le complot et même le firent avec serment. Alors on leur présenta leurs propres écrits, on leur prouva qu’ils étaient coupables de parjure, et on les condamna à une peine infamante. London, ce grand pourfendeur d’hérétiques, et son compagnon furent promenés à cheval, la tête tournée vers la queue, le nom de parjure sur leur front, dans les rues de Windsor, Reading et Newbury, où se trouvait alors le roi ; puis ils furent mis au pilori et reconduits en prison. London y mourut de la douleur que lui causa cet opprobre. Il était bon que le vent changeât et que les persécuteurs et non les persécutés fussent punis ; mais les mœurs du temps imposèrent à ces misérables des peines odieuses, qu’on eût mieux fait de leur épargner (*).

(*) Fox, Acts, V, p. 496.

 

7.9       Chapitre 9 : Les derniers martyrs du règne (1545)

Henri, souffrant, chagrin, penchait facilement tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Il avait des incertitudes, des agitations violentes, des sentiments irrésolus ; mais son beau-frère, le duc de Suffolk, qui était dans le Conseil privé le membre le plus décidé en faveur de la Réformation, était mort en août 1545, et ce corps fut dès lors entraîné en un sens contraire et entraîna le roi avec lui.

Shaxton, ayant renoncé à son évêché de Salisbury après la publication des six articles, avait été mis en prison, et y avait longtemps repoussé toutes les demandes de rétractation qui lui avaient été adressées. Ayant aggravé sa faute dans sa prison en disant que le corps naturel de Christ n’était pas dans le sacrement, il fut condamné au feu. Les évêques de Londres et de Worcester, envoyés par le roi, arrivèrent dans sa prison et s’efforcèrent de le convaincre. Cet homme faible et égoïste se déclara facilement persuadé, et rendit grâces au roi « de ce qu’il l’avait délivré à la fois, disait-il, du feu temporel et du feu éternel ». Il fut mis en liberté le 13 juillet 1546. En vieillissant, sa cervelle empira, et, sous le règne de Marie, ce malheureux fut l’un des plus ardents à brûler ceux qu’il avait appelés ses frères (*).

(*) Burnet, I, p. 617.

 

S’il y avait des hommes tels que Shaxton, dont la chute était décisive et finale, on en rencontrait aussi qui, tout en étant décidés dans leur cœur pour la vérité, s’effrayaient quand ils se voyaient en danger de mort, et adhéraient aux déclarations catholiques qui leur étaient présentées. Mais après avoir ainsi plongé dans l’abîme, ils élevaient aussitôt qu’ils le pouvaient la tête et professaient de nouveau la vérité. De ce nombre était Édouard Crome, qui fléchit à deux reprises à cette époque en particulier, mais se releva toujours (*).

(*)Cranmer’s Works, II, p. 339, 398. Fox, Acts, V, p. 537. Bale’s Works, p. 157, 161, 441. Bradford’s Writings, I, p. 290, 374, 529. (Parker Society).

 

L’état général de l’Église anglicane présentait bien d’autres taches, et l’obstination du roi à maintenir à la fois dans son royaume deux choses contraires, les dogmes catholiques et la lecture de la Bible, faisait en particulier subir à ce saint livre d’étranges honneurs. Le roi prorogea lui-même le parlement le 24 décembre, et adressa à ce premier corps de l’État son dernier discours. Il parla comme vicaire de Dieu et fit la leçon aux ministres et aux membres de l’Église. C’était son goût ; il se croyait né pour cela, et il y avait en lui autant du précepteur que du roi ; aussi n’y avait-il rien qui l’irritât plus que si on lui faisait la leçon à lui-même ; l’on y courait le risque de la vie. Mais s’il était facilement blessé, il ne craignait pas de blesser les autres ; il maniait la férule plus facilement encore que le sceptre. L’orateur des communes ayant adressé au roi un discours où il exaltait ses vertus, Henri répondit : « Vous avez loué les grandes qualités que, selon vous, je possède, et vous m’avez ainsi rappelé mon devoir, qui est de m’efforcer de les posséder. Jamais prince au monde n’a plus aimé ses sujets que moi, et jamais sujets n’ont montré plus d’amour et d’obéissance à leur prince que vous. Mais ces rapports affectueux ne peuvent continuer entre nous que si vous, mes lords temporels, et vous, mes lords spirituels, et vous, mes affectionnés sujets, vous vous appliquez à amender une chose qui n’est pas dans l’ordre. La charité et la concorde n’existent pas pami vous ; la discorde et les dissensions les remplacent. Vous savez ce que saint Paul dit aux Corinthiens : La charité est douce, etc. Quelle charité y a-t-il parmi vous, quand l’un dit à l’autre : Hérétique anabaptiste ! Et que l’autre répond : Papistes ! hypocrite ! pharisien ! Sont-ce là les marques de votre amour mutuel ? Les signes de votre fraternité ? Non, non, ce manque de charité est un obstacle à ce qu’un amour fervent existe entre vous et moi. Si cette plaie n’est pas pansée et guérie, je devrai en imputer la faute à votre négligence, ô vous les pères spirituels et les ministres de l’Église ! J’entends dire chaque jour que vous, Messieurs du clergé, vous prêchez l’un contre l’autre sans discernement, et que nul de vous ne prêche purement la Parole de Dieu. Comment les pauvres âmes vivraient-elles dans la concorde, quand vous, Messieurs les prédicateurs, vous semez au milieu d’elles, par vos sermons, la discorde et les débats ? Ils vous demandent la lumière, et vous leur apportez les ténèbres. Corrigez-vous de ces crimes ; prêchez la Parole de Dieu par vos discours et par votre vie. Sinon, moi, que Dieu a appointé son vicaire et ministre suprême, je mettrai fin à ces divisions. Et quant à vous, Messieurs de l’ordre temporel, vous n’êtes pas exempts de malice et d’envie. Vous outragez vos évêques, vous calomniez vos prêtres, vous tancez vos prédicateurs. S’il vous est permis d’avoir la sainte Écriture dans votre langue maternelle et de la lire, vous devez comprendre que c’est dans le but d’éclairer vos consciences, d’instruire vos enfants et votre maison, et non de disputer ou de faire de l’Écriture un instrument de censure et d’outrage contre les prêtres et les prédicateurs. Je suis très-affligé d’apprendre le peu de respect qu’on a pour ce joyau, et comment, dans chaque taverne et brasserie, on se sert de la Parole de Dieu pour se disputer, on en fait des rimes, on la chante, on en tire des sons discordants, ce qui est contraire à son but et à son enseignement. Ayez de la charité les uns pour les autres ; moi, votre chef suprême, je le requiers ; si vous le faites, nous serons toujours unis (*) ».

(*) Lord Herbert de Cherbury, p. 598. Fox, Acts, V, p. 534.

 

Le pédagogue n’avait pas mal parlé. Le parlement ne répondit pas : « Médecin, guéris-toi toi-même ». Henri en aurait eu besoin pourtant, et un des actes par lesquels il manifestait sa douce charité prouve que, s’il n’était pas, comme certains vieux maîtres d’école, tyran des mots et des syllabes, il savait l’être du repos et de la vie de son peuple.

Il y avait à la cour un certain nombre de dames du premier rang, qui aimaient l’Évangile, la duchesse de Suffolk, la comtesse de Sussex, la comtesse de Herford, lady Denny, lady Fitzwilliam (*), et surtout la reine. L’une d’elles était une jeune personne pieuse, belle, de beaucoup d’intelligence, d’un caractère aimable, d’une belle humeur, et dont les éminentes capacités avaient été perfectionnées par l’éducation. Elle s’appelait Anne, la seconde fille de Sir William Askew, d’une très-ancienne famille du Lincolnshire. Elle avait deux frères et deux sœurs ; l’un de ces frères, Édouard, était garde du corps du roi. La reine recevait fréquemment Anne et d’autres dames chrétiennes dans ses appartements particuliers, et là, un ministre évangélique exposait avec prières la Parole de Dieu. Le roi avait bien quelque connaissance de ces conventicules secrets, mais il paraissait les ignorer. Anne avait alors grand besoin des consolations évangéliques. Sir William, son père, ayant un riche voisin, nommé Kyme, avec lequel il était lié, et voulant procurer à sa fille aînée un riche mariage, obtint de Kyme que son fils aîné l’épouserait. La jeune personne mourut avant la noce, et Sir William, ne voulant pas perdre un si bon parti, contraignit sa seconde fille Anne à épouser le fiancé de sa sœur, dont elle eut deux enfants. La troisième sœur, Jeanne, fut mariée à Sir John Saint-Paul. Les saintes Écritures traduites en anglais attirèrent l’attention d’Anne, et bientôt elle ne put s’en séparer ; elle les méditait nuit et jour. Amenée par elles à une foi vivante en Jésus-Christ, elle renonça aux superstitions romaines. Les prêtres, fort irrités, excitèrent contre elle son jeune mari, homme violent, papiste décidé, qui s’emporta jusqu’à la mettre rudement à la porte (**). Anne dit « Puisque, selon l’Écriture, si un mari incrédule se sépare, qu’il se sépare ; le frère ou la sœur ne sont pas asservis en de tels cas (***), je demande mon divorce ». Elle se rendit à Londres pour faire les démarches nécessaires, soit par son frère, le garde du corps, soit autrement, elle fit la connaissance des dames pieuses de la cour et de la reine elle-même.

(*) Bishop Bale’s Select Works, p. 220 (Parker Society).

(**) « Violently drove her out of his house » (Ibid., p. 190).

(***) 1 Cor. 7:15

 

Les ennemis de la Réformation étaient fort ennuyés de voir des personnes de tel rang professer presque ouvertement la foi évangélique. N’osant les attaquer, ils résolurent de s’en prendre à Anne Askew, et d’épouvanter ainsi les autres. Elle avait dit un jour : « J’aimerai mieux lire cinq lignes dans la Bible que d’entendre cinq messes dans le temple » ; une autre fois, elle avait nié la présence corporelle du Sauveur dans le sacrement. Elle fut mise en prison. Amenée à Sadler’s-Hall, le juge Dare lui demanda : « Croyez-vous à la présence réelle du corps de Christ ? » Anne répondit : « Dites-moi pourquoi le diacre Étienne a été lapidé ». Dare se souvint sans doute qu’Étienne avait dit : « Je vois le Fils de l’homme se tenant à la droite de Dieu », d’où il résultait qu’il n’était pas dans l’hostie ; il préféra répondre : « Je n’en sais rien ». Peut-être cependant son ignorance était-elle réelle. — « Eh bien, moi, dit Anne, je ne saurais non plus répondre à votre question (*) ». Anne fut ensuite amenée devant le lord maire, Sir Martin Bowes, bigot passionné, sous-trésorier de la monnaie et qui obtint en 1550 « le pardon du roi pour toute fausse monnaie qu’il avait faite (**) ». Ce magistrat demanda gravement : « Dans le cas où une souris mange l’hostie, reçoit-elle Dieu ou non ? — Je ne lui répondis pas, dit Anne, mais je souris (***) ». Le chancelier épiscopal, qui était présent, lui dit vivement : « Saint Paul défend aux femmes de parler de la Parole de Dieu. — Pourriez-vous me dire, répondit-elle, combien de femmes vous avez vues en chaire en prêchant ? — Pas une, dit-il. — N’imputez donc pas à de pauvres femmes, répondit Anne, des fautes qu’elles n’ont jamais commises ». Elle fut illégalement mise en prison et resta onze jours sans que personne pût la voir. Elle avait alors vingt-cinq ans environ.

(*) Bale’s Sel.Works, p. 148. Fox, Acts, V, p. 538. Le document a été écrit par Anne Askew elle-même ; nous n’en donnons qu’un petit nombre de traits.

(**) « Of all unjust and false making of money and payment of the same » (Strype, Eccl. Mem., 1550).

(***) « I made no answer but smiled » (Bale, p. 154. Fox, V, p. 538).

 

À la fin, un de ses cousins, nommé Brittagne, fut admis à la voir. Il fit aussitôt tous ses efforts pour qu’on la mît en liberté sous caution. Le lord maire lui répondit : « Adressez-vous au chancelier épiscopal ». Le chancelier lui répondit : « Adressez-vous à l’évêque de Londres ». L’évêque lui répondit : « Je la ferai venir demain chez moi à trois heures après-midi ». Il la soumit à une longue enquête. « Est-il vrai, lui dit-il entre autres, que les messes privées ne soulagent pas les âmes ? — Ô Seigneur ! dit-elle, quelle idolâtrie ! Nous devrions croire aux messes privées, plutôt que dans la mort salutaire du Fils bien-aimé Dieu ! — Quelle réponse est cela ? dit l’évêque de Londres. — Elle est faible, répondit Anne, mais elle est bien assez bonne pour une telle question ». Après l’enquête, à laquelle Anne répondit toujours nettement, brièvement, Bonner écrivit un certain nombre d’articles de foi et demanda qu’Anne y adhérât. « Je crois, répondit-elle, tout ce qui dans ces articles est d’accord avec les saintes Écritures ». Ce n’était pas ce que Bonner voulait. Il insista et dit : « Signez ce document ». Alors elle écrivit au bas : « Moi, Anne Askew, je crois tout ce qui est contenu dans la foi de l’Église catholique ». L’évêque, comprenant ce qu’Anne entendait par ce mot, se précipita dans la chambre voisine avec une grande furie (*). Le cousin Brittagne le suivit et le conjura de traiter sa parente avec douceur. « C’est une femme, s’écria l’évêque ; je m’attendais bien à tout cela. — Traitez-la comme une femme, dit le cousin, et n’attendez pas d’une faible femme la grande sagesse de Votre Seigneurie ». Enfin le lendemain, les deux cautions d’Anne, savoir celles de Brittagne et maître Spielmann de Gray’s inn, furent acceptées et elle fut mise en liberté. Ceci avait lieu en 1545.

(*) « He flung into his chamber in a great fury » (Bale’s Works, p. 177. Fox, Acts, V, p. 543).

 

Anne ayant continué à professer l’Évangile et à se réunir avec ses amis, elle fut saisie de nouveau trois mois plus tard, et citée devant le Conseil privé du roi  à Greenwich. « Je demande, dit-elle, d’être entendue par le roi lui-même ; je lui exposerai la vérité. — Il n’est pas convenable, lui répondit-on, que le roi prenne cette peine. — Le roi Salomon, le plus sage des rois, répliqua-t-elle, n’a pas dédaigné d’entendre deux pauvres femmes ; pourquoi Sa Majesté ne m’entendrait-elle pas, moi simple femme, mais sa fidèle sujette ? — Dites-moi votre opinion sur le sacrement ? dit le lord chancelier. — Toutes les fois, répondit-elle, que je reçois le pain en mémoire de la mort de Christ et avec actions de grâces, je reçois aussi les fruits de sa très-glorieuse passion. — Répondez directement à la question, dit Gardiner. — Je ne voudrais pas, dit-elle, chanter au Seigneur un chant nouveau en une terre étrangère. — Vous parlez en paraboles », dit Gardiner. Elle répondit : « Si je vous disais ouvertement la vérité, vous ne la recevriez pas. — Vous êtes un perroquet, dit l’évêque irrité. — Je suis prête à souffrir non-seulement vos injures, mais tout ce qui pourra suivre, et cela avec joie », répliqua-elle.

Le jour suivant, Anne parut de nouveau devant le Conseil. On recommença l’interrogatoire sur la transsubstantiation. Voyant lord Parr, oncle de la reine, et lord Lisle, elle leur dit : « C’est une grande honte  pour vous, que de conseiller des choses contraires à votre conscience. — Ah ! dirent-ils, nous serions bien heureux que tout allât bien ». Gardiner voulait parler avec elle en particulier elle s’y refusa. Le lord chancelier recommença à l’examiner. « Jusques à quand, dit-elle, clocherez-vous des deux côtés ? — On vous brûlera », dit l’évêque de Londres. Anne répondit : « J’ai sondé toutes les Écritures, mais je n’y ai jamais trouvé que Christ ou ses apôtres aient mis à mort une créature de Dieu ».

Anne fut renvoyée en prison. Elle était très-malade et se croyait près de mourir. Jamais elle n’avait enduré de tels assauts. Elle demanda à voir Latimer, qui était encore enfermé à la Tour ; on ne lui accorda pas cette consolation. Mais reposant avec solidité sur le sol de l’Écriture, elle ne s’en laissait point détourner. À la fermeté qu’elle tenait de son caractère, elle joignait celle que la communion avec Dieu lui avait acquise, et elle était ainsi par la foi au-dessus des attaques qu’elle endurait. Ferme sur ses pieds, elle défendait la liberté de sa conscience, sa pleine confiance ne Christ, avec résolution, et non-seulement elle combattait l’ennemi sans chanceler, mais elle lui parlait avec une force capable de lui en imposer, et lui portait des coups qui le troublaient. Toutefois elle n’était qu’une faible femme et les forces de son corps commençaient à céder. « Que le Seigneur nous fortifie dans la vérité, disait-elle à Newgate. Priez, priez, priez ! » Elle écrivit dans cette prison une courte confession, où elle professait « qu’en recevant le pain de la cène, les fidèles sont étroitement unis avec le Seigneur par la communion de l’amour (*) ». Elle finissait en disant : « Je l’ai écrite, moi, Anne Askew, qui ne désire pas la mort, mais qui ne crains pas sa puissance ; et je suis ravie d’une joie aussi pure que doit l’être celle d’une âme qui est en route pour le ciel ». Elle composa même en prison des stances dont on a pu dire qu’elles étaient extraordinaires, non-seulement par la simple beauté et la sublimité du sentiment, mais encore par la noblesse et l’euphonie de la versification (**).

(*) « Whereby we are knit (tressés, tricotés) unto him by a communion of christian love » (Bale’s Works, p. 207).

(**) Anderson, Bible Annals, II, p. 198.

 

Par acte du parlement, Anne avait droit à un jury ; mais le 28 juin 1546 elle fut condamnée sans autre au feu, par le lord chancelier et le Conseil, pour avoir nié la présence corporelle de Christ. On lui demanda si elle voulait un prêtre ; elle sourit, puis ajouta : « Je confesserai mes fautes à Dieu, qui, j’en suis sûr, m’écoutera avec faveur ». Elle ajouta : « J’ai été pesée dans des balances fausses, et je prends le ciel et la terre à témoin que je mourrai dans mon innocence (*) ».

(*) Bale’s Works, p. 216. Fox’s Acts, V, p. 546.

 

Il était avéré qu’Anne avait trouvé sa foi dans les saintes Écritures. Gardiner et ses partisans obtinrent que, huit jours avant la mort de cette jeune chrétienne, le 8 juillet 1546, le gouvernement publiât une proclamation portant « que dorénavant aucun homme ou femme, de quelque état, rang ou condition qu’ils puissent être (par conséquent les dames et gentilshommes de la cour, comme d’autres), ne pourraient recevoir et posséder le Nouveau Testament de Tyndale ou de Corverdale, ou tel autre, même permis par le parlement, ni aucun livre publié par Fryth, Tyndale, Wicleff, Barnes, Coverdale, etc., etc. ; que de tels livres devaient être remis au maire, baillif ou principal constable pour être brûlés publiquement (*) ». Cet act de la part de Henri VIII est remarquable ; mais les événements furent lus forts que la proclamation ; elle demeura sans effet.

(*) « To be openly burned » (Proclamation of the 8th of july 1546).

 

Déjà avant cette publication, la sentence d’Anne était prononcée ; le procès était fini ; il ne devait plus y avoir d’enquête. Mais la mort d’Anne n’était pas assez pour Rich, Wriothesley et leur parti. Ils avaient d’autres desseins, et les actes les plus honteux et les plus cruels allaient s’accomplir. Le but de ces hommes était d’obtenir des témoignages qui leur permissent de poursuivre les dames de la cour amies de l’Évangile. Le 13, s’étant rendus à la Tour, où Anne se trouvait alors, ils l’interrogèrent sur ses complices, et lui nommèrent la duchesse douairière de Suffolk, la comtesse de Sussex et plusieurs autres : « Si je disais quelque chose contre elles, dit Anne, il me serait impossible de le prouver ». On lui demanda alors s’il n’y avait pas des membres du Conseil royal qui la soutenaient ; elle dit non. « Le roi est informé, répliquèrent-ils, que, si vous le voulez, vous pouvez nommer un grand nombre des membres de votre secte ». Elle répondit que le roi avait été trompé à cet égard, comme à beaucoup d’autres. Ces dénégations ne faisaient qu’irriter Wriothesley et son complice ; et voulant à tout prix être mis en état de produire des charges contre des personnes influentes de la cour, ils ordonnèrent qu’on administrât la question à la jeune femme. Ce supplice dura longtemps ; mais Anne ne donna aucune indication, et même ne poussa aucun cri. Le lord chancelier, toujours plus irrité, dit au lieutenant de la Tour, Sir Antony Knevet : « Augmentez la torture ». Celui-ci s’y refusa. En vain Wriothelsey le menaça-t-il s’il refusait d’obéir ; il n’obtint rien. Rich, membre du Conseil privé, avait donné souvent des preuves de sa bassesse. Wriothesley était ambitieux, plein de son propre mérite, fier, facilement irrité quand on ne suivait pas son avis. Ces deux hommes s’oublièrent alors eux-mêmes, et l’on vit le lord chancelier d’Angleterre et le conseiller privé du roi se changer en bourreaux. Ils mirent eux-mêmes la main à l’horrible instrument et donnèrent la question si rudement à l’innocente jeune femme, qu’elle en fut rompue et toute disloquée ; elle était presque morte et s’évanouit (*). « La torture donnée à cette dame, après sa condamnation, dit un autre contemporain, est une chose si étrange, qu’elle passe mon entendement (**) ». Et les acteurs de cette scène horrible étaient le lord chancelier d’Angleterre et l’un des conseillers privés ! Henri VIII lui-même blâma Wriothesley de sa cruauté, et excusa le lieutenant de la Tour. « Je fus alors portée dans une maison, dit Anne, et mise au lit, mes os étant aussi en souffrance que ceux de Job ». Le chancelier lui fit dire que si elle abandonnait sa foi, on lui ferait grâce, et elle ne manquerait de rien ; que sinon elle serait brûlée. Elle répondit : « Je préfère mourir ». En même temps, fléchissant les genoux dans son donjon, elle s’écriait : « Ô Seigneur, j’ai plus d’ennemis qu’il n’y a de cheveux sur ma tête ; ne permets pas que, par leurs vaines paroles, ils m’ébranlent et remportent sur moi la victoire. Combats à ma place, Seigneur ; je jette sur toi tous mes soucis. Ils tombent sur moi, ta pauvre créature, avec toute la violence dont ils sont capables ; mais qu’ils ne me renversent pas, car en toi sont toutes mes délices. Pardonne-leur, dans ta miséricorde, la violence qu’ils me font et qu’ils m’ont faite. Ouvre leurs cœurs afin qu’ils fassent à l’avenir les choses qui te sont agréables, et annoncent droitement la vérité, sans toutes les vaines imaginations d’hommes pécheurs. Qu’il en soit ainsi, ô Seigneur ! Oui, qu’il en soit ainsi (***) ».

(*) « My lord chancellor and Master Rich took pains to rack me in their own hands, till I was nigh dead » (Bale’s Works, p. 224. Fox, V, p. 547). Burnet raconte aussi le fait, et ajoute même quelques détails : « The lord chancellor, throwing off his gown (le chancelier se dépouillant de sa robe) drew the rack so severely ». Mais Burnet voudrait douter du fait. Le témoignage d’Anne Askew est positif. Le doute de Burnet n’est que les égards d’un évêque pour un lord chancelier.

(**) Lettre d’Otwell Johnson à son frère, du 2 juillet. Anderson, Bible Annals, II, p. 196.

(***) « So be it, o Lord ! so be it » (Bale’s Works, p. 238. Fox, V, p. 549).

 

Le 16 juillet, jour fixé pour la catastrophe de cette tragédie, était arrivé ; tout s’apprêtait pour brûler Anne à Smithfield. L’exécution devait avoir lieu non le matin, comme à l’ordinaire, mais à la tombée de la nuit, pour la rendre plus terrible : c’était ainsi de toutes manières une œuvre de ténèbres. On dut porter Anne au lieu du supplice ; dans l’état où elle était, elle ne pouvait marcher. Arrivée près du bûcher, elle fut liée au poteau par le milieu du corps, avec une chaîne qui l’empêchait de s’affaisser. Alors le misérable Shaxton, désigné à cet effet, compléta son apostasie en prononçant un sermon sur le sacrement de l’autel, sermon rempli d’erreurs ; et quand elle entendait une parole contraire à la vérité, Anne, qui était en pleine possession de ses facultés, se contentait de dire « Il se trompe et parle contre le Livre ». Trois chrétiens évangéliques devaient mourir avec elle : Belenian, prêtre ; J. Lascelles, de la maison du roi, probablement celui qui avait révélé l’incontinence de Catherine Howard, fait pour lequel le parti romain le détestait, et un homme de Colchester, nommé Adams. « Je remets avec tranquillité le monde entier, dit Lascelles, dans les mains de son pasteur Jésus-Christ, seul Sauveur et véritable Messie. Jusqu’à présent serviteur du roi, j’espère servir maintenant le roi éternel par ce témoignage même que je vais lui rendre avec mon sang (*) ».

(*) Fox, Acts, V, p. 552.

 

Le concours du peuple était immense. Sur une estrade élevée devant l’église de Saint-Barthélémy étaient assis et présidaient à l’exécution le lord chancelier d’Angleterre, Wriothesley, le vieux duc de Norfolk, le vieux comte de Bedford, le lord-maire Bowes et plusieurs autres notables. Au moment où le feu allait être mis, le chancelier envoya à Anne Askew un messager chargé de lui offrir les lettres de pardon au roi si elle voulait se rétracter ; elle répondit : « Ce n’est pas pour renier mon Seigneur que je suis venue ici ». Les mêmes lettres étant présentées aux autres martyrs, ils refusèrent de les recevoir et détournèrent la tête. Alors l’ignorant et fanatique Bowes, maire de Londres, se leva et cria de sa grosse voix : « Fiat justitia ! » « Que justice se fasse ! » Les flammes enveloppèrent Anne, et bientôt cette noble victime, qui s’offrait volontiers en sacrifice à Dieu, lui remit en paix son âme ; il en fut de même de ses compagnons (*).

(*) Ibid., p. 550

 

Cette femme et ces trois hommes furent les derniers martyrs du règne de Henri VIII. Les ennemis de la Réformation étaient surtout irrités en ce moment de voir des femmes des premières familles d’Angleterre embrasser la foi qu’ils détestaient, et ce fut une femme de l’esprit le plus distingué, mais jeune et faible, qui reçut le dernier coup dans cette guerre cruelle faite à l’Évangile sous le défenseur de la foi. Anne Askew tomba, mais les grandes doctrines qu’elle avait professées avec tant de courage allaient bientôt triompher au milieu du peuple.

 

7.10  Chapitre 10 : La reine Catherine en danger de mort (1546)

On peut demander comment il se fait que la reine n’arrêtât pas ces cruelles exécutions ; la réponse est facile : cette princesse était elle-même en danger. Les ennemis de la Réformation, reconnaissant son influence sur le roi, se disaient que le supplice d’Anne Askew et de ses compagnons n’avançait pas leur cause, qu’il fallait la mort de la reine pour la faire triompher, que si Catherine était perdue, la Réformation le serait avec elle. Peu de temps après que le roi fut de retour de France, ces hommes s’approchèrent de lui, et lui insinuèrent avec précaution que la reine avait fait grand usage de sa liberté pendant son absence ; qu’elle lisait et étudiait assidûment les saintes Écritures ; qu’elle ne voulait autour d’elle que des femmes qui partageaient ses vues ; qu’elle avait engagé certains personnages soi-disant savants et pieux, chargés de l’aider à connaître à fond les saints livres ; qu’elle avait avec eux des conférences privées sur des sujets spirituels, tout le long de l’année, et que pendant le carême, chaque jour, après midi, un de ces chapelains exposait pendant une heure la Parole de Dieu à la reine, aux dames de sa cour et de sa chambre ,et à d’autres qui aimaient de telles explications (*) ; que souvent le ministre attaquait ce qu’il appelait des abus de l’Église existante ; que la reine lisait les livres hérétiques interdits par les ordonnances royales ; bien plus, qu’elle, la reine d’Angleterre, employait ses heures de loisir à traduire des écrits religieux, et à composer même des livres de dévotion ; qu’elle avait mis en vers des psaumes et avait fait un recueil intitulé : Prières ou Méditations par lesquelles l’âme est excitée à souffrir patiemment ici-bas toutes les afflictions, à regarder comme néant la vaine prospérité du monde, et à soupirer toujours après la félicité éternelle (**) Le roi avait toujours fermé les yeux sur ces conventicules, comme nous l’avons vu, se refusant à voir, ce qui était évident, que la reine était une chrétienne évangélique, tout autant qu’Anne Askew, récemment brûlée.

(*) « Every day, in the afternoon, for the space of an hour, one of her said chaplains, in her privy chamber etc. » (Fox, Acts, V, p. 553).

(**) Strype, Mem. Eccl., II, p. 130.

 

Ces égards du roi encouragèrent Catherine. Elle professa l’Évangile avec une grande liberté, et prit avec hardiesse la cause des évangéliques. Tout son désir était de faire connaître la vérité au roi, et de l’amener aux pieds de Jésus-Christ pour trouver le pardon des erreurs de sa vie. Elle avait des transports de zèle auxquels son cœur imprudent se livrait sans mesure. Ce n’était pas seulement le roi, c’est l’Angleterre qu’elle eût voulu transformer. « Sire, disait-elle à Henri, à la gloire de Dieu et de manière à rendre votre nom immortel, vous avez banni du royaume l’idole monstrueuse de la papauté. C’est là une chose bonne et sainte ; mais il faut l’achever. Purifiez l’Église d’Angleterre de la lie des superstitions qui s’y trouvent (*) ».

(*) « Purging his church of England clean from the dregs thereof » (Fox, Acts, V, p. 554).

 

L’irritable Henri n’allait-il pas sévir contre cette reine, comme contre les autres ? La conduite si irréprochable de Catherine, l’affection qu’elle lui témoignait, ses égards, sa disposition constante à lui plaire, les soins dont elle l’entourait la lui avaient rendue si chère, qu’il lui accordait son libre parler, et que, si ce n’eût été la vive opposition des adversaires, elle eût pu répandre l’Évangile dans tout le royaume. Ces ennemis déterminés de la Réformation commençant à craindre la ruine totale de leur parti, s’efforçaient de ranimer les mauvaises dispositions de Henri VIII et d’irriter ce prince contre Catherine ; la hardiesse de ses opinions leur semblait devoir inévitablement entraîner sa perte.

Mais la chose était plus difficile qu’ils ne le pensaient. Le roi n’aimait pas seulement sa femme, il  aimait aussi les discussions, surtout théologiques, et il était trop sûr de son habileté et de son savoir pour redouter les arguments de la reine. Celle-ci donc continuait sa petite guerre, et, en termes respectueux, mettait en avant de bonnes preuves scripturaires pour appuyer sa foi. Henri souriait, le prenait en bonne part ou du moins ne s’en montrait jamais offensé. Gardiner, Wriothesley et d’autres qui entendaient ces discussions, en étaient épouvantés. Ils n’étaient pas loin de se dire que tout était perdu, et, tremblant pour eux-mêmes, ils renonçaient à leur dessein. Nul d’entre eux n’osait dire le moindre mot contre la reine, soit en la présence du roi, soit même en son absence. Ils trouvèrent enfin un auxiliaire auquel ils n’avaient pas pensé.

Un ulcère s’ouvrit dans la jambe du roi et lui causa une angoisse qui ne faisait que s’accroître. Henri avait vécu avec sensualité et devenait une masse de chair, en sorte que l’on ne pouvait transporter que difficilement d’une chambre à l’autre ce corps gros et lourd. Il prétendait qu’on ne s’aperçut pas de la décadence de ses forces, et ceux qui l’entouraient osaient à peine en parler à voix basse (*). Cet état le rendait chagrin ; il s’inquiétait, pensait que sa fin pouvait n’être pas si éloignée, et la moindre chose l’irritait ; sombre, emporté, il avait des accès de fureur. L’approcher et le soigner était devenue tâche difficile ; mais Catherine, loin de s’y soustraire, redoublait de zèle. Henri, depuis sa maladie, ne venait plus dans les appartements de la reine, mais il l’invitait à venir le voir et souvent elle s’y rendait d’elle-même, après dîner, après souper, ou à quelque autre moment favorable. La pensée que Henri s’approchait peu à peu de la tombe l’émouvait profondément, et elle profitait de toute occasion pour le décider en faveur des vérités évangéliques ; peut-être même le fit-elle quelquefois avec trop d’insistance. Un soir que Wriothesley et Gardiner, les deux chefs du parti catholique, étaient auprès du roi, Catherine, qui eût dû être sur ses gardes, s’efforçait, entraînée par la vivacité de sa foi, de décider ce prince à travailler à la réformation de l’Église. Le roi fut blessé ; l’idée qu’il eut que la reine lui faisait la leçon, comme à un écolier, en présence du lord chancelier et de l’évêque de Winchester, augmenta son dépit. Il l’interrompit brusquement et se mit à parler de tout autre chose (**). Il n’avait jamais fait cela ; Catherine fut étonnée et troublée. Toutefois Henri ne lui fit aucun reproche, et lui parla même avec affection, ce qui certes était de sa part la marque d’un véritable amour. La reine s’étant levée pour se retirer, il lui dit comme à l’ordinaire : « Adieu, mon cher cœur (***) ». Cependant Catherine était inquiète et sentait cette vive angoisse qui presse une femme délicate et sensible, quand elle a commis une imprudence.

(*) State papers, I, p. 689. C’est dans cette lettre du 17 septembre 1546, adressée à Paget, que se trouve la première mention de l’état du roi.

(**) « Breaking off that matter, he took occasion to enter into other talk » (Fox, Acts, V, p. 555).

(***) « After his manner, bidding her : Farewell sweet heart » (Ibid).

 

Le chancelier et l’évêque restèrent. Gardiner avait remarqué l’interruption du roi, et il pensa, dit un contemporain, « qu’il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud », profiter de la mauvaise humeur de Henri, et par un effort habile se défaire de Catherine et mettre fin à son prosélytisme. Le chemin était tout frayé ; le roi s'était déjà débarrassé de manière ou d’autre de quatre de ses reines ; il devait lui être facile d’en faire autant pour une cinquième.

Tudor fournit l’occasion désirée ; vexé d’avoir été humilié en présence des deux lords, il leur dit d’un ton ironique : « Vraiment quand les femmes deviennent docteurs, on reçoit d’elles de fameuses leçons ; c’est un grand agrément pour moi que d’être, en mes vieux jours, catéchisé par une femme ». L’évêque profita habilement de cette ouverture et mit tout son talent et sa malice à augmenter la colère du prince. « En effet, Sire, dit-il, il est bien triste que la reine s’oublie jusqu’à prétendre faire prévaloir ses arguments, en présence du roi qui, par ses rares vertus et son jugement exquis en matière de religion, est élevé non-seulement au-dessus des princes de tous les âges, mais encore des docteurs en théologie. C’est une chose inconvenante de la part de tout sujet de Votre Majesté de raisonner avec elle si hardiment, et il est douloureux pour moi et pour tous vos conseillers de l’entendre. Nous connaissons trop votre sagesse pour vous rappeler qu’il est dangereux pour un prince de permettre à ses sujets des paroles aussi impertinentes. S’ils ont l’audace de contrarier leur souverain en paroles, ils n’ont besoin que d’en trouver le pouvoir pour le renverser en réalité (*). Non seulement la religion soutenue par la reine avec tant de raideur, détruit le gouvernement politique des princes elle expose encore l’État aux plus grands périls, en enseignant aux sujets qu’ils doivent tout avoir en commun(**). Quiconque, sauf le respect dû à Votre Majesté, maintient les principes professés par la reine, mérite la mort (***). Je n’oserais, Sire, parler de la reine, sans être sûr que Votre Majesté sera notre bouclier. Mais si vous y consentez, vos fidèles conseillers arracheront bientôt le masque hypocrite de l’hérésie et vous montreront qu’il cache des trahisons si horribles, que Votre Majesté n’entretiendra pas plus longtemps un serpent dans son propre sein ».

(*) « As they take boldness to contrary their sovereign in words, so they want only power to overthwart them in deeds » (Fox, Acts, V, p. 556).

(**) Malicieuse interprétation faite par Gardiner du passage des Actes des Apôtres (4:32) que toutes choses étaient communes entre les chrétiens.

(***) « By law deserved death » (Ibid.).

 

Le lord chancelier prit à son tour la parole et les deux conspirateurs mirent tout en œuvre pour exciter la colère du roi contre la reine. Ils lui remplirent la tête de mille histoires, soit sur elle, soit sur quelques-unes de ses dames ; ils lui dirent qu’elles avaient été favorables à Anne Askew, qu’elles possédaient des livres hérétiques, et étaient coupables de trahison aussi bien que d’hérésie. Les soupçons, la défiance, auxquels l’esprit du roi n’était que trop naturellement porté, s’emparèrent de lui, et il demanda à ses deux conseillers d’examiner si quelques articles de loi pouvaient être mis en avant contre la reine, même au péril de sa vie (*). Ils quittèrent le roi, se promettant bien de faire bon usage de la commission qui leur était donnée.

(*) « The drawing of certain articles against the queen, wherein her life might be touched » (Ibid.).

 

L’évêque et le chancelier se mirent aussitôt à l'œuvre. Ruses, menées, intelligences secrètes, subornations, ils osèrent tout pour établir une apparence de culpabilité de la reine. Ils se procurèrent, en gagnant quelques domestiques, le catalogue des livres qu’elle avait dans son cabinet, et consultant avec quelques-uns de leurs acolytes, ils pensèrent que s’ils commençaient par la reine, cela soulèverait une réprobation presque universelle ; ils résolurent donc de préparer les esprits en commençant par les dames qui avaient sa confiance et particulièrement les dames de son sang, lady Herbert, plus tard comtesse de Pembroke, sœur de la reine et première dame de sa cour ; lady Lane, sa cousine germaine ; lady Tyrwit, qui par ses vertus, avait gagné toute sa confiance. On interrogera ces trois dames sur les six articles ; on fera une perquisition rigoureuse dans leurs maisons pour y trouver de quoi accuser la reine Catherine ; et si l’on réussit, la reine elle-même sera saisie et conduite de nuit, dans une barque, à la Tour. Plus ils avançaient dans leur œuvre de ténèbres, plus ils s’encourageaient et s’animaient réciproquement ; ils crurent être assez forts pour porter tout de suite le grand coup et résolurent de s’en prendre d’abord à la reine. Ils dressèrent en conséquence contre elle un acte d’accusation qui portait surtout sur ce qu’elle avait contrevenu aux six articles, avait violé la proclamation royale en lisant des livres interdits, et enfin soutenu ouvertement la doctrine hérétique. Il ne restait qu’à obtenir pour cet acte la signature du roi, car s’ils jetaient sans cette signature des soupçons sur la reine, ils se rendaient coupables de haute trahison (*).

(*) Fox, Acts, V, p. 557. Herbert de Cherbury, p. 624.

 

Henri VIII était alors à Whitehall et, vu l’état de sa santé, sortait très-rarement de sa chambre ou de sa galerie privée. Peu de ses conseillers, et seulement par ordre spécial, avaient accès auprès de lui. Gardiner et Wriothesley seuls venaient au palais plus souvent qu’à l’ordinaire pour l’entretenir de la mission qu’il leur avait donnée. Ils prirent en main leur acte odieux, se rendirent au palais, furent admis, et après une introduction convenable, présentèrent au roi le papier fatal, en lui demandant de le signer. Henri le lut ; il en prit exactement connaissance, et se fit donner ce qui était nécessaire pour écrire, et, quoiqu’il fût faible de tous ses membres, il signa. C’était une grande victoire pour l’évêque, le chancelier et tout le parti catholique ; c’était une grande défaite pour la Réformation, et comme le signal de sa ruine. Il ne manquait qu’un mandat d’amener, et le chancelier d’Angleterre envoyait la reine à la tour ; une fois là, elle était perdue.

Ce complot avait été si habilement conduit que pendant tout ce temps la pauvre reine ne savait rien, ne soupçonnait rien, visitait le roi selon sa coutume, et s’était remise peu à peu à lui parler religion, comme auparavant. Le roi de son côté la laissait faire, sans la contredire ; il préférait n’avoir pas d’explication avec elle. Il se sentait pourtant mal à l’aise ; un fardeau l’oppressait, et un soir que la reine venait de le quitter, il s’ouvrit à l’un de ses médecins, dans lequel il avait grand confiance, et lui dit : « Je n’aime pas la religion de la reine, et je n’entends pas être ennuyé plus longtemps par les discours de cette doctoresse ». Il révéla même au docteur le projet de quelques-uns de ses conseillers, mais en lui défendant sous peine de mort d’en dire un seul mot à créature vivante. Ainsi Henri, semblant oublier les femmes qu’il avait déjà immolées, se préparait froidement, au moment où il allait descendre lui-même dans la fosse, à en grossir l’hécatombe.

La reine, quoique entourée d’ennemis mortels qui préparaient sa perte, était dans un calme complet, quand tout à coup fondit sur elle une de ces fortes rafales qui brisent en un clin d'œil contre les rochers les navires les plus forts. Le chancelier, satisfait mais troublé par son triomphe même, emportait le papier qui, signé du roi, assurait la mort de la reine. Les grandes passions rendent quelquefois distrait ; on a des absences d’esprit ; il paraît que Wriothesley le mit négligemment dans son sein, et le laissa tomber en traversant l’un des appartements du palais (*) ; une personne pieuse de la cour, y passant elle-même peu après, vit ce papier, le ramassa, et s’apercevant au premier coup d'œil de son importance, le porta immédiatement à la reine. Catherine le déploya, lut en tremblant les articles, et quand elle vit la signature de Henri VIII, elle fut frappée comme d’un coup de foudre, et tomba dans une affreuse agonie. Ses traits étaient profondément altérés ; elle poussait des cris, et était comme en lutte avec la mort. Elle aussi allait donc porter sa tête sur l’échafaud. Tous ses soins, tout son dévouement au roi n’avaient servi de rien ; elle devait subir le sort ordinaire des femmes de Henri VIII. Elle se lamentait et se révoltait. D’autres fois, elle entrevoyait ses torts, elle se faisait des reproches à elle-même, et alors sa tristesse et ses cris redoublaient. Celles de ses dames qui étaient présentes pouvaient à peine supporter la vue d’un état si lamentable, et elles-mêmes toutes tremblantes, pensant que la reine allait être immolée, se trouvaient hors d’état de la consoler. Jamais le souvenir de cette scène déchirante ne s’effaça de leurs pensées (**).

(*) « Cum enim Cancellarius, ex improviso, scriptum illud, regis manu notatum, e sinu, in quem id recondiderat, perdidisset » (Gerdesius, Annal. Ref., IV, p. 352).

(**) « The queen fell incontinent into a great melancholy and agony, bewailing and taking on in such sort as was lamentable to see, as certain of her ladies and gentlewomen, being yet alive, who were then present about her, can testify » (Fox, Acts, V, p. 558).

 

Quelqu’un vint dire au roi que la reine était dans une horrible angoisse et que sa vie semblait en danger (*). Henri éprouva un mouvement de compassion et envoya aussitôt à Catherine ses médecins, qui étaient près de lui. Ceux-ci voyant Catherine presque à l’extrémité, s’efforcèrent de la faire revenir à elle-même elle reprit un peu ses sens, et celui des médecins auquel Henri avait confié le dessein de Gardiner (**), s’apercevant par quelques mots de la reine que ce complot était la cause de son état, demanda à lui parler en particulier, lui dit qu’il courait le risque de la vie en lui parlant, mais que sa conscience ne lui permettait pas de prendre part à l’effusion de sang innocent ; qu’il lui confirmait donc le danger qui la menaçait ; mais il ajouta que si elle cherchait dorénavant à se montrer humblement soumise à Sa Majesté, elle regagnerait, il n’en doutait pas, sa grâce et ses faveurs.

(*) « Almost to the peril and danger of her life » (Ibid.).

(**) Il paraît que c’était le docteur Wendy.

 

Cette parole ne suffit pas pour tirer Catherine de l’état inquiétant où elle était ; on ne cacha point au roi son danger, et ce prince, ne pouvant supporter l’idée qu’elle mourait de douleur, se fit conduire chez elle. À la vue du roi, Catherine reprit assez de force pour lui exposer le désespoir où la jetait la croyance qu’il l’avait totalement abandonnée. Henri lui parla alors comme un époux affectionné, la consola par de douces paroles, et vit peu à peu s’apaiser cette âme jusqu’alors troublée comme une mer orageuse.

Le roi oubliait donc les torts de la reine ; mais la reine ne les oubliait pas. Elle comprenait qu’elle s’était habituellement placée plus haut qu’il n’appartient à la femme, et que le roi devait être certain que cet état de choses changerait. Le soir suivant, après le souper, Catherine se leva donc et ne prenant avec elle que sa sœur, lady Herbert, sur laquelle elle s’appuyait, et lady Lane, qui portait devant elle le flambeau, elle se rendit à la chambre à coucher du roi. Quand ces trois femmes furent introduites, Henri parlait, assis, avec quelques gentilshommes qui l’entouraient. Il reçut la reine avec beaucoup de courtoisie, et, voulant mettre Catherine à l’épreuve, il commença de lui-même, et contre sa coutume, à parler avec elle de religion, comme s’il y avait un point sur lequel il désirât quelques éclaircissements de la part de la reine. Elle répondit avec discernement et ainsi que les circonstances le demandaient ; puis elle ajouta avec douceur et d’un ton grave et respectueux : « Votre Majesté n’ignore pas que je ne suis qu’une ignorante ; elle sait dans quelle faiblesse et avec quelles imperfections la femme a été créée. Nous avons été faites inférieures à l’homme, sujettes à lui comme à notre chef ; et c’est lui qui doit nous diriger. Dieu a fait l’homme à son image, et l’a revêtu de dons spéciaux qui le rendent capable de contempler les choses divines et d’obéir à ses commandements ; il a créé la femme de l’homme qui est appelé à supporter les faiblesses de la femme, à la conduire et à suppléer par sa sagesse à ce qui lui manque. Comment se fait-il donc que Votre Majesté daigne, dans les questions religieuses qui sont si compliquées, demander mon jugement, à moi, pauvre femme simple d’esprit et inférieure à vous par ma nature ? Je ne puis, après avoir dit ce que je sais, que m’en rapporter à la sagesse de Votre Majesté, et m’appuyer sur elle, comme étant ici-bas — après Dieu — mon ancre, mon chef et mon gouverneur.

— Non, non, par sainte Marie, s’écria le roi, vous êtes devenue un docteur, Kate (*) ; vous ne devez pas être instruite et gouvernée par nous, mais c’est vous qui devez nous instruire ».

(*) Diminutif de Catherine

 

— Si telle est la pensée de Votre Majesté, répliqua la reine, elle ne m’a pas comprise. Je regarde comme inconvenant pour la femme d’assumer l’office d’instituteur de son époux et maître ; elle doit au contraire être enseignée par lui. Si, avec la permission de Votre Majestée, j’ai osé quelquefois mettre en avant une opinion en apparence différente de la vôtre, je n’avais d’autre but que de vous faire passer plus aisément le temps pénible de votre maladie (*). La conversation devient languissante, si on ne la ranime pas par quelque innocente contradiction. Je connaissais le goût et les dons de Votre Majesté pour les discussions religieuses, et je provoquais son opinion, désirant en profiter. — En est-il vraiment ainsi ? répliqua le roi ; vos arguments n’avaient-ils d’autre but ? Alors nous voilà de nouveau bons amis, comme nous l’avons toujours été ». Et comme pour sceller cette promesse, Henri, qui était dans son fauteuil, prit la reine dans ses bras et la baisa (**). « Ces paroles que vous venez de prononcer, ajouta-t-il, me font plus de bien que si l’on m’annonçait que cent mille livres sterling viennent de tomber dans mon trésor ». Prodiguant à Catherine des marques de son affection et de sa joie, il lui promit qu’il ne lui arriverait plus de se méprendre sur son compte. Alors, rentrant dans la conversation générale, il parla avec la reine et les seigneurs présents, de divers sujets agréables, et la nuit se trouvant avancée, il donna le signal du départ. Il se peut qu’il y ait eu un peu d’exagération dans les paroles de Catherine : elle n’avait pas été tout à fait cette humble écolière dont elle parlait, mais elle sentait l’urgente nécessité de dissiper entièrement les nuages que la malice de ses ennemis avait amoncelés dans l’esprit du roi, et l’on ne peut douter que ce qu’elle lui dit ne fût au fond de sa pensée.

(*) « Was rather to pass away the time and pain of his infirmity » (Lord Herbert de Cherbury, p. 624).

(**) « And as he sat in his chair, embracing her in his arms, and kissing her » (Fox, Acts, V, p. 560).

 

Pendant ce temps, les ennemis de la reine, qui ne se doutaient pas du tour que prenaient les choses, donnaient les ordres et faisaient les préparatifs pour la grande œuvre du lendemain, qui était de conduire et d’enfermer Catherine à la Tour. Ce jour commença, et comme il était beau, le roi voulut en profiter pour prendre l’air, et se rendit l’après-midi dans le parc, accompagné seulement de deux gentilshommes de sa chambre. Il envoya prier la reine de venir lui tenir compagnie, et Catherine arriva aussitôt, suivie de ses trois dames favorites. La conversation commença on ne parlait pas théologie ; le roi ne s’était jamais montré plus aimable, et sa bonne disposition mettait les autres en gaieté ; il y avait dans sa conversation toute la vivacité d’une humeur franche et communicative, et la joie était même bruyante, semble-t-il (*). Tout à coup on discerna à travers les arbres du parc quarante hallebardes. Le lord chancelier marchait en tête ; quarante gardes du corps le suivaient ; il venait saisir la reine et ses trois dames pour les conduire à la Tour. Le roi interrompant la conversation qui l’amusait si fort, jeta sur le chancelier un regard sévère, et faisant quelques pas à l’écart, l’appela vers lui. Celui-ci se mit à genoux, adressa, à voix basse, au roi, quelques paroles que Catherine ne put comprendre ; elle entendit seulement que Henri irrité lui répondait par des insultes : « Sot, fou, franc coquin ! » En même temps il commandait au chancelier de sortir de sa présence. Wriothesley et toute sa suite disparurent. Telle fut la fin du complot tramé contre la femme protestante du roi par Wriothesley, Gardiner et leurs amis. Henri revint aussitôt vers la reine ; ses traits étaient encore émus et irrités ; mais en s’approchant d’elle, il s’efforça de prendre un air calme et joyeux. Catherine n’avait pas bien compris de quelle affaire il s’agissait entre le roi et le chancelier, mais l’apostrophe de Henri l’avait saisie. Elle l’accueillit avec grâce et chercha à excuser Wriothesley. « J’ignore, dit-elle, quelles raisons a Votre Majesté d’être fâchée contre lui, mais je pense que s’il a manqué, c’est par ignorance et non volontairement. Si donc l’offense n’est pas grave, veuillez lui pardonner. — Pauvre âme ! dit le roi, tu ne sais pas combien cet homme mérite peu tes bons offices (**) ».

(*) « In the midst of their mirth » (Fox, Acts, V, p. 560).

(**) Fox, Acts, p. 561. Lord Herbert de Cherbury, p. 625).

 

7.11  Chapitre 11 : Fin du règne de Henri VIII (1546 — Janvier 1547.)

L'avortement du perfide complot tramé contre la reine eut de graves conséquences. Il avait été dirigé contre la reine et la Réformation et il tourna contre le catholicisme et ses chefs ; on vit se réaliser ce proverbe : Celui qui creuse une fosse y tombera. Le vent tournait ; la phase du catholicisme s'effaçait ; il n'était plus éclairé par le soleil royal. Le premier qui éprouva la disgrâce de Henri VIII fut, nous l'avons vu, Wriothesley. Ce prince lui témoigna de plusieurs manières sa froideur. Le chancelier, inquiet, alarmé même sur ses intérêts pécuniaires, voyait avec chagrin se préparer une nouvelle « cour d'augmentation », qui devait diminuer ses priviléges et ses émoluments. Il demandait avec instance au roi que cela n'eût pas lieu de son temps. « J'aurai de grandes raisons, écrivait-il le 16 octobre, d'être triste pendant toute ma vie en mon cœur, si la faveur de mon gracieux maître me fait défaut à cet égard (*) ». En attendant l'issue de sa demande, il était dans l'agitation et le chagrin. « Le monde, disait-il, est très-incertain, dangereux... nous en avons l'expérience... » Malgré tous ses efforts, la faveur royale lui manqua, et la nouvelle cour qu'il redoutait tant fut établie.

(*) « I shall have cause to be sorry in my heart during my life… » (State papers, I, p. 882).

 

Un plus grand coup frappa Gardiner. Après la réconciliation de Henri avec Catherine, il dut s'abstenir de paraître à la cour (*). Il écrivit au roi, le 2 décembre : « Le but de cette lettre est d'exprimer à Votre Majesté le désir que j'ai d'éprouver les effets de votre bonté et de votre clémence ordinaire. Daignez, Sire, continuer à être mon bon et gracieux Seigneur, et à avoir de moi l'opinion que vous en avez toujours eue. C'est la faveur de Votre Majesté qui réjouit mon cœur, et je ne voudrais l'offenser pour rien au monde ». Cet homme, du reste si fort, ne voyait alors que disgrâce et était craintif à l'excès. Une longue série de peines pouvaient l'atteindre. Qui sait même si Henri, comme l'avait fait jadis Assuérus, ne ferait pas subir à l'accusateur le sort qu'il avait préparé lui-même pour l'accusée ? L'évêque, inquiet, écrivait au secrétaire d'État Paget : « Je ne sais rien de spécial sur le mécontentement du roi ; mais j'apprends confusément que ma manière d'agir n'est pas agréable (**) ». Il n'existe pas de réponse à ces deux lettres. Vers la fin de décembre, le roi exclut Gardiner du nombre de ses exécuteurs testamentaires et des membres du conseil de régence d'Édouard, ce qui était une grande perte d'honneur, d'argent et d'influence. Henri sentit que pour conduire son fils et le royaume, il devait se décider entre Cranmer et Gardiner. Cranmer fut choisi. En vain Sir Anthony Browne se jeta-t-il à ses pieds, en lui demandant de réintégrer l'évêque de Winchester dans cette charge : « S'il restait au milieu de vous, dit le roi, il y sèmerait le trouble et la division. Ne m'en parlez plus ». Le complot formé contre la reine ne fut pas la seule cause de la disgrâce de Gardiner, mais il la détermina (***).

(*) « I have no access to Your Majesty » (Ibid., p. 884).

(**) « The King’s miscontentement, etc. » (Ibid.)

(***) Lord Herbert de Cherbury, p. 625.

 

Ceci n'était que le commencement de l'orage. Le premier seigneur du royaume et sa famille allaient être atteints. Si Henri ne frappait plus à droite, il frappait à gauche ; mais il frappait toujours ; il y eut une chose dans laquelle il se montra consistant, la cruauté.

Aux douleurs que les maux du roi lui causaient, se joignaient les inquiétudes dont il était poursuivi en pensant aux ambitions, aux révoltes qui pouvaient enlever la couronne à son fils et troubler le royaume après sa mort. Deux partis divisaient alors la cour. Il y avait celui à la tête duquel se trouvait le duc de Norfolk, qui étant chef des Howards, de la famille la plus ancienne, même de sang royal, longtemps lord trésorier, et, ayant rendu des services signalés, était après le roi l'homme le plus influent de l'Angleterre. Il y avait en face de ce parti celui des Seymours, qui n'avaient pas joué jusqu’alors un grand rôle, mais qui, oncles du jeune prince, ne cessaient de voir croître leur considération et leur autorité. Norfolk était le chef du parti catholique ; un grand nombre d'hommes évangéliques avaient été livrés aux flammes pendant qu'il était à la tête du gouvernement. Son fils, le comte de Surrey, avait le même attachement aux doctrines du moyen âge et était même soupçonné de s'être lié en Italie avec le cardinal Pole. Les Seymours, au contraire, s'étaient toujours montrés amis de la Réformation ; tandis que Norfolk donnait la main à Gardiner, eux la donnaient à Cranmer. Il semblait impossible qu'après la mort du roi, la guerre n'éclatât pas entre ces chefs, et qu'en arriverait-il ? Plus les forces de Henri diminuaient, plus les partisans des Seymours augmentaient. Le soleil se levait pour les oncles du jeune prince et se couchait pour Norfolk. Celui-ci, s'en apercevant, faisait des avances aux Seymours ; il eût voulu que son fils épousât la fille du comte de Hertford, que sa fille, veuve du duc de Richmond, fils naturel du roi, épousât Sir Thomas Seymour ; mais ni Surrey, ni la duchesse ne s'en soucièrent. Il n'y avait donc plus à attendre qu'une lutte vigoureuse, et le roi préférait que la victoire des uns et la défaite des autres se décidassent pendant sa vie et par son intervention. Auquel des deux partis donnerait-il la préférence ? Il avait toujours marché appuyé sur le bras de Norfolk ; les idées religieuses de cet ancien serviteur étaient les siennes. Se séparerait-il de lui en ce moment décisif ? Après avoir combattu la Réformation dès le commencement, lui donnerait-il la victoire sur le bord de la tombe ? Le passé avait été au catholicisme ; l'avenir serait-il à l'Évangile ? Sa mort donnerait-elle un démenti à toute sa vie ? L'infâme complot tramé contre la reine par le parti catholique n'eût pas suffi pour faire prendre au roi une résolution aussi étrange ; une circonstance d'une autre nature le décida.

Au commencement de décembre 1546, Sir Richard Southwell, qui fut plus tard membre du Conseil privé de la reine Marie, avertit le roi que la puissante famille des Howards exposerait son fils à de grands dangers. Norfolk, avant la naissance d'Édouard, avait été désigné comme l'un des prétendants à la couronne. Son fils aîné était un jeune homme d'une grande intelligence, d'un esprit vif, d'un courage indomptable ; il excellait dans les exercices militaires, et joignait à ces qualités toutes les grâces d'un courtisan, un goût exquis, un grand amour des arts, et ses poésies charmaient ses contemporains ; aussi le considérait-on comme la fleur de la noblesse anglaise. Ces qualités brillantes furent un piége pour lui. « Il a dans sa tête, dit-on au roi, des projets ambitieux » ; — il avait écartelé les armes d'Édouard le Confesseur au premier quartier, ce que le roi seul avait le droit de faire ; « — s'il a refusé la main de la fille du comte de Hertford, c'est qu'il aspire à celle de la princesse Marie, et s'il l'épouse après la mort de Votre Majesté, le prince Édouard pourrait bien perdre la couronne ». Le roi ordonna à son chancelier d'examiner les charges contre le duc de Norfolk et son fils le comte de Surrey, et Wriothesley lui présenta bientôt à cet effet un papier écrit de sa main, sous la forme de questions. Le roi le lut attentivement, en tenant la plume, ayant peine à contenir son courroux, et soulignant d'une main tremblante les passages qui lui paraissaient les plus importants. Voici un échantillon de ce qu'il lisait :

« Si un homme descendant d'une ligne collatérale à celle de l'héritier de la couronne et qui ne devrait porter les armes d'Angleterre qu'au second quartier les porte au premier, comment cet homme doit-il être jugé ?

Si un homme qui médite en lui-même le projet de gouverner le royaume, cherche maintenant à mener le roi, et engage à cet effet sa fille ou sa sœur à devenir la maîtresse du roi, pensant ainsi réussir, qu'est-ce que cela importe ? (*)

Si un homme dit : Quand le roi sera mort, qui aura la charge de diriger le prince, si ce n’est mon père ou moi ? qu’est-ce que cela importe ? »

(*) « If a man do actually go abowght to rule the king and shuld for that purpose advise his daughter or sister to become his harlot ». Voir pour ce papier State papers, I, p. 891. Les mots soulignés par le roi sont mis en italiques.

 

Le dimanche 12 décembre, le duc et le comte furent saisis et conduits à la Tour, l’un par terre, l’autre par la Tamise, et sans qu’ils sussent qu’ils subissaient le même sort. Le roi s’était montré souvent pressé en pareille expédition ; mais il l’était encore plus qu’à l’ordinaire ; il n’avait pas longtemps à vivre et il voulait que ces deux illustres seigneurs le précédassent dans la tombe. Le même soir, le roi envoya Sir Richard Southwell, Sir John Gate et Wymound Carew à Kenning-Hall, en Norfolk, siége principal de la famille, à quatre-vingts milles de Londres ; ils voyagèrent aussi vite qu’ils le purent et arrivèrent au château le mardi, à la pointe du jour. Ils avaient ordre d’examiner les membres de la famille et de mettre les biens sous scellés.

La famille Howard, malheureusement pour elle, était profondément divisée. La duchesse de Norfolk, fille du duc de Buckingham, femme susceptible et passionnée, était séparée de son mari depuis 1533, et, à ce qu’il semble, non sans raison. Elle disait de l’une des dames qui lui étaient attachées, Élisabeth Holland : « C’est elle qui est la cause de tous mes chagrins ». Il y avait quelque froideur entre le comte de Surrey et sa sœur, la duchesse de Richmond, probablement parce que la duchesse penchait du côté de la Réformation. Surrey avait même été brouillé avec son père, et c’était à peine s’il était alors réconcilié avec lui. Une maison divisée contre elle-même ne subsistera point. Les membres de la famille s’accusèrent donc les uns les autres ; la duchesse, on peut le croire, ne ménagea pas son mari, et le duc appela son fils un fou. Quand Sir Richard Southwell et ses deux compagnons arrivèrent à Kenning-Hall, le mardi matin, ils firent fermer exactement toutes les portes, pour que nul ne s’évadât, et, après avoir pris quelques informations, auprès de l’aumônier, ils demandèrent à parler à la duchesse de Richmond, la seule personne de la famille qui fût alors au château, et à mistress Élisabeth Holland, qui passait pour la favorite du duc. Ces dames venaient de se lever et n’étaient pas en état de paraître. Toutefois, apprenant que des envoyés du roi demandaient à les voir, elles se rendirent le plus vite possible à la chambre à manger. Sir John Gate et ses amis leur apprirent que le duc et le comte venaient d’être conduits à la Tour. À cette nouvelle inattendue, la duchesse, émue et toute tremblante, faillit s’évanouir et tomba à terre (*). Elle se remit peu à peu, et s’agenouillant, s’humilia respectueusement, comme si elle était en la présence du roi. « Les liens du sang et de la nature, dit-elle, m’obligent à aimer mon père, que j’ai toujours regardé comme un sujet fidèle, et à désirer le bien de son fils, mon frère, qui, je le sais, est d’un esprit téméraire ; mais je ne cacherai certainement à Sa Majesté rien de ce qui peut avoir quelque importance ». Les agents du roi visitèrent le château de la duchesse de Richmond, ses cabinets, ses coffres, et n’y trouvèrent rien qui la compromît ; ils ne trouvèrent pas de joyaux ; elle avait employé les siens à payer ses dettes. Après cela, ils visitèrent la chambre d’Élisabeth Holland, où ils trouvèrent beaucoup d’or, de perles, d’anneaux, de pierres précieuses, dont ils envoyèrent la liste au roi. Ils mirent à part les livres et les manuscrits du duc, et firent partir le lendemain la duchesse de Richmond et mistress Holland pour Londres, où elles devaient être examinées.

(*) « Sore perplexed, trembling and like to fall down » (Lettre de Gate, Southwell et Carew à Henri VIII. State papers, I, p. 888).

 

Mistress Holland le fut la première. Le duc lui avait dit, déposa-t-elle, « que le roi était bien malade et ne pouvait vivre longtemps, et que la diversité des opinions mettrait le royaume après sa mort dans un état dangereux. » La duchesse de Richmond dépose « que le duc son père et que le comte son frère désiraient qu’elle épousât Sir Thomas Seymour, et qu’en même temps elle se fît aimer du roi, et gagnât sa faveur, de manière à le mener mieux que d’autres ne l’avaient fait ; mais qu’elle s’y était refusée (*) ». Cette déposition paraît confirmer une des charges présentées par le chancelier contre Norfolk. Toutefois l’idée qu’un père pût engager, par ambition, sa fille à un commerce incestueux, est si révoltante, que l’on se demande s’il ne s’agissait pas simplement ici de l’influence qu’une belle-fille pouvait naturellement exercer sur son beau-père. La duchesse confirma l’accusation touchant les armes royales portées par Surrey, sa haine pour les Seymours, le mal qu’il comptait leur faire après la mort du roi, et ajouta qu’il l’avait pressée de ne pas pousser trop loin la lecture des Écritures saintes.

(*) « Wishing her withal to endear herselt so into the king’s favour… » (Lord Herbert de Cherbury, p. 627).

 

Après diverses autres dépositions, le duc et son fils furent déclarés coupables de haute trahison (le 7 janvier) Le 13, Surrey parut à Guildhall devant le jury. Il se défendit courageusement ; mais il fut condamné à mort, et ce seigneur, âgé de trente ans, l’admiration de son peuple, fut exécuté à la Tour le 21 janvier (*). Le sentiment public s’éleva contre cet acte cruel, et chacun exaltait les grandes qualités du comte. La duchesse de Richmond, sa sœur, se chargea de ses cinq enfants, et remplit admirablement ses devoirs de tante (**).

(*) On dit ordinairement le 19. Nous nous conformons aux notes de Lord Burleigh (Merden’s State papers).

(**) Elle leur donna pour précepteur John Fox, l’évangéliste auteur des Actes et Monuments des Martyrs que nous citons souvent.

 

Le roi était alors dangereusement malade, mais il ne se laissa point attendrir. Il n’avait jamais haï ni ruiné quelqu’un à moitié, a-t-on dit ; il résolut donc, après la mort du fils aîné, d’immoler le père. Norfolk était tout étonné de se trouver lui-même dans ces prisons de la Tour où il avait envoyé tant de monde. Il écrivit aux lords pour avoir des livres, parce que, disait-il, s’il ne lisait pas, il s’endormait ; il demandait aussi un confesseur, vu qu’il désirait recevoir son Créateur ; la liberté d’entendre la messe et de se promener hors de sa chambre pendant le jour. Âgé de soixante-treize ans, ayant présidé aux événements les plus cruels du règne de Henri VIII, depuis la mort d’Anne Boleyn, sa nièce, jusqu’à celle d’Anne Askew, il voyait maintenant le jour de la terreur arriver pour lui. Son cœur s’agitait ; l’effroi le glaçait. Il connaissait trop bien le roi pour espérer que les grands et nombreux services qu’il lui avait rendus, pussent arrêter le glaive déjà suspendu sur sa tête. Cependant la mort l’effrayait, et dans sa désolation il écrivit de sa prison de la Tour à son maître : « Très-gracieux, miséricordieux et souverain seigneur, moi votre très-humble sujet, je me prosterne à vos pieds. Loin d’avoir jamais eu une pensée déloyale à votre égard, j’en suis aussi innocent que l’enfant qui est né cette nuit-même. Le seul reproche qui puisse m’être fait, c’est d’avoir été un peu vif à poursuivre les sacramentaires ». Et croyant deviner le motif secret de son procès, il ajoutait : « Prenez autant de mes biens et de mes terres qu’il vous plaira, mais rendez-moi votre gracieuse faveur (*) ».

(*) Lord Herbert de Cherbury, p. 630

 

Les charges portées contre Norfolk et Surrey n’étaient pas que des prétextes. La lettre que nous venons de citer étant demeurée sans effet, le vieillard, qui voulait à tout prix sauver sa vie, résolut de s’humilier davantage encore. Le 12 janvier, neuf jours avant la mort de Surrey, en présence de dix membres du Conseil privé, espérant satisfaire le roi, il fit la confession suivante : « Moi, Thomas, duc de Norfolk, je confesse avoir divulgué les choses du Conseil secret du roi, au grand péril de Sa Majesté. Je confesse avoir tenu secret l’acte de trahison commis par mon fils, qui, violant les lois de Sa Majesté, a porté les armes d’Édouard le Confesseur, roi d’Angleterre, ce qui exposait Son Altesse le prince fils du roi à être privé de la couronne. Je suis donc indigne de voir la grâce de Sa Majesté s’étendre jusqu’à moi, et toutefois avec une profonde tristesse et un cœur repentant j’implore ses compassions (*) ».

(*) Ibidem, p. 631

 

Tout était inutile ; Norfolk devait mourir comme les meilleurs serviteurs et amis du roi, comme Fisher, Thomas More, Cromwell ; seulement le duc ne pouvait être condamné avec aussi peu de façon que Surrey. Le roi réunit donc le parlement ; un bill fut présenté à la chambre des lords ; les trois lectures se firent en toute hâte, les 18, 19 et 20 janvier. Le bill, envoyé à la chambre des communes, y passa et fut renvoyé le 24. Quoique la coutume fût de réserver de tels actes pour la fin de la session, le roi, qui était pressé, donna sa sanction le jeudi 27, et l’exécution de Norfolk fut fixée au lendemain matin 28. Tout se prépara pendant la nuit pour le supplice ; il n’y avait que quelques instants entre cet homme puissant et l’échafaud.

Deux victimes allaient être atteintes par la faux impitoyable. La mort arrivait en même temps sur le seuil du palais et sur celui de la prison. Deux hommes qui avaient rempli le monde de leur nom, qui avaient été étroitement unis pendant leur vie, et les deux premiers personnages du royaume, allaient passer les portes inexorables et être liés de ces liens que Dieu seul peut rompre, Norfolk et Henri VIII ; seulement quelques heures, quelques minutes peut-être les séparaient du moment où les cordeaux du sépulcre allaient les environner ; il ne s’agissait que de savoir lequel des deux recevrait le premier le coup suprême. Norfolk sans doute, pensait-on, car le bourreau aiguisait déjà le glaive qui devait l’atteindre.

Tandis que le duc, encore plein de vie, attendait dans son cachot cette cruelle mort qu’il s’était tant efforcé d’éloigner, Henri VIII était couché sans forces à Whitehall. Quoique tout annonçât que sa dernière heure était proche, ses médecins n’osaient l’en prévenir, une loi défendant que qui que se fût parlât de la mort du roi : on eût dit qu’il avait voulu se faire décréter éternel par bill du parlement. À la fin pourtant, Sir Anthony Denny, qui ne le quittait presque pas, prit courage, et s’approchant du lit de l’auguste moribond, lui dit avec prudence que toute espérance était, humainement parlant, perdue, et l’invita à se préparer à la mort. Le roi, qui sentait sa faiblesse, s’accusa de plusieurs fautes, mais ajouta que la grâce de Dieu pouvait lui pardonner tous ses péchés. On a avancé qu’il se repentit réellement de ses fautes. « Plusieurs gentilshommes anglais m’ont assuré qu’il eut belle repentance, et entre lez autres choses, de l’injure et crime commis contre la dicte royne » (Anne Boleyn) (*). Ceci n’est pas certain ; mais nous savons que Denny, heureux de l’entendre parler de ses péchés, lui demanda s’il ne désirait pas s’entretenir avec quelque ecclésiastique. « Si j’en vois un, dit Henri, ce doit être l’archevêque Cranmer. — Le ferai-je chercher ? répliqua aussitôt Denny. — Pas maintenant, dit le roi, je veux d’abord dormir un peu ; je verrai ensuite ce que je dois faire ». Une ou deux heures après, Henri se réveilla, et sentant que sa faiblesse s’était accrue, il demanda Cranmer. Celui-ci était à Croydon, et quand il arriva, le mourant ne pouvait plus parler et était presque sans connaissance. Toutefois, en voyant le primat, il lui tendit la main, mais sans pouvoir prononcer un mot. L’archevêque l’exhorta à mettre sa confiance en Christ et à invoquer sa miséricorde. « Faites un signe des yeux ou de la main, lui dit-il, pour indiquer si vous vous confiez dans le Seigneur ». Le roi serra la main de Cranmer aussi fortement qu’il le put, et peu après il rendit l’esprit. C’était le vendredi 28 janvier 1547, à deux heures du matin (**).

(*) Thevet, Cosmog., I, p. 16

(**) Fox, Acts, V, p. 689. Herbert de Cherbury, p. 634. Ellis, II, p. 137.

 

Henri mort, Norfolk eut la vie sauve. Le nouveau gouvernement ne voulut pas commencer le nouveau règne par la mort du premier noble de l’Angleterre. Norfolk vécut encore huit ans ; il en passa, il est vrai, la plus grande partie en prison, mais une année et plus en liberté, à Kenning-Hall, où il mourut.

Henri mourut à l’âge de cinquante-six ans. Il n’est pas facile de tracer le caractère d’un prince dont l’inconséquence fut le principal trait ; d’ailleurs, comme le dit lord Herbert de Cherbury, son histoire est son meilleur portrait. L’époque où il vécut fut celle d’une résurrection de l’esprit humain. Les lettres et les arts, la liberté politique, la foi évangélique, sortent alors de la tombe et reviennent à la vie. L’esprit des hommes, depuis cette lueur brillante qui vint alors l’éclairer, s’est livré quelquefois, il faut le reconnaître, à d’étranges erreurs, mais il n’est jamais retombé dans son ancien sommeil. Il y eut des rois tels que Henri VIII et François Ier, qui prirent plaisir au réveil des lettres ; mais la majorité des princes s’épouvanta en voyant paraître la vie de la liberté et de la foi, et au lieu de l’accueillir, ils cherchèrent à l’étouffer. Des auteurs, et Fox en particulier, ont dit, il est vrai, que si la mort n’avait prévenu Henri VIII, il aurait établi la Réformation, de manière à ne laisser aucune messe dans le royaume. Ceci n’est qu’une hypothèse qui nous semble plus que douteuse. Le roi avait fait son testament deux ans avant sa mort, quand il partait pour la guerre contre la France. Il y réglait surtout l’ordre de succession et la composition du conseil de régence, mais il y donnait en même temps des signes positifs de catholicisme scolastique. « Nous demandons instamment, y dit-il, que la bienheureuse Vierge Marie, mère de notre Seigneur, et toute la sainte compagnie du ciel, prient continuellement pour nous, tandis que nous sommes dans ce monde et quand nous passerons dans l’autre ». Ailleurs, il prescrivait que le doyen et les chanoines de la chapelle royale de Windsor, ainsi que leurs successeurs à jamais, dussent avoir toujours deux prêtres pour dire des messes sur l’autel (*). Ce testament fut recopié le 13 décembre 1546, et les membres du Conseil privé le signèrent comme témoins ; mais le seul changement que le roi y introduisit fut d’omettre le nom de Gardiner parmi les membres du Conseil de régence. Il y laissa la Vierge et les messes pour son âme.

(*) Voir le testament dans Fuller, Church history of Britain, p. 243 à 252. Rymer, Fædera, etc.

 

Henri avait apporté en naissant de remarquables qualités, et l’éducation les avait perfectionnées. On a loué son application au gouvernement de l’État, son admirable habileté, sa rare éloquence, son grand courage ; on l’a regardé comme un Mécène ; on l’a proclamé un grand prince. Il était certainement, par ses capacités, au-dessus de la moyenne des rois. Il assistait régulièrement au Conseil, correspondait avec ses ambassadeurs, prenait de la peine ; il avait en politique quelques vues lumineuses ; il faisait imprimer la Bible ; mais le sentiment moral se révolte quand on le présente comme un modèle. Les deux traits principaux de son caractère furent l’orgueil et la sensualité, et ces vices le poussèrent à des actes fort répréhensibles et même à des crimes. L’orgueil le porta à se faire chef de l’Église, à s’attribuer le droit de régler la foi de ses sujets, à punir cruellement ceux qui avaient la hardiesse d’avoir en religion d’autres opinions que les siennes ; la Réformation dont on prétend le faire l’auteur fut à peine une pseudo-réforme ; on y verrait plutôt une autre espèce de déformation. Prétendant à l’autocratie dans les choses de la foi, il la réclama aussi naturellement dans celles de l’État ; tous les devoirs de ses sujets furent renfermés par lui dans ce seul mot obéir, et son despotisme fit toujours courber les têtes, quand il ne les fit pas couper. Il était avide, prodigue, capricieux, soupçonneux ; non-seulement inconstant dans ses amitiés, mais encore ne craignant pas de prendre à plusieurs reprises ses victimes parmi ses meilleurs amis. Sa conduite envers ses femmes, et surtout envers Anne Boleyn, le condamne comme homme ; les sanglantes persécutions des évangéliques le condamnent comme chrétien ; le honteux servilisme qu’il s’efforça d’implanter, et non sans succès, dans les lords, les évêques, les communes et le peuple, le condamne comme roi.

 

8         LIVRE XVI : L’Allemagne jusqu’à la mort de Luther

 

8.1       Chapitre 1 : Progrès de la Réformation en Allemagne (1520-1536)

L’Évangile s’était relevé en Europe et avait déjà conquis le centre et le midi de cette partie du monde. Des temps nouveaux avaient commencé. La Réformation ne réformait pas comme un concile par des articles disciplinaires, elle annonçait un Sauveur vivant et toujours présent dans l’Église, et relevait ainsi le christianisme de sa chute. À l’Église captive dans les rudes étreintes de la papauté, elle donnait la liberté qui se trouve dans l’union avec Dieu, et retirant les âmes des confessionnaux et des cellules où elles étouffaient, elle leur faisait respirer un air libre sous la voûte des cieux. Au moment où elle parut, le navire de l’Église avait fait naufrage, et les catholiques-romains s’agitaient au milieu des traditions, des ordonnances, des canons, des constitutions, des règles, des décrétales et de mille décisions humaines, comme on voit des naufragés se débattre au milieu des mâts rompus, des bancs mis en pièces, des rames dispersées. La Réformation fut la barque de salut qui tira ces malheureux naufragés du cataclysme, et les reçut dans l’arche de la Parole de Dieu.

La Réformation ne se contenta pas de recueillir les âmes, elle leur donna une nouvelle vie. Le catholicisme romain est figé dans les formes du moyen âge. Sans vitalité, sans principe fécondant, la vieille humanité reste ensevelie dans les vieux linceuls ; la Réformation fut une résurrection. L’Évangile donne une vie vraie, pure, céleste, une vie qui ne vieillit pas, ne se flétrit pas, ne disparaît pas comme celle de toutes les créatures, mais qui est sans cesse renouvelée, non par ses propres efforts, mais par la vertu de Dieu, et qui ne connaît ni la vieillesse, ni la mort. Il a fallu du temps pour que l’Évangile, enseveli pendant des siècles par la papauté, se défît de tous ses langes et reprît ses libres et puissantes allures, mais il a marché par l’impulsion d’en haut. Après avoir rendu à l’Europe le christianisme primitif, l’Église issue de la Réformation ébranle les antiques superstitions de l’Asie et du monde entier, et fait passer un souffle vivifiant sur tous les champs de la mort. Partout des Églises, des assemblées pleines de bons fruits sont les témoignages de sa fécondité.Les missionnaires de cet Évangile, tout en vivant dans la pauvreté, dépensant leur vie dans l’obscurité, rencontrant souvent la mort et une mort cruelle, ont fait des œuvres plus salutaires, plus héroïques que les princes et les conquérants. Rome elle-même s’est émue à la vue de toutes les stations établies, de toutes les Bibles répandues, de toutes les écoles fondées, de tous les enfants éclairés, de toutes les âmes converties. Elle s’est jetée, à Otahiti et ailleurs, au milieu du champ que d’autres cultivaient et, ne parvenant pas à convertir réellement elle-même, elle a cherché à se parer des conversions d’autrui.

Il est pourtant un point où la papauté croit pouvoir s’attribuer le triomphe ; c’est l’unité, et c’est pourtant là qu’elle échoue. Les catholiques-romains ne connaissent pas d’autre unité que celle des disciples des sciences humaines, des mathématiques par exemple. De même que tous les écoliers d’une académie sont d’accord sur les théorèmes d’Euclide, elle demande que tous les fidèles, qui, selon elle, ne doivent être que des écoliers, soient d’accord sur les dogmes qu’elle fait dans ses conciles ou ses retraites du Vatican. L’unité, dit-elle, c’est l’affirmation des mêmes décrets. L’Évangile ne se contente pas de cette uniformité scolastique, il veut une unité plus intime, plus profonde, plus vivante, — à la fois plus humaine et plus divine. Il veut que tous les chrétiens soient une même âme, ayant un même sentiment, un même amour, une vraie communion d’Esprit (*), et il fait reposer cette unité sur Christ, sur ce qu’il n’y a point de salut en aucun autre, et sur ce que tous ceux qui sont sauvés ont en lui la même justice, la même rédemption (**). Christ révèle la divinité de l’unité chrétienne : Je suis en eux, Père, dit-il, qu’ils soient un comme nous sommes un (***). Ceci certes est autre chose que l’unité mécanique et scolastique si fort vantée par les docteurs de Rome. L’unité de l’Évangile n’est pas une cristallisation comme l’unité de Rome, elle est un mouvement plein de vie.

(*) Philippiens 2:1, 2

(**) Actes 4:12

(***) Jean 17:22, 23

 

Tous les progrès de l’humanité datent de la Réformation. Elle a produit le progrès religieux, en substituant aux formes et aux rites, qui sont l’essence de la religion romaine, une vie intime avec Dieu. Elle a produit le progrès moral, en introduisant partout où elle s’établit le règne de la conscience et la sainteté du foyer domestique. Elle a produit le progrès politique et social, en donnant aux nations qui lui sont soumises, un ordre et une liberté que les autres peuples s’efforcent en vain d’atteindre. Elle a produit le progrès dans la philosophie et dans la science, en montrant l’unité de ces disciplines humaines avec la connaissance de Dieu. Elle a produit le progrès dans l’éducation, le bien-être des peuples, la prospérité, la richesse, la grandeur des nations. La Réformation, partant de Dieu, développe salutairement ce qui appartient à l’homme. Et si l’orgueil, la passion viennent quelquefois entraver son mouvement, jeter dans les roues de son char les bâtons de l’incrédulité, elle les brise bientôt et poursuit sa marche victorieuse. La succession de ses pas est plus ou moins prompte ; diverses circonstances la rendent ou tardive ou rapide, mais si quelquefois elle se ralentit, d’autres fois elle s’accélère. Elle a été trois siècles en marche et a fait plus dans ces trois siècles qu’il n’avait été fait dans les seize qui ont précédé. Une main puissante la soutient. Si l’Évangile retrouvé au seizième siècle devait être de nouveau enseveli, alors, le soleil se voilant, la terre se couvrirait de ténèbres ; le chemin du salut ne pourrait plus se discerner ; la puissance morale s’évanouirait, la liberté s’en irait, la civilisation moderne pencherait de nouveau vers la barbarie, et l’humanité, privée du seul guide qui puisse marcher à sa tête, s’égarerait et se perdrait dans des déserts sans fin.

Nous avons raconté, dans nos premiers volumes, les grands faits de la Réformation en Allemagne, à Worms, Spire, Augsbourg et ailleurs. Tandis que ces événements se déployaient avec éclat en Europe, l’Esprit de Dieu soufflait doucement, les âmes se réveillaient en silence, les églises se formaient, et les vertus chrétiennes renaissaient dans la chrétienté. Ce qui se passait était assez semblable à ce qui arrive souvent dans la nature. Il y a dans les régions supérieures de grands vents, des nuages électriques, des bruits éclatants causés par leur explosion, des tonnerres, des éclairs, des pluies abondantes ; et puis en bas, dans les vallées et la plaine, les champs, rafraîchis, vivifiés, reverdissent, « et la terre produit premièrement l’herbe, puis l’épi, et ensuite le blé tout formé dans l’épi ».

La Réformation avait fait de grands progrès en Allemagne. La Parole de Dieu avançait partout avec une grande efficace, et les eaux qui jaillissaient à Wittemberg, se répandant autour, désaltéraient les âmes. Les croyants appartenaient à toutes les classes, mais surtout à la bourgeoisie.

Dans une île de la mer Baltique, formée par les deux bras orientaux de l’Oder et qui appartient à la Poméranie, se trouve la petite ville de Wollin, ancien nid de pirates danois. C’est là que naquit, le 24 juin 1485, un homme d’une grande bonté, et qui fut l’un des champions de la civilisation chrétienne au seizième siècle, Jean, fils du conseiller Gérard Bugenhagen. Il parut comme étudiant en 1502 à l’université de Greifswalde, sur la même mer, et s’y adonna à l’étude des langues, des humanités, aussi bien que de la théologie. Il se rendit en 1505 à Treptow, toujours sur la mer, mais plus à l’est, y devint recteur de l’école, et enseigna avec tant de succès, que Bodelwin, abbé d’un couvent voisin, l’invita à professer la théologie dans un collége destiné à enseigner les sciences. Il expliquait les Écritures, surtout d’après Augustin et Jérôme. Des prêtres, des religieux, des bourgeois venaient l’entendre, et, quoiqu’il ne fût pas consacré, ses amis l’invitèrent fortement à prêcher, ce qu’il fit, à la grande joie de ses auditeurs, parmi lesquels se trouvaient des nobles (*).

(*) « Ob er nun wohl noch nicht geweyhet war, vermahneten ihn doch gute Freunde œffentlich zu predigen » (Seckendorf, Hist. des Lutherthums, p. 434).

 

« Hélas ! dit-il plus tard, j’étais encore dans les liens étroits de la piété pharisaïque, et je ne connaissais vraiment pas la sainte Écriture. Nous étions tous enfoncés si lourdement dans la doctrine du pape, que nous ne voulions pas même connaître celle de la Parole de Dieu ». Il avait pourtant des désirs, des soupirs, mais ce qu’il cherchait était pour lui-même une lettre chiffrée, dont il ne pouvait découvrir la clef. Il la trouva tout à coup.

Vers la fin de 1520, il dînait avec quelques professeurs et amis chez l’un des patriciens de la ville, Othon Slutov, inspecteur de l’église de Treptow. Celui-ci venait de recevoir la Captivité de Babylone, de Luther. « Vous devez lire cela », dit-il à Bugenhagen, et il posa le volume sur la table, autour de laquelle les convives étaient assis. Profitant de l’invitation, le recteur feuilleta le livre pendant le dîner, et, après en avoir lu quelques passages, il dit hautement à la société qui l’entourait : « Depuis la naissance de Christ, beaucoup d’hérésies ont attaqué et fort malmené l’Église ; mais il n’y en a pas eu de plus exécrable que celui qui a écrit ce livre ». Il emporta pourtant le volume, avec la permission de son hôte, il le lut, il le relut ; il médita, il pesa mûrement le contenu ; il lui semblait qu’à chaque lecture, des écailles lui tombaient des yeux ; et quelques jours après, se retrouvant avec les mêmes personnes : « Que vous dirai-je ? » leur confessa-t-il. « Le monde entier est aveugle et plongé dans les ténèbres les plus profondes. Cet homme-ci voit seul la vérité ». Il lut à ses amis page après page, prit la défense de chaque paragraphe, et amena la plupart d’entre eux aux mêmes convictions qu’il avait reçues. J. Kyrich, J. Lorich, le diacre Kettelhut, l’abbé Bodelwin et d’autres reconnurent les erreurs de la papauté, s’efforcèrent de détourner les gens de leur superstition et de leur faire connaître les mérites de Jésus-Christ. Ce fut le commencement de la Réformation en Poméranie.

Bugenhagen se mit à lire les autres écrits de Luther ; son exposition de la différence qui se trouve entre la loi et l’Évangile, la doctrine de la justification par la foi le ravirent surtout. La persécution commença bientôt, sur la demande de l’évêque de Camin. Bugenhagen, qui désirait fort voir les lieux d’où la lumière était venue, se rendit à Wittemberg et y arriva en 1521, peu avant le départ du réformateur pour Worms. Luther et Mélanchthon reçurent avec grande joie le Poméranien, que l’on n’appela guère lors que Pomeranus. Il voulait étudier et non enseigner ; mais s’étant mis à expliquer, dans sa chambre, les psaumes, à ses compatriotes, il le fit avec tant de clarté, d’onction, de vie évangélique, que Mélanchthon lui demanda de donner ce cours publiquement, et il devint dès lors un des professeurs de l’Université, en même temps que pasteur de l’église paroissiale, et plus tard (1536), surintendant général. Mélanchthon et Poméranus complétèrent, chacun de leur côté, l’œuvre de Luther ; Mélanchthon le fit dans la sphère scientifique par sa culture classique, et dans la sphère politique par sa sagesse. Poméranus, inférieur sans doute à l’un et à l’autre, mais qui avait une grande expérience et la connaissance des hommes, qui avait à la fois beaucoup de douceur et de fermeté, qui avait beaucoup de tact et un esprit pratique, et joignait à tout cela une grande activité, rendit de grands services dans tout ce qui regarde l’organisation ecclésiastique (*). Il ne se forme guère une église importante sans que Poméranus y soit appelé. Nous l’avons déjà vu en Danemark (**).

(*) Seckendorf, p. 435, etc. —Cranmer, Pomer. Chr. — Theol. Encycl. Von Herzog, t. II, et diverses biographies

(**) Hist. de la Réf., t. VII, p. 283 (2ièmesérie).

 

Nous avons vu ailleurs comment l’Évangile avait été apporté à Erfurt par Luther et par Lange, comment Frédéric Myconius, converti en partie par les excès de Telzel, avait prêché l’Évangile à Zwickau, et comment la parole avait renouvelé d’autres villes en rapport avec Wittemberg. Quand un ami de Luther, Nicolas Hausmann par exemple, était appelé dans quelque lieu pour l’œuvre de la Réformation, et qu’il venait demander conseil au grand docteur, celui-ci répondait : « Si tu acceptes, tu auras pour ennemi le pape et les évêques ; mais, si tu refuses, tu seras l’ennemi de Christ ». Et cela suffisait pour les faire entrer dans l’œuvre (*). La doctrine évangélique avait été prêchée publiquement à Francfort-sur-le Main par Ibach, déjà après la fameuse diète de Worms. Des réunions de députés évangéliques y avaient eu lieu en juin 1530, décembre 1531, mai 1536, et cette ville avait adhéré à l’alliance de Smalcalde.

(*) « Si pasturam assumis, papæ et episcoporum hostem te facies ; si repugnaveris, Christi hostis eris » (Gerdesius, Hist. ref., II, p. 50).

 

Les cités de la basse Saxe furent des premières atteintes par la lumière qui venait de la Saxe électorale. Magdebourg, où Luther avait été à l’école et avait des amis personnels, s’était de bonne heure montré favorable aux principes évangéliques. Il s’y trouvait un monument élevé à l’empereur Othon le Grand. Un jour, un vieux drapier vint se placer au pied du monument érigé à l’illustre empereur en mémoire de ses grandes conquêtes dans le dixième siècle, et le zélé partisan du conquérant spirituel du seizième siècle se mit à chanter un cantique de Luther, et à en vendre des exemplaires. On sortait en ce moment d’une église voisine, où l’on avait dit la messe ; plusieurs avaient reçu la feuille, mais le bourgmestre, qui passait avec les autres fidèles, au lieu de prendre le cantique, fit prendre le marchand. Ceci fit éclater le feu qui couvait sous la cendre. La paroisse de Saint-Ulrich, réunie sur son cimetière, élut huit hommes de bien auxquels elle remit la direction de l’église. La paroisse de Saint-Jean se joignit à ce mouvement, et tous déclarèrent s’attacher à leur souverain pasteur, évêque et pape Jésus-Christ, et être prêts à combattre vaillamment sous ce glorieux capitaine. Le 23 juin 1524, les bourgeois se réunirent dans le couvent des Augustins avec sept pasteurs évangéliques, et résolurent de demander au Conseil que l’on ne prêchât plus que la Parole de Dieu, que l’on n’administrât la cène que sous les deux espèces. Le 17 juillet, la communion fut ainsi célébrée dans toutes les églises et le Conseil de la ville fit savoir, le 23 du même mois, à l’électeur, que « la Parole immuable et éternelle de Dieu, jusqu’à présent obscurcie par des ombres épaisses, brillait maintenant, grâce à Dieu, d’un éclat plus grand que celui du soleil, pour le salut des pécheurs, la félicité des fidèles et la gloire de Dieu (*) ». Ils demandaient en même temps que l’électeur leur envoyât Amsdorff.

(*) « Das unüberwindliche ewige Wort Gottes, mit einem Schatten verdunkelt, nun heller als die Sonne » (Seckendorf, Hist. des Luth., p. 665. Ranke, Deutsche Geschichte, t. III, p. 376. Gerdesius, Hist. ref., t. II, p. 132).

 

Brunwick vint ensuite. Ce furent surtout les cantiques de Luther qui introduisirent dans cette ville la Réformation ; on les chantait dans les maisons, on les chantait dans les rues. Les bénéficiers payaient pour faire le sermon à leur place, de jeunes ecclésiastiques, appelés « prêtres de louage » (Heuerpfaffen). Ces diacres embrassaient généralement les doctrines évangéliques et les firent recevoir des troupeaux. Quelquefois l’un d’eux, au lieu d’un hymne à la vierge Marie, entonnait un des nouveaux cantiques allemands, et toute l’assemblée le chantait avec lui. Le clergé s’efforça de maintenir la doctrine scolastique ; mais, si le troupeau entendait de la bouche des vieux pasteurs de fausses citations de la sainte Écriture, les voix partaient de tous côtés pour les rectifier. Les ecclésiastiques officiels firent alors venir le docteur Sprengel, prédicateur fort considéré dans ces contrées ; mais à la fin de son sermon, un bourgeois se leva et dit : « Prêtre ! tu mens ». Puis il entonna le cantique de Luther :

Regarde, ô Dieu, du haut du ciel !

et toute l’assemblée le chanta joyeusement avec lui. Les vieux pasteurs demandèrent au Conseil de les débarrasser de ces diacres incommodes, mais le troupeau demanda au contraire d’être débarrassé des pasteurs inutiles.

Le Conseil, après avoir hésité quelque temps, fut enfin emporté par le mouvement évangélique, et arrêta, le 13 mars 1528, que la pure Parole de Dieu serait seule prêchée à Brunswick. « Que Christ fasse que sa gloire s’accroisse (*) », dit Luther en l’apprenant. Le Conseil pria en même temps l’électeur de Saxe de lui envoyer Poméranus ; celui-ci se rendit à Brunswick le 12 mai, à la grande joie de tout le peuple. Il organisait tout si bien que les Brunswickois prièrent l’électeur de le leur laisser un an de plus. Luther déclara au prince, le 18 septembre 1528, qu’on ne pouvait laisser plus longtemps ce docteur dans cette ville. « Wittemberg, ajouta-t-il, a plus d’importance à cette heure que trois Brunwick (**) ». Ceci était fort modeste ; Luther aurait pu dire davantage. Poméranus écrivit pour cette Église une ordonnance sur les écoles, la discipline : le péché devait être puni, mais non le pécheur. Il fit de semblables constitutions pour plusieurs grandes villes du nord de l’Allemagne. Les moines mendiants quittèrent la ville et la Réformation fut affermie.

(*) « Christus faciat gloriam suam crescere » (Luth. Ep., t. III, p. 290).

(**) So liegt auch mehr an Wittemberg zu dieser Zeit denn an drey Braunschweig (Luth., Epp., t. III, p. 377. Voir aussi Richter, Evang. Kirchenordnungen. Seckendorf, p. 666, 919. Ranke, III, p. 378).

 

L’aide de Luther et de Mélanchthon fut bientôt demandée dans une ville plus importante. L’Évangile avait pénétré dans Hambourg, mais les prêtres et surtout le dominicain Renssburg s’y opposaient de toutes leurs forces. Les bourgeois demandaient au Conseil, le 21 avril 1528, que l’on examinât les prédicateurs d’après la sainte Écriture et que l’on renvoyât tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec elle. Il y eut en effet le lendemain une conférence des deux partis, en présence du sénat et d’une commission des bourgeois ; mais Renssburg ne parla que latin, de peur que les laïques ne pussent le comprendre. Les catholiques romains ne mettant en avant que l’autorité de l’Église, cinq d’entre eux furent bannis de la ville, et quelques-uns des bourgeois les plus notables crurent devoir les accompagner, afin que le peuple ne leur fit pas de mal. Poméranus fut alors appelé à Hambourg, pour y organiser l’Église évangélique, et le Conseil ayant aussi demandé une prolongation de son séjour, Luther appuya cette fois-ci la demande ; Hambourg avait sans doute pour lui plus d’importance que Brunswick. Mais cette ville avait de grandes exigences. Le 12 mai 1529, Luther écrit à l’électeur : « Les Hambourgeois voudraient que Poméranus demeurât éternellement avec eux (*) ». Or, il arrivait chaque jour de nouveaux étudiants à Wittemberg ; la faculté ne pouvait se passer de Poméranus ; Luther supplia l’électeur de le rappeler, et se déclara tout prêt à demander au Conseil et à l’Université de faire de même. Poméranus fit aussi pour Hambourgf une ordonnance ecclésiastique.

(*) « Dass er sollte ewiglich bey Ihnen bleiben » (Luth. Epp., III, p. 399, le 52. Seckendorf, p. 924. Richter, Evang. Kirchenordnungen).

 

À Lübeck, un parti fortement uni, composé du clergé, du Conseil, des nobles et des grands négociants, faisait la guerre à la Réformation, qui se répandait de plus en plus dans la bourgeoisie. Des domestiques ayant chanté un psaume en allemand dans une maison, toute la famille fut punie, et la postille de Luther fut brûlée sur la place du marché en 1528. Des ministres évangéliques, Wilhelmi et Wahlhof, furent chassés. Un prêtre, Jean Rode, prêchait que Christ n’avait racheté que les pères de l’Ancien Testament, et que ceux qui étaient nés après lui devaient acquérir leur salut par leurs propres mérites. On allait lui chanter :

Celui qui doit nous mener au bercail,

Nous fait, hélas ! tous tomber dans la fosse.

Dans une grande assemblée de la bourgeoisie, il fut dit à ceux qui voulaient rester catholiques de se mettre à part ; il n’y en eut qu’un qui bougeât. Le Conseil avait besoin d’argent et en demanda aux bourgeois, qui demandèrent en échange la liberté religieuse. En 1529, les ministre bannis furent rappelés ; en 1530, les prédicateurs catholiques durent abandonner toutes les chaires ; et en 1531, Poméranus donna à cette ville une ordonnance ecclésiastique.

 

8.2       Chapitre 2 : La principauté d’Anhalt (1522-1532)

La Réformation devait rencontrer des difficultés dans la principauté d’Anhalt, mais les jeunes princes qui régnaient sur les deux duchés, dont cette principauté était composée, avaient eu une mère pieuse, et la semence répandue par elle dans les cœurs surmonta tous les obstacles. L’un d’eux, Wolfgang, entra en rapport avec Luther dès 1522, et avait, nous l’avons vu, signé avec grande joie la Confession d’Augsbourg (*). Les trois autres ne l’avaient pas suivi. Jean, au contraire, avait signé le recès d’Augsbourg, e il ne lui était pas facile de revenir en arrière. Entourés de puissants voisins tout dévoués à Rome, l’électeur de Brandebourg, le duc George de Saxe, l’archevêque électeur de Mayence, il ne semblait pas qu’ils pussent facilement se dégager de leurs filets. Joachim était d’un caractère mélancolique et faible. De plus, le prince George était ecclésiastique dès l’âge de onze ans, chanoine de Mersebourg dès 1524, prévôt du chapitre de Magdebourg, et semblait appelé aux plus hautes charges dans l’Église. Il était né à Dessau en 1501. Dès son enfance il avait montré un grand attachement aux cérémonies, aux traditions des Pères, et plus tard la doctrine de Luther lui fut peinte sous les plus noires couleurs. « Cet homme, lui disait-on, interdit les bonnes œuvres, il autorise les mauvaises et abolit toutes les saintes ordonnances. Tous ses sectateurs sont des donatistes, des wicléfites ». Il fut dès lors vivement opposé à un système qui, à ses yeux, anéantissait le christianisme. Les ministres de la ville de Magdebourg ayant voulu gagner à la Réformation les membres du chapitre, il les tança rudement. Étant un homme droit et voulant être à même de combattre les erreurs des protestants, il se mit à chercher des arguments dans les saintes Écritures et les Pères de l’Église, mais il ne lui fut pas possible d’en trouver aucun ; il était au contraire dans le plus grand étonnement en voyant que la sainte Écriture était opposée à plusieurs des usages ecclésiastiques établis, et qu’il y avait dans ce que l’on appelait la nouvelle doctrine beaucoup d’articles qui se trouvaient dans la Bible, et que les saints Pères avaient professés. Sa mère, tout en demeurant dans l’Église et en recommandant à ses fils de n’en jamais rompre l’unité, avait cru, jusqu’à sa fin, n’être sauvée que par grâce et l’avait surtout hautement professé au moment de sa mort. George avait reçu de bonne heure cette foi, et l’évêque de Mersebourg l’y avait fortifié en reprenant un jour un prédicateur qui avait exalté les mérites de l’homme, et auquel il avait dit avec énergie : « Aucun homme vivant n’est juste. Aucun homme vivant ! aucun homme vivant ! aucun homme vivant ! » Il l’avait répété trois fois devant George ; maintenant il trouve cette doctrine fortement exprimée dans les saints livres. « Serait-ce pour cela, se demandait-il, que les amis de Rome parlent de la Bible comme d’un livre hérétique et défendent qu’on la lise ? » Mais dans d’autres moments, reconnaissant en lui cette vérité, dont Dieu avait conservé la flamme dans son cœur (*), il était plein de terreur, car il se trouvait que c’était la doctrine de Luther. « Je vois, se disait-il, que les Pères ont grandement loué les saints livres, qu’ils sont pour eux le fondement et qu’ils n’en veulent pas d’autre ». Et maintenant les docteurs de l’Église renoncent à prouver leur doctrine par l’Écriture !... Il demanda à quelques-uns sur quoi donc on faisait reposer les enseignements ecclésiastiques ; on ne put le lui dire. Il remarquait en même temps, chez plusieurs de ceux qui défendaient les abus, des passions haineuses, des injures, des calomnies : l’honnête George ne savait plus que penser. Il tomba dans une grande tristesse, une inquiétude, une angoisse que rien ne pouvait calmer (**). « D’un côté, disait-il, je vois que l’édifice menace ruine, de l’autre je vois troubles, discordes, la révolte des paysans… » Luther avait combattu cette révolte, n’importe ! le prince était effrayé et en grande détresse. « Que faire ? de quel côté me ranger ? Dieu me donne de  ne vouloir faire que ce qui est droit et d’être décidé à ne pas agir contre ma conscience ». Ce n’était pas seulement le jour, c’était surtout la nuit que ces pensées le poursuivaient. « Oh ! combien de nuits, disait-il plus tard, n’ai-je pas été agité, oppressé et dans des serrements de cœur indicibles. Quelque chose d’affreux se présentait à moi ; il le sait Celui auquel rien n’est caché ; tout mon être frissonnait. Que de fois m’est revenu dans l’esprit ce passage : L’épée au dehors, la frayeur au-dedans. Je ne savais plus que faire, si ce n’est crier à Dieu, comme un pauvre pécheur qui invoque sa grâce ».

(*) « Anfænglish nicht wenig erschreckt, weil Gott in seinem Herzen dies Fünklein immer erhalten » (Seck., p. 1414).

(**) « Welches alles bey Ihm grosse Betrübniss, Bekümmerniss und Herzens-Angst erweckt » (Seck., p. 1415).

 

En 1530, il reçut une copie de la Confession d’Augsbourg, que Wolfgang avait signée. Il avait fort peu lu jusqu’alors des livres des réformateurs ; il trouva la doctrine évangélique, telle que cet écrit l’exposait, toute différente de ce qu’on lui avait dit. Les doctrines fondamentales des églises apostoliques y étaient nettement exposées ; les anciennes hérésies y étaient puissamment rejetées. La réfutation de la confession protestante, faite par les docteurs romains, pleine de fausses citations et de calomnies, le remplit de dégoût. Il se mit à lire les écrits de Luther, il fut frappé de voir comme il exhortait aux bonnes œuvres, quoiqu’il ne voulût pas que l’on y mit sa confiance. Il trouvait bien que Luther était quelquefois un peu vif ; « mais, disait-il, Jérémie, Ésaïe, Ézéchiel et d’autres prophètes l’ont été aussi ». Il trouvait que l’Évangile de Christ était de nouveau dans les chaires. Il se rappela que sa mère lui avait dit un jour avec tristesse : « Ah ! comment se fait-il que nos prédicateurs, quand ils doivent parler de l’Évangile de Christ, ne le font pas avec autant de cœur que les nouveaux ministres ? » Et il disait lui-même : « Tandis que les pauvres âmes auxquelles on recommandait le capuchon de saint François, la satisfaction, les propres mérites, mouraient misérablement, ceux qu’on adresse maintenant à Jésus-Christ quittent ce monde avec un cœur joyeux ! »

Bientôt ce prince, que l’on appela plus tard Georges le Pieux, se montra zélé pour la vérité et gagna ses frères Jean et Joachim à l’Évangile. Le jeudi saint 1532, un dominicain qui prêchait à Dessau ayant combattu avec force l’usage de donner la cène sous les deux espèces, George le renvoya. Les trois frères donnèrent pleine liberté à la Réforme. Le duc George de Saxe ne manqua pas de leur prédire qu’ils s’attireraient la disgrâce de l’empereur, et que George ne parviendrait pas aux grands honneurs qu’il avait pu espérer ; tout fut inutile ; et Luther écrivit aux princes, vers la fin de l’été : « J’ai appris, illustres princes, que, par la puissance de l’Esprit de Christ, il a été mis fin dans vos États à d’impies abus, et que vous y avez introduit les usages de la communion chrétienne, non sans de grands dangers et les menaces de princes puissants. Je rends grâces à Dieu de ce qu’il a donné aux trois frères le même esprit et la même force. Christ, ce roi « faible » est vraiment et éternellement le roi tout-puissant, et telles sont les œuvres qu’il accomplit : il agit, il vit, il parle tant en lui-même que dans ses membres. Les commencements de toute œuvre de Dieu sont faibles, mais ses fruits sont invincibles. Les racines de tous les arbres ne sont en principe que de minces fils, ou plutôt une espèce de suc qui épaissit ; et pourtant elles produisent ces grands arbres, ces chênes, avec lesquels se font de vastes constructions, machines, maisons, navires. Toute œuvre de Dieu commence dans l’infirmité et s’accomplit dans la force (*). C’est le contraire avec les œuvres des hommes ». Le 14 septembre, le réformateur envoyait aux princes comme pasteur son ami Hausmann, « homme qui aime la parole de Dieu et l’enseigne avec sagesse… » Le prince George, vu ses charges ecclésiastiques, se regarda comme revêtu d’une autorité légitime dans l’Église de ses États ; Luther l’appelle « très-révérend évêque ». Apprenant combien George avait à souffrir « de la part de Satan, du monde et de la chair, » et que l’on mettait toutes sortes de machines en œuvre pour l’attaquer, il se hâta de la fortifier. « Christ lui-même a dit, lui écrivait-il : Ayez bonne confiance, j’ai vaincu le monde. Si le monde est vaincu, le prince du monde l’est aussi, comme, quand un royaume est vaincu, le roi est vaincu de même. Et si le roi du monde est vaincu, ce qui vient de lui partage sa défaite, la fureur, la colère, le péché, la mort, l’enfer et toutes les armes dans lesquelles cet homme fort se confiait. Gloire soit à Dieu, qui nous a donné la victoire (**) ».

(*) « Omnium arborum radices in principio sunt tenuia fila… et tamen producunt istas trabes et robora, quibus tantæ moles domorum, navium et machinarum construuntur » (Luth. Epp. IV, p. 400).

(**) « Victo regno, victus est rex » (Luth. Epp. IV, p. 440).

 

Le prince Joachim, plus faible que George, se voyant assailli par des princes puissants qui s’efforçaient de le détourner de l’Évangile, fut ébranlé. Luther chercha à le raffermir. « Que Votre Altesse se rappelle seulement, lui dit-il, que Christ et sa parole sont plus hauts, plus grands, plus sûrs que cent milles pères, conciles et papes que l’Écriture appelle des pécheurs, des brebis égarées. Que Votre Altesse soit donc pleine de courage. Christ est plus grand que tous les diables et que tous les princes (*) ». Un an après, sachant que Joachim était tombé dans la mélancolie, il lui écrivit plusieurs lettres. « Un jeune homme comme vous doit être toujours joyeux, lui écrivit-il. Je vous invite à aller à cheval, à chasser, à rechercher une bonne compagnie, avec laquelle vous puissiez pieusement et honorablement vous réjouir. Solitude et mélancolie sont peines et mort pour tous, mais surtout pour un jeune homme. Dieu vous ordonne d’être joyeux. Jeune homme, dit l’Ecclésiaste 12:1, réjouis-toi en ton jeune âge, et que ton cœur te rende gai aux jours de ta jeunesse ».

(*) « Christus ist grœsser dann alle Fürsten » (Ibid., p. 442).

 

Tous les ecclésiastiques de la principauté d’Anhalt se réunirent le 16 mars 1534, et ils reçurent, malgré l’opposition de l’archevêque, l’ordre de célébrer la Cène d’après l’institution de Christ. George plaça dans les cures des disciples de Wittemberg, et envoya ses candidats à Luther pour les examiner et les consacrer.

Le pays qui doit son nom au vieux château d’Anhalt, dont les murs se trouvent encore dans la forêt de Harzegerode, fut un de ceux qui se réformèrent de la manière la plus pacifique.

Nous avons vu ailleurs la réformation de Brême, d’Augsbourg, du Wurtemberg. La Poméranie n’était pas encore réformée, quoique le réformateur auquel elle avait donné naissance, Poméranus, prît une si grande part à la réformation de beaucoup de villes et de pays. Le duc Bogislas et l’évêque de Camin se montraient fort opposés à la Réformation, mais il y avait çà et là dans la bourgeoisie de vives aspirations vers l’Évangile, et, parfois même, quelque excès, quelquefois des images détruites. Le clergé et la noblesse étaient pour le pape ; les villes étaient pour la Bible ; ces deux camps étaient presque en guerre. Le duc voyageant, en 1523, passa par Wittemberg, et il paraît que l’évêque de Camin, aussi curieux que lui, l’accompagna. Le réformateur dans son sermon parla, entre autres choses, de la négligence et du luxe des évêques. Le duc sourit et regarda son compagnon (*). Bogislas fit appeler Luther, parla gracieusement avec lui, et lui dit : « Je voudrais bien une fois me confesser à vous. — Je suis tout prêt, dit le réformateur. Je crains seulement que, comme Votre Altesse est un grand prince, elle ne soit aussi un grand pécheur ». Le duc répondit ingénument que cela n’était que trop véritable. Le duc subit aussi l’influence de son fils, le jeune prince Barnim, qui avait étudié à Wittemberg, de 1518 à 1521, et qui avait assisté en 1519 à la dispute de Leipzig. Son frère George, au contraire, élevé à la cour du duc George de Saxe, y avait puisé la haine de l’Évangile, et, après la mort de Bogislas, les deux princes se trouvèrent à la tête des deux partis opposés. Barnim fit dire aux alliés de Smalcalde : « Ce que mon frère élève, moi je l’abaisserai ». La mère de George sembla favoriser son dessein, et son fils Philippe s’entendant avec Garnim, une diète fut réunie à Treptow en 1533. Les villes proposèrent un projet de réformation, qui fut bien reçu, et Poméranus fut appelé pour établir le nouvel ordre. Toutefois, la noblesse, le clergé et en particulier l’évêque de Carmin s’y opposèrent encore avec force à l’œuvre évangélique.

(*) « Solle der Hergoz gelæchelt, und den Bischof angesehen haben » (Seck., p. 599).

 

Les luttes furent vigoureuses en Wesphalie (*). La vie évangélique fut bien accueillie en quelques lieux. Les enfants chantaient devant les portes les hymnes de Luther ; les membres de la famille les chantaient au foyer domestique ; les plus hardis se hasardaient en plein air, d’abord le soir, puis de plein jour ; enfin arrivaient des ministres. On voyait des nonnes et des moines quitter leurs couvents et embrasser l’Évangile. Ailleurs, à Lemgo, par exemple, le pasteur, d’abord fort opposé, partait pour une ville réformée, afin de voir comment les choses s’y passaient, et en revenant il réformait son Église. Mais il y avait de vives résistances en certaines localités. À Soest, il y eut un combat entre la victime et le bourreau. Celui-ci ayant manqué son coup et fait seulement une grave blessure, le supplicié, homme vigoureux du peuple, lui arracha son arme, le repoussa, lui et son adjoint, et fut reconduit en triomphe par la foule dans sa maison, où il mourut pourtant le lendemain du coup qu’il avait reçu.

(*) Ranke, Deutsche Gesh., t. III, p. 492.

 

En d’autres lieux, il y avait lutte dans le parti persécuteur entre la cruauté et l’humanité, et parfois l’humanité l’emportait. À Paderborn, ville où Charlemagne tint plusieurs diètes, et où beaucoup de Saxons furent baptisés, la communauté, sans demander d’ordres supérieurs, avait ouvert des églises à la prédication évangélique. L’électeur Hermann de Cologne, qui montra plus tard des sentiments bien différents, nommé administrateur de l’évêché, arriva dans la ville entouré de gardes et de notables des pays dévoués à la papauté. Assailli par eux, par le chapitre, par le conseil qui le conjurait de punir les procédés illégaux des bourgeois, d’abord il laissa faire. Bientôt la bourgeoisie est convoquée dans le jardin d’un couvent où il demeurait. L’administrateur, disait-on, voulait leur faire gracieusement ses adieux. Les bourgeois arrivent, mais tout à coup ils se voient entourés d’hommes armés, les chefs du parti évangélique sont saisis et jetés en prison. On leur donne la torture ; on les mène devant l’échafaud, autour duquel le peuple est assemblé, et dont on a couvert les abords de sables destinés à boire le sang des victimes, et là on lit à ces honnêtes et pieux bourgeois leur sentence de mort. Il ne restait qu’à leur couper la tête. L’exécuteur en chef s’avance et, se tournant vers Hermann et tous les dignitaires qui l’entourent : « Ces hommes sont innocents, dit-il, je préfère mourir plutôt que de les décapiter ». En même temps une voix se faire entendre du milieu du peuple ; c’est celle d’un digne vieillard qui s’avançait péniblement appuyé sur son bâton. « Je suis aussi coupable que ceux que vous avez condamnés, et je demande à être mis à mort avec eux ». Les femmes, les filles de ces bourgeois et de leurs amis s’étaient réunies dans une maison voisine. La porte s’ouvre, elles s’approchent, les unes en se frappant la poitrine, les autres, les cheveux épars (*) ; elles se jettent aux pieds de l’électeur et demandent la grâce de ces innocents. Hermann, qui n’était point cruel, ne put retenir ses larmes ; il accorda la grâce qui lui était demandée. Toutefois, la doctrine évangélique fut interdite dans la ville. Il fut même défendu d’y prendre des domestiques venant de lieux « où la nouvelle doctrine était professée (**) ».

(*) « Traten aus einem nahen Hause die Frauen und Jungfrauen der Stadt hervor, jene mit offener Brust, diese mit zerstreuten Haaren… » (Ranke, III, p. 496. Hamelmann, Hist. renovati Evangelii. Seck, p. 1291).

(**) Recès du 18 octobre 1532.

 

Nous avons vu ailleurs comment quelques-unes des contrées et des villes qui s’étaient plus ou moins récemment réformées avaient senti le besoin de s’unir, après le décret de la diète d’Augsbourg, 1530, et avaient formé à Smalcalde, le 29 mars 1531, une alliance de six ans par laquelle elles s’engageaient à se défendre (*). L’empereur, dans de telles circonstances, et voyant de plus Soliman s’approcher de l’Autriche avec une immense armée, s’était décidé à traiter avec les protestants, et la paix religieuse de Nuremberg fut conclue le 23 juillet 1532. Les alliés de Smalcalde continuaient cependant à être inquiétés, pour diverses causes, par les tribunaux de l’empire ; le landgrave de Hesse, par une action hardie, rétablit le duc protestant, Ulrich de Wurtemberg, dans ses États, les ouvrit ainsi à la Réformation et augmenta la puissance des alliés de Smalcalde (**).

(*) Voir seconde série, vol. II, livre 2, chap. 21.

(**) Ibidem, chap. 22 et 23.

 

8.3       Chapitre 3 : Les anabaptistes de Munster triomphent (1533)

Il y eut malheureusement alors un mouvement fanatique dont les catholiques romains cherchèrent à tirer parti contre la Réformation, mais qui ne lui fit aucun mal, car la plus grande part qu’elle y prit fut de le combattre et de l’arrêter. Quand, après un long hiver, le printemps arrive, ce n’est pas seulement la bonne semence qui lève, les mauvaises herbes poussent en abondance. Il ne pouvait en être autrement dans ce nouveau printemps de l’Église qu’on appelle la Réformation. La plus grande puissance du moyen âge, la papauté, était attaquée. À la place des opinions qu’elle avait professées et imposées, pendant des siècles, les réformateurs présentaient la doctrine évangélique. Il était facile de comprendre que tous ceux qui se détacheraient de la pensée des pontifes romains, ne recevraient pas celle des réformateurs, et que plusieurs en inventeraient ou adopteraient d’autres.

Il y eut donc des doctrines diverses, et même quelquefois, dans un seul parti, toutes sortes d’opinions. Ce fut le cas des prétendus spirituels, que l’on a mal à propos nommés anabaptistes, car l’opposition au baptême des enfants, loin d’être leur doctrine distinctive, était à peine leur cocarde. Ils maintenaient en général la puissance de la volonté naturelle pour le bien (le libre arbitre). Haetzer niait la divinité de Christ et avait de mauvaises mœurs. « Christ, disaient plusieurs, n’a rien pris de la nature humaine de sa mère, car la nature adamique est maudite ». Il y en avait qui regardaient l’observation du dimanche comme une œuvre antichrétienne. Ces fanatiques s’imaginaient être seuls les enfants de Dieu, et, comme autrefois les Israélites, croyaient être appelés à exterminer les impies. Un d’eux, Melchior Hofmann, après avoir été tour à tour à la cour avec les rois, et dans l’ignominie des prisons, vint en Alsace, pensant que ce serait à Strasbourg que la nouvelle Jérusalem descendrait du ciel, et que de là sortiraient les envoyés destinés à réunir les élus de Dieu. Ils attendaient presque tous à courte date la fin du monde, et en fixaient le jour et le moment.

Ces fanatiques, étant poursuivis dans l’Allemagne méridionale, la Suisse, la Hollande, se dirigèrent vers les contrées voisines du Rhin, où il y avait plus de liberté et où la Réformation ne s’était point encore fortement organisée. Munster, en Westphalie, était une ville forte, munie d’une citadelle, et elle avait un évêque, une cathédrale et un clergé nombreux. Près de la ville se trouvait un temple dédié à saint Maurice ; un pseudo-réformateur y prêchait une pseudo-réformation : Bernard Rottmann, homme vif, éloquent, entreprenant, avait compris plus ou moins la doctrine réformée, sans qu’elle eût pris possession de son cœur. Comme il faisait de beaux discours, des bourgeois de la ville accouraient pour l’entendre. Ils demandèrent que le pasteur fût appelé dans Munster même. Des catholiques romains influents, ne voulant pas faire de bruit, et connaissant l’homme, lui offrirent de l’argent pour qu’il s’éloignât (*). Rottmann l’accepta et partit, donnant ainsi la mesure de sa foi et de son zèle. Il visita plusieurs villes et universités de l’Allemagne, mais ne s’arrêta nulle part, et revint à Munster après quelques mois. Des bourgeois, et le peuple lui-même qui aimait fort à l’entendre déclamer, l’accueillirent avec joie ; mais l’évêque et son clergé s’opposèrent à ce qu’il prêchât dans les églises. Alors ses partisans lui élevèrent une chaire sur la place du marché, et la foule des auditeurs augmentait de jour en jour. Deux pasteurs venus de Hesse, prenant Rottmann pour un ministre de bon aloi, se joignirent à lui, rédigèrent un exposé des erreurs de Rome en 31 articles, et le soumirent au conseil. Celui-ci, ayant réuni les prêtres à l’hôtel de ville, plaça l’exposé sous leurs yeux. « C’est bien là notre doctrine, dirent-ils, mais nous ne sommes pas en état de la défendre ». Ils furent en conséquence destitués. L’évêque, qui avait quitté Munster, résolut de couper les vivres à la ville, ce qui n’était pas précisément la fonction d’un pasteur, appelé à nourrir ses brebis. Les bourgeois, irrités, saisirent la plupart des chanoines et des prêtres, les firent prisonniers, et il fut convenu, en 1533, que la doctrine évangélique serait prêchée dans les six églises de la ville, et que les anciens abus ne subsisteraient plus que dans la cathédrale (**).

(*) « Mediocrem pecuniæ summam ei dant pontificii » (Gerdesius, Hist. Ref., III, p. 93).

(**) Und allein im Thurne die alten missbrænche bey behalten wurden » (Seck., p. 1465).

 

Parmi les hommes les plus considérés de Munster se trouvait le syndic Wiggers, dont la femme, habituellement entourée d’un grand nombre d’adorateurs, avait une conduite équivoque. Elle admirait fort Rottmann et, femme habile, elle sut s’emparer de lui. Son mari étant mort peu de temps après, on répandit le bruit qu’elle l’avait empoisonné (*). Ce fait n’est pourtant pas certain. Quoi qu’il en soit, Rottmann l’épousa, et montra ainsi de nouveau qu’il prêchait l’Évangile, mais ne le pratiquait pas. Les hommes honorables s’éloignèrent de lui. Cette circonstance et d’autres encore le jetèrent dans des voies extrêmes.

(*) « Amore Rotmani virum veneno interemit » (Manlius, Excerpta, p. 485).

 

Un assez grand nombre d’enthousiastes des Pays-Bas arrivèrent à Munster en 1533 ; l’un d’eux, Stapreda, de Meurs, devint collègue de Rottmann et prêcha vivement ses doctrines particulières (*). L’époux de la veuve de Wiggers, délaissé de ses anciens amis, se jeta dans les bras des nouveaux, et commença à prêcher avec force leurs doctrines. On fut fort alarmé dans la Hesse ; Hermann Busch, de Marbourg, arriva à Munster pour s’opposer aux fantatiques, et à la suite d’une dispute qu’il eut avec Rottmann, les partisans de celui-ci reçurent l’ordre de quitter la ville. Ils se cachèrent quelque temps, puis reparurent. Le pasteur Fabritius, envoyé par le landgrave de Hesse, qui s’alarmait toujours plus, exhorta fortement le sénat et le peuple à rester fermes dans la bonne doctrine ; mais un des ces visionnaires, prétendant être poussé par la souffle de Dieu, parcourut la ville vers la fin de décembre 1533, en s’écriant : « Faites pénitence et soyez baptisés, sinon la colère de Dieu vous écrasera (**) ». Des âmes simples pleines d’effroi se hâtèrent d’obéir.

(*) Sleidan, De statu relig., lib. X.

(**) « Sin minus jam ira Dei vos obruet » (Gerdes., III, p. 98).

 

Au commencement de 1534, de fameuses recrues vinrent augmenter la force du parti. Le 13 janvier, on vit entrer dans Munster deux hommes, étrangement habillés, ayant quelque chose d’exalté dans leurs traits et dans leurs gestes, honorés des visionnaires comme leurs chefs ; c’était un prophète, le boulanger de Harlem, Jean Matthisson, et un apôtre, le tailleur de Leyde, Jean Bockhold (*). Ce dernier avait fait son tour de compagnon, parcouru l’Allemagne et même, dit-on, visité Lisbonne. De retour au pays, il avait pris une boutique à Leyde, près de la porte qui conduit à la Haye. Les ouvriers qui se ralliaient au prophète avaient en général peu de goût pour le travail. Tel garçon tailleur, par exemple, trouvait que passer tout le jour, les jambes croisées, à enfiler l’aiguille et à coudre des morceaux d’étoffe et des boutons, était fort ennuyeux. La tradition générale porte que Bockhold était tailleur, quelques-uns ont dit qu’il était marchand de draps ; son père avait quelque fonction dans la magistrature à la Haye, mais sa mère, originaire de Westphalie, était de condition serve. Quoi qu’il en soit, Bockhold quitta sa boutique et prit, d’accord avec sa femme, une auberge où l’on buvait de la bière et d’autres liqueurs, et il menait une vie joyeuse et même dissolue. Le nouveau cabaretier n’avait pas beaucoup lu, mais il avait une certaine culture et se présentait bien ; il était fin, rusé, ambitieux, audacieux, éloquent, plein de feu (**). Il se trouvait alors, dans la plupart des villes des Pays-Bas, et à Leyde en particulier, des sociétés de poésie, et Jean Bockhold avait l’ambition de briller dans la « chambre de rhétorique ». Il y parlait et ses discours se distinguaient par la facilité et l’abondance de la parole. Il faisait même des comédies et les jouait. Il prenait part aux conversations et se pénétrait de l’espèce d’opposition à l’Église, qui caractérisait généralement ces réunions. Il fit la connaissance de quelques enthousiastes ; l’idée d’un nouveau royaume où ils seraient les chefs l’attira ; il pensa qu’il pourrait là mieux qu’ailleurs un grand rôle. Matthisson, nous l’avons dit, le choisit pour l’un de ses apôtres.

(*) « Johannes a Leidis artifico sartor » (Cochleus, Acta Lutheri, p. 252, verso).

(**) Gerdes., III, p. 95. Ranke, III, p. 531.

 

Il y avait à Munster, quand ces deux hommes y arrivèrent, un bourgeois notable, nommé Bernard Knipperdolling. Ayant été en Suède, il s’y était lié avec quelques-uns des enthousiastes qui s’y trouvaient. Il s’empressa de recevoir dans sa maison deux personnages déjà fameux. Ceux-ci se mirent aussitôt à l’œuvre. Ils désiraient faire de Munster la capitale de la secte, et usèrent à cet effet de tous les moyens propres à gagner les esprits. Leurs figures, leur costume étrange, leur ardeur, leur éloquence, leur enthousiasme faisaient une grande impression. Ils étaient hardis, mais habiles, et étaient prévenants pour tout le monde. Bockhold savait s’insinuer auprès des ministres évangéliques ; il leur parlait d’abord le pur langage de l’Évangile ; puis il demandait tantôt à l’un, tantôt à l’autre, ce qu’il pensait de tel ou tel point sur lequel les visionnaires avaient des sentiments particuliers. Si on lui répondait autrement qu’il l’entendait, si l’on citait à l’appui des passages de l’Écriture, il se mettait à sourire et parfois à lever les épaules. Bientôt ses amis et lui annoncèrent ouvertement le règne nouveau dont ils étaient les précurseurs ; mais les ministres évangéliques conjurèrent le peuple de rester fidèle à la pure doctrine et de la défendre contre les fanatiques (*).

(*) « Et a fanaticis hominibus incorruptam defendere » (Gerdes., III, p. 95).

 

Des femmes furent les premières à croire à ce règne terrestre et céleste qu’on leur annonçait et qui flattait à la fois l’esprit et les sens. Des nonnes d’abord, puis des femmes de la bourgeoisie, puis des hommes embrassèrent les doctrines annoncées par Bockhold. Rottmann, que ses fautes avaient compromis auprès des évangéliques, se jeta dans les bras du nouveau parti, qui l’accueillit avec grande faveur, et il se mit à prêcher avec toute son éloquence le règne fantastique des visionnaires. La foule qui suivait ses discours était immense, et il suffisait d’aller l’entendre, dit-on, pour être converti. Le bruit se répandit qu’il possédait un charme secret et si souverain, que tous ceux vis-à-vis desquels il en faisait usage étaient aussitôt enchantés et liés à la secte. C’était le charme de la nouveauté, de l’orgueil, de l’erreur. Les femmes, se mettant de la partie, tançaient vivement le bourgmestre de ce qu’il favorisait un pieux ministre évangélique de la Hesse, Fabritius, qui refusait de se convertir au nouveau royaume. Les ouvriers aussi voulaient passer maîtres. Un garçon forgeron se mit à prêcher le nouvel Évangile, et le Conseil l’ayant fait enfermer, tous les compagnons se réunirent et forcèrent le magistrat à relâcher leur camarade.

Un choc entre les deux partis semblait inévitable. Le 8 février (1534), les enthousiastes, se croyant alors assez puissants, prirent les armes et s’emparèrent subitement de la grande place ; les évangéliques restèrent maîtres des murs et des portes. Ils étaient les plus forts ; plusieurs parlaient d’attaquer à coups de canon la foule fanatique et de chasser les intrus de la ville. Pendant que les plus sages délibéraient, les illuminés avaient les plus étranges visions. « Je vois, disait l’un, un homme avec une couronne d’or ; il tient un glaive d’une main, une verge de l’autre ». « — La ville, disaient plusieurs, est toute remplie d’un feu rouge-brun, et le cavalier de l’Apocalypse, monté sur un cheval blanc, s’avance en vainqueur et pour vaincre ». Le bon pasteur Fabritius, qu’ils avaient grossièrement insulté, parla en leur faveur. Il demanda qu’on épargnât ces fous. On s’attendait d’ailleurs à une forte résistance et à un carnage. Les hommes pacifiques voulaient épargner le sang de leurs concitoyens, et quelques-uns craignaient que l’évêque, qui était près de la ville avec des troupes, ne profitât du combat pour s’emparer de la ville (*). On fit aux visionnaires deux propositions : liberté dans les choses religieuses assurées aux deux partis, mais soumission aux magistrats dans les choses civiles. C’était une victoire pour les enthousiastes ; ils triomphaient, et « leurs visages, dit l’un d’eux, devinrent d’une magnifique couleur (**) ».

(*) « Per eam pugnam urbe potiretur » (Cochleus, Acta Lutheri, p. 251).

(**) Arnold, Kirchen Historie. Ranke, t. III, p. 523.

 

Ce fut en effet, le commencement de leur règne. Ils appelèrent de toutes parts à Munster leurs adeptes, et ceux-ci y arrivèrent en foule, surtout de la Hollande. L’époque de l’élection du Conseil étant arrivée (20 février 1534), aucun des anciens magistrats ne fut réélu ; des ouvriers, qui se donnaient comme illuminés par l’Esprit, les remplacèrent et distribuèrent toutes les places entre leurs amis. Knipperdolling fut nommé bourgmestre. Quelques jours après, il y eut à l’hôtel de ville une grande assemblée des chrétiens, comme ils s’appelaient. Le prophète Matthisson y demeura quelque temps immobile ; il semblait dormir. Tout à coup il se lève : « Chassez, s’écrie-t-il, chassez les enfants d’Ésaü (les évangéliques) ; l’héritage appartient aux enfants de Jacob ». C’était le 27 février. Le vent, la pluie et la neige rendaient les rues presque impraticables ; mais les enthousiastes s’y jetèrent, les parcourant avec violence et en criant de toutes leurs forces : « Impies, dehors ! » Ils entrèrent de force dans les maisons et en chassèrent tous ceux qui ne voulurent pas se joindre à eux. Tous les magistrats, les nobles, les chanoines qui se trouvaient encore dans la ville, furent obligés de la quitter ; les pauvres de même ; cette malheureuse cité présenté alors le plus douloureux spectacle. Les mères, effrayées, prenaient leurs enfants à moitié nus sur leurs bras et sortaient, pâles et tremblantes, de leurs demeures, emportant seulement avec elles quelque boisson pour restaurer leurs pauvres petits dans la route. Les jeunes garçons, effarés, tenant à la main un morceau de pain que leurs maîtres d’école leur avaient donné pour les consoler ou pour apaiser leur faim, marchaient à côté de leurs parents, les pieds nus, dans la neige ; les vieillards, appuyés sur leurs bâtons, quittaient leur ville d’un pas lent ; mais, arrivés aux portes, on les fouillait, et on enlevait aux mères le breuvage destiné à leurs petits enfants, aux garçons le pain qu’ils portaient à leur bouche, aux vieillards les derniers sous qu’ils avaient pris sur eux au moment du départ (*), puis on les chassait tous hors de la ville, et ils portaient au hasard leurs pas, sans savoir où ils devaient se rendre, n’ayant ni à manger ni à boire, et privés des chétives épargnes d’une vie longue et laborieuse (**). Le prophète Matthisson avait d’abord voulu que l’on mît à mort tous ceux qui n’adhéraient pas au nouveau règne ; mais on leur fit la grâce de les bannir, toutefois dépouillés et presque nus ; à peine leur laissait-on un habit, encore fallait-il qu’il ne fût pas bon (***) ; on les chassait en leur criant : « Impies ! païens ! »

(*) « Vascula cervisiæ plena quo mulieres fatigatos in itinere parvulos recreaturæ videbantur, adimerent… manibus panes… ad leniendam famem… raperent » (Cochleus, p. 252).

(**) Kersenbroik cité par Ranke, III, 526. Hamelmann, 1216. Corvinus apud Schardium, II, 315.

(***) « Vestem non ad modum bonam » (Cochleus).

 

Dès lors la communauté nouvelle se forma, et bientôt Matthisson y exerça l’autorité suprême. Des prophètes, qui se disaient inspirés, n’attendaient pour le règne millénaire ni la résurrection des morts ni la venue du Sauveur ; ils suffisaient eux-mêmes à l’affaire, pensaient-il. Ils méprisaient la science. Ils interdisaient tout commerce avec les païens, c’est-à-dire les évangéliques. Ceux qui recevaient le nouveau baptême, nécessaire pour entrer dans leur règne imaginaire, étaient saints et seuls saints. Les mariages conclus auparavant étaient annulés ; les lois étaient abolies comme contraires à la liberté. Toute distinction des états était supprimée ; la communauté des biens était établie, et l’on versait dans le tronc commun tout ce que les bannis avaient possédé. En même temps, comme le premier devoir était de rompre absolument avec un monde corrompu, cet irréconciliable ennemi des saints, il fut commandé de détruire toutes les choses coupables, dont les hommes du siècle faisaient usage. Les images, les orgues, les vitraux peints, les horloges, les bancs ornés de sculptures, les instruments de musique et autres choses semblables furent transportés sur la place du marché et solennellement brisés. Les chefs-d’œuvre des peintures de l’école westphalienne ne furent pas épargnés. Les livres, les manuscrits, mêmes les plus rares, furent les uns brûlés, les autres jetés dans les plus sales excréments (*). Tout cela se faisait, disait-on d’après une inspiration divine. Il était en même temps ordonné de livrer or, argent, parures, ornements ou autres choses précieuses ; la propriété était remplacée par le communisme, et celui qui n’apportait pas ces superfluités à la chancellerie était mis à mort. Les principaux des fanatiques se partagèrent les belles demeures des chanoines, des patriciens, des sénateurs, et s’y établirent largement et commodément. Un grand nombre d’aventuriers, courant à la recherche de la fortune, de fanatiques plus avides qu’ils ne le disaient des biens de la terre, arrivèrent à Munster, de la Hollande et d’autres contrées voisines, jugeant l’affaire avantageuse et désirant fort avoir leur part au gâteau, tout prêts à y faire de leurs mains large entaille. À chaque métier se rattachait une charge ; les tailleurs, par exemple, devaient veiller à ce qu’aucune forme nouvelle d’habits ne s’introduisit dans la communauté ; ces gens mettaient à fuir la mode autant d’importance que d’autre à la suivre.

(*) « Intus humanis excrementis illitos » (Kersenbroik, Bellum anab. Sleidan, De statu relig., lib.X, p. 150, verso).

 

Cependant, la grande affaire était de défendre la ville ; les jeunes garçons même s’y exerçaient ; et ce n’était pas sans raison, car au mois de mai 1534, l’évêque de Munster cernait la cité épiscopale ; mais il ne faisait pas de progrès ; la ville, admirablement fortifiée, était située dans une plaine ; il n’y avait point alentour de collines, où l’assiégeant pût s’établir. Quelques-uns des soldats faits prisonniers dans des sorties furent décapités par l’ordre des prophètes, et leurs têtes placées sur les murailles pour faire connaître à leurs camarades le sort qui les attendait (*).

(*) Cochleus, p. 252.

 

Le prophète Matthisson, qui au moins était courageux, fut tué dans une attaque faite par les assiégés ; Bockhold lui succéda. Il était moins brave, mais plus ambitieux que son prédécesseur, et s’occupa à organiser cette étrange communauté. Rottmann le prédicateur et lui le prophète nommaient les magistrats. Knipperdoling exécutait leurs sentences. Il avait la puissance de mettre à mort, sans autre forme de procès, quiconque était surpris violant les lois nouvelles. À cet effet, il était toujours entouré de quatre satellites, ayant chacun une épée nue à la main, et se promenait ainsi dans la rue, le pas grave, le regard perçant et répandant partout l’épouvante.

 

8.4       Chapitre 4 : Les anabaptistes de Munster. Excès (1535)

Bientôt le nouveau roi lâcha la bride à ses passions ; Munster devint le théâtre des plus grossières débauches et des cruautés les plus révoltantes. L’immoralité accompagne d’ordinaire le fanatisme, et avec la foi on jette la morale par-dessus bord. Bockhold, non content de la charge de Matthisson, voulait aussi avoir sa femme, la belle Divara. Il était déjà marié, mais n’importe ; deux femmes n’étaient pas assez pour lui ; il se mit à prêcher la polygamie, s’appuyant sur les exemples de l’Ancien Testament, mais écartant ce que dit le Nouveau, que Dieu a établi au commencement du monde l’union d’un seul homme avec une seule femme, institution confirmée et sanctionnée par le Sauveur. Plusieurs des membres de la communauté s’opposèrent d’abord à ce scandale ; il y eut même une réaction évangélique. Un forgeron se mit à la tête des contradicteurs, et quelques prophètes furent saisis par eux ; on parlait déjà de rappeler les bannis ; le parti évangélique semblait près de renaître, mais les enthousiastes étaient les plus forts, les opposants furent fusillés ou décapités.

Les prophètes se multipliaient. Un ouvrier orfèvre, nommé Tausendschur, prétendait à de grandes révélations. Il convoqua la multitude des saints, poussé sans doute par Bockhold, et dit : « La volonté et le commandement du Père qui est au ciel est que Jean de Leyde ait l’empire du monde entier, qu’il sorte de la ville avec une puissante armée, qu’il mette à mort sans distinction tous les princes et les rois, et que, détruisant tous les impies, il prenne possession du trône de David, son père (*) ». Bockhold, qui était présent, avait d’abord gardé le silence et sembla étranger à cette révélation. Mais Tausendschur ayant terminé, le tailleur de Leyde se jeta à genoux et dit que, dix jours auparavant, les mêmes choses lui avaient été révélées, mais qu’il les avait cachées pour ne pas paraître désirer l’empire. Il ajouta que c’était malgré lui qu’il acceptait une si grande charge, mais enfin qu’il se soumettait à la volonté de Dieu, s’appliquant cette parole d’Ézéchiel : David mon serviteur sera leur roi, et il y aura une alliance éternelle avec eux. Il se déclara donc prêt à faire la conquête du monde. Ce plan n’était sans doute chez lui qu’une fourberie, mais il servait admirablement son ambition. Les insensés qui avaient la sottise d’y croire, se soumettaient volontiers à celui qui devait être le roi de l’univers, et l’espoir de remplir les premières places dans ce royaume universel les remplissait de zèle pour soutenir Bockhold. Si même il y en avait qui doutaient, ils savaient que l’imposteur était prêt à couper des têtes, si cela était nécessaire pour établir son empire. Fils d’une femme serve de la Westphalie, Bockhold affecta dans la capitale de cette province toute la pompe et l’appareil des rois. Il se composa une cour formée d’un grand nombre d’officiers et de magistrats. On dépouilla les églises, et le roi et ses ministres se parèrent des vêtements de soie recouverts d’or et d’argent qu’ils avaient enlevés aux temples, à leurs officiants et aux citoyens les plus riches (**). Il se fit faire un sceau, représentant le monde avec deux glaives qui le perçaient de part en part ; il le suspendait à son cou par une chaîne d’or, avec une poignée d’argent, et il avait sur la tête une triple couronne faite de l’or le plus précieux. À tout cet apparat, l’ancien compagnon, maintenant roi, joignait le libertinage. Outre Divara, qui était sa reine, il prit quinze femmes, toutes au-dessous de vingt ans, et déclara qu’il en prendrait trois cents (***) ; il para magnifiquement sa reine et ces jeunes filles. Ses apôtres et autres adhérents avaient aussi plusieurs femmes. Il croyait devoir tenir ses adhérents dans une constante ivresse, pour les empêcher de discerner la catastrophe qui les menaçait. Il se faisait appeler roi du nouveau temple, et se promenait à cheval dans la ville, revêtu de ses insignes, et escorté de ses gardes. Quiconque le rencontrait devait se jeter à genoux. Trois fois par semaine, il paraissait sur la place publique et s’asseyait sur un trône élevé, ayant le sceptre à la main et la couronne sur la tête, et entouré d’une troupe de ses satellites : c’est ainsi qu’il rendait ses jugements. Knipperdolling, un degré plus bas, l’épée nue à la main, se tenait prêt à les exécuter. Quiconque voulait exposer ses affaires devait auparavant s’agenouiller deux fois en s’approchant du trône, puis se prosterner la face contre terre.

(*) « Reges atque principes omnes promiscue interficiat » (Sleidan, lib. X, p. 161. Gerdes., Hist. Ref., t. III, p. 102).

(**) « Se suosque ministros exornavit holosericis, auratisque et argenteis indumentis, quæ ex templis abstulerat » (Cochleus, p. 253).

(***) « Duxit quindecim uxores et trecentas se ducturum declaravit » (Sleidan, lib. X, p. 161. Gerdes., t. III, p. 123).

 

En octobre, il y eut une grande fête religieuse, que Bockhold appela la Cène du Seigneur. Une table de 4,200 couverts fut dressée pour hommes et pour femmes. Le roi, la reine et leurs principaux officiers servaient. Bockhold, apercevant dans la foule un étranger, le fit saisir et conduire devant lui : « Pourquoi, lui dit-il, n’as-tu pas l’habit de noces ? » Il affecta de croire que c’était un Judas, et ordonna qu’il fût mis dehors ; puis, sortant lui-même, il le décapita de ses propres mains ; il rentra tout glorieux et riant de son exploit (*).

(*) Ranke, t. III, p. 540.

 

Le repas étant terminé, il demanda si tous étaient prêts à faire la volonté de Dieu. — « Tous ! » répondit-on. — « Eh bien, reprit le roi, cette volonté est que quelques-uns d’entre vous partent pour annoncer les choses admirables que Dieu nous a faites ». Aussitôt il en nomma six pour se rendre à Osnabruck, avec nombre semblable pour aller dans plusieurs autres villes voisines. Il remit à chacun une pièce d’or valant 9 florins et un viatique. Le soir même, ces apôtres quittèrent Munster, et, étant arrivés aux villes qui leur avaient été désignées, ils y entrèrent, en faisant retentir l’air d’horribles cris. « Convertissez-vous », disaient-ils en s’avançant dans les rues, « faites pénitence ! Le temps que Dieu vous laisse dans sa miséricorde est court. La hache est à la racine des arbres. Si vous ne recevez pas la paix, bientôt votre ville sera détruite ». Puis, se présentant au sénat rassemblé, ils étendaient leurs manteaux par terre, jetaient dessus leurs pièces d’or (*) et disaient : « Nous vous annonçons la paix : si vous la recevez, apportez ici vos biens et les mettez avec cet or. Notre roi aura bientôt conquis et soumis à la justice tout l’univers ». Ceux des envoyés appelés à se rendre dans des villes appartenant à l’évêque de Munster furent d’abord favorablement reçus ; mais bientôt tous furent saisis et plusieurs mis à la torture, mais nul d’entre eux ne voulut reconnaître qu’il était dans l’erreur. « Nous attendons de nouvelles troupes de la Frise et de la Hollande, et alors, répétaient-ils, le roi sortira et se soumettra toute la terre ». Ils furent punis du dernier supplice, comme coupables de sédition.

(*) « Coram senatu expandentes in terra pallia sua, etc. » (Cochleus, p. 254).

 

Le roi rencontrait des difficultés, non-seulement dans les villes environnantes, mais dans sa capitale même et jusque dans son harem. Il y avait à Munster une femme décidée et courageuse, se vantant qu’aucun homme ne l’aurait jamais pour épouse. Jean de Leyde ordonna qu’elle fût enlevée et mise au nombre des siennes ; mais cette personne, d’un caractère indépendant, ne pouvant supporter les mœurs et les manières de ce harem, se sauva. C’était aux yeux du roi le plus grand crime ; il la fit arrêter, la conduisit lui-même sur la grande place, lui trancha la tête de sa main, puis, plein de colère et de vengeance, il foula aux pieds son corps. Bockhold avait ordonné que toutes ses autres femmes assistassent à cet odieux spectacle, et leur avait prescrit de chanter après l’exécution un hymne de louange. Ces malheureuses créatures entonnèrent, en effet, leur chant, en présence du cadavre mutilé et profané de leur compagne (*).

(*) Kersenbroik, Ræumer, Gesch. Europar, t. II, p. 467. Ranke, t. III, p. 542.

 

8.5       Chapitre 5 : Les anabaptistes de Munster. Châtiment (1535-1536)

Cependant le landgrave Philippe de Hesse, s’étant rendu en Westphalie avec les troupes qui venaient de conquérir le Wurtemberg, Munster fut bientôt cerné de toutes parts, de manière que rien, et en particulier aucune provision de bouche, ne pouvait plus y entrer. La famine devenait toujours plus rigoureuse, et ces misérables durent avoir recours, pour se soutenir, aux aliments les plus insolites : des chevaux, des chiens, des chats, des loirs, de l’herbe, du cuir ; ils déchiraient les livres et en mangeait le parchemin ; la moitié de la ville, dit-on, mourut de faim. Ces fanatiques avaient cru à la promesse de leur roi et prophète, et avaient attendu avec confiance le secours qu’il leur promettait ; mais comme ce secours n’arrivait pas, des murmures commençaient à se faire entendre chez quelques-uns ; d’autres semblaient perdre la tête. Bockhold leur avait dit que, si cela était nécessaire pour sauver son peuple, les pierres seraient changées en pain. On voyait, en conséquence, de ces sectateurs s’arrêter dans les rues, mordre les pierres à belles dents, et prétendre les déchirer, s’attendant à les voir se convertir en aliment (*). Enfin, le désespoir, la folie, la barbarie allèrent jusqu’aux dernières extrémités. La femme du sénateur Menken, un des ouvriers élevés en dignité par Bockhold, mère de trois enfants, les tua, les sala, mit les membres ainsi préparés dans des vases, se fit de cette manière une provision abominable pour pourvoir à sa subsistance et en mangea chaque jour (**). On voyait les misérables habitants de cette ville maudite errer chancelants dans les rues, la peau ridée sur des os dépouillés de chair, le cou long et grêle, pouvant à peine porter la tête, les yeux hagards qu’ils ouvraient et refermaient soudain, les joues creuses et amaigries, les lèvres que la mort semblait devoir clore, des cadavres plutôt que des êtres vivants. Au milieu de cet affreux spectacle qui rappelle les plus grandes misères de l’histoire, et la ruine même de Jérusalem, il n’y avait dans le palais du roi, dit-on, qu’abondance, festins et débauche (***).

(*) « In lapides aliquoties dentes acuisse referuntur, sperantes juxta regis vaticinium illos conversos iri in panem » (Gerdes., III, p. 154).

(**) « Cum trium liberorum mater facta esset, eos omnes occiderit, sale condierit, et comederit… Infantium manus ac pedes, urbe capta, in salsamentis dicuntur reperti » (Ibid).

(***) Hortens. in Ep. ad Erasmum, p. 152. Kersenbroik, in Bello monast., p. 59. Gerdesius, t. III, p. 104. Ranke, t. III, p. 555. Ræumer, Gesch. Europ., t. II, p. 467.

 

Les enthousiastes, pendant ce temps, se soulevaient bien en Hollande, mais ils ne parvenaient pas à porter secours à leurs frères. Au commencement de 1535, un certain nombre voulaient mettre le feu à Leyde ; quinze d’entre eux furent saisis et décapités. En février, d’autres coururent nus, de nuit, dans les rues d’Amsterdam, en criant : « Malheur ! malheur ! malheur ! » Ils furent aussi mis à mort. En Frise, près de Franeker, trois cents s’assemblèrent, prirent un couvent, mais furent passés au fil de l’épée. Plus tard, Bockhold, impatient d’obtenir le secours dont il avait tant besoin, délégua Jean van Geelen, homme habile, rusé, pour qu’il soulevât la Hollande et revînt à son secours avec une armée qui ferait lever le siége de Munster et l’aiderait à conquérir le monde. Jean van Geelen fit semblant d’abandonner ses erreurs et obtint ainsi des lettres de grâce de la reine Marie. Arrivé en Hollande, il sut se faire en secret un grand nombre de sectateurs, et bientôt conçut le dessein de surprendre de nuit Amsterdam. Il s’empara, en effet, de l’hôtel de ville ; mais les bourgeois, réveillés par le tocsin, chassèrent les fanatiques à coups de canon, non sans faire eux-mêmes de grandes pertes, celle d’un bourgmestre en particulier. Les rebelles furent cruellement traités. Plusieurs furent étendus sur des bancs de boucher, on leur arracha le cœur, puis on les écartela. Dans toutes ces affaires, un certain nombre de femmes furent noyées, selon la coutume (*).

(*) Brandt, Reform., I, p. 51.

 

Ces diverses défaites affectèrent Bockhold et les siens. Ils perdirent tout espoir d’être secourus du côté de la Hollande. Le landgrave Philippe de Hesse, un des chefs les plus puissants du protestantisme, avait fait marcher ses troupes pour mettre fin aux scandales de Munster. L’évêque de cette ville, plein du désir de la reconquérir, avait réuni dans ce but des soldats catholiques-romains. Un des soldats de Bockhold s’échappa de cette ville, et indiqua un moyen de la prendre (*). Dans la nuit du 24 juin 1535, deux cents lansquenets franchirent le fossé et escaladèrent la muraille en un endroit où elle était fort basse. À peine dans la ville, ils poussèrent des cris et battirent du tambour. Les hommes du roi de Sion sautèrent hors de leurs lits, coururent aux armes. Le combat s’engagea et fut un moment douteux ; mais une porte de la ville ayant été ouverte du dedans, l’armée des assiégeants entra et la mêlée devint terrible. Cent cinquante chevaliers ou lansquenets perdirent la ville ; il en tomba beaucoup aussi du côté des assiégés, entre autres Rottmann, qui, ne voulant pas subir la honte de la captivité, se jeta intrépidement au milieu du feu et y périt. Le roi et deux de ses principaux conseillers, Knipperdolling et le pasteur Crechting, se sauvèrent et se cachèrent dans une forte tour, où ils espéraient encore échapper aux vainqueurs (**). Mais les soldats y pénétrèrent, les en arrachèrent, les constituèrent prisonniers. Bockhold fit d’abord le brave, et même, affectant des airs de roi, il tutoya l’évêque. Deux théologiens de la Hesse ayant cherché à l’amener à repentance, il se montra obstiné dans son opinion, ne mettant rien au-dessus de lui sur la terre. La réflexion le changea. Il n’était pas un fanatique, mais un imposteur ; il crut que le seul moyen de sauver sa vie était d’abjurer ses erreurs. Il demanda aux deux Hessois une seconde conférence, il parut converti. « Je reconnais, leur dit-il, que la résistance faite par moi à l’autorité était illégitime, que l’institution de la polygamie était inconsidérée, et que le baptême des enfants est un devoir. Si l’on veut me recevoir en grâce, je m’engage à obtenir de tous mes adhérents l’obéissance et la soumission ». Il reconnut même qu’il avait mérité dix morts. C’était la conduite d’un fourbe, prêt à abandonner même son imposture, s’il pouvait ainsi sauver sa vie. Knipperdolling et Crechling persistèrent, au contraire, dans leurs sentiments, et déclarèrent avoir suivi les directions de Dieu. On se montra cruel de diverses manières pour ces malheureux. On les conduisit çà et là, pendant les mois de leur détention, comme des bêtes curieuses, les donnant en spectacle à divers princes et à leur cour, qui en faisaient des objets de risée et s’amusaient du roi du monde universel (***). Bockhold ne recueillit pas de ses aveux l’avantage qu’il avait espéré. Ces trois chefs furent condamnés à la même peine, celle des criminels de lèse-majesté au premier chef. C’était en février 1536. Dans les temps barbares du moyen âge, on s’était travaillé l’imagination pour inventer les supplices les plus cruels. Ces trois misérables furent conduits sur la grande place à Munster, où le roi Bockhold avait porté le sceptre et la triple couronne, et le grand exécuteur Knipperdolling l’épée. On les étendit nus ; on les déchira en sens divers avec des tenailles ardentes, jusqu’à ce que, hideusement tourmentés, tenaillés, le fer, le feu et d’atroces douleurs leur eussent fait perdre la vie (****). Cela dura une heure. « Cruel, horrible supplice », s’écrie Cochlée lui-même, « terrible exemple donné aux rebelles ». Knipperdolling, Crechting endurèrent courageusement cet affreux châtiment, et Bockhold, revenu, à ce qu’il semble, au bon sens, ne voulut pas mourir de la mort d’un lâche ; il ne fit pas entendre une seule plainte. On lui perça le cœur d’un coup de poignard, après qu’il eut rendu le dernier soupir.

(*) « A milite transfuga episcopo… via indicata… capiendi civitatem » (Gerdes., t. III, p. 104).

(**) « Rex vero latitans in turri quadam » (Cochleus, p. 255).

(***) « Huc, illuc, ad principes ducebantur spectaculi et ludibrii causa » (Gerdes., t. III, p. 105).

(****) « Supplicio ultimo candentibus forcipibus distracti decesserunt » (Sleidan, lib. X, p. 166. Heresbach, Epist. ad Erasmum. Corvinus. Gerdes., t. III, p. 105. Ranke, t. III, p. 561. Brandt, Ref., I, p. 54).

 

Ce fut Philippe de Hesse et ses soldats réformés qui contribuèrent le plus à faire cesser les désordres et les cruautés dont Munster était le théâtre. La seule conséquence que cet épisode eut pour le protestantisme fut de montrer qu’il n’avait aucun rapport avec le fanatisme de ces illuminés. L’opinion protestante se distingua en cette occasion par divers traits caractéristiques. Elle entendait que l’on ne punît pas la doctrine religieuse des enthousiastes, mais seulement leur révolte et autres délits communs. On a vu, en effet, et l’on voit surtout maintenant un grand nombre de chrétiens pieux et zélés se prononcer pour le baptême des adultes ; et nous devons les honorer, quoique nous ne partagions pas leur manière de voir. Au reste, le baptême des enthousiastes de Munster n’était pas le baptême des baptistes, c’était un acte qui marquait l’adhésion au système fanatique qu’ils prétendaient faire triompher, une cérémonie, comme on en voit dans plusieurs sociétés secrètes. Ce qui caractérisait leur système, c’étaient leurs prétendues visions, leur trop réelle immoralité, le trouble qu’ils portaient dans la société, leur tyrannie et leur cruauté.

Il y avait des opinions différentes quant au châtiment qu’il fallait leur infliger. Luther, dans sa lettre, s’exprime brièvement mais nettement à leur égard. Il ne se tourmente pas fort. « Je m’en inquiète peu, dit-il. Satan se livre à sa furie, mais l’Écriture demeure (*) ». Le landgrave Philippe était toujours pour les mesures les plus douces ; il ne voulait pas qu’on appliquât la peine de mort aux visionnaires, comme c’était le cas dans les autres pays ; il permettait seulement qu’on les mit en prison et voulait qu’on les fît instruire. Les villes évangéliques de l’Allemagne supérieures adhérèrent à ces principes, et refusèrent de souiller leurs mains du sang de ces malheureux. Mais la majorité de la diète germanique arrêta que tous les enthousiastes qui persévéreraient dans leurs fausses doctrines devaient être mis à mort. On confondait ainsi, a-t-on dit, deux choses aussi distantes que le ciel l’est de la terre, savoir, la doctrine évangélique et le trouble porté par les fanatiques dans les Églises et les États. On détruisait ces malheureux, même s’ils n’étaient pas visionnaires, et l’on bannissait ainsi de leur pays (de Munster par exemple), non-seulement de coupables désordres, mais encore la doctrine évangélique elle-même (**).

(*) « Parum curo. Satan furit, sed stat Scriptura… » (Luther, Epp., IV, p. 548).

(**) « Ii qui improvide commiscerent ea quæ toto tamen cœlo distabant, Evangelii purioris professionem cum violentis illis Ecclesiarum et Rerumpublicarum perturbatoribus » (Gerdes., t. III, p. 106. — Recès de la diète de 1529. — Seckendorf, Ræumer, Ranke).

 

Trois causes contribuèrent surtout à produire ces hideux égarements. Les sanglantes persécutions dirigées par Charles-Quint dans les Pays-Bas contre tous ceux qui voulaient adorer Dieu conformément à leur conscience ; les doctrines enthousiastes mêlées quelquefois à l’immoralité, que Tanchelme d’Anvers, Simon de Tournay, Amalric de Bena, les turlupins, les pseudo-cathares, les frères de l’esprit libre avaient professées, depuis des siècles, en diverses contrées et surtout dans les Pays-Bas et sur les bords du Rhin, et que quelques agents venus de l’Allemagne y avaient ranimées ; enfin, le besoin de changer l’ordre social qu’éprouvaient alors les hommes les moins laborieux et les plus fantasques des classes inférieures, et surtout de la classe ouvrière.

Après la terrible catastrophe qui mit fin au règne de Sion, il y eut sans doute encore des enthousiastes et des libertins, David Joris en particuliers ; mais plusieurs s’apaisèrent et revinrent à des doctrines plus sages. Un d’eux, Ubbo, de Leuwarden, avait été consacré évêque de la nouvelle secte et en avait consacré d’autres, Menno Simonis, en particulier. Ubbo confessa publiquement sa faute : « J’ai été misérablement trompé, dit-il, je le déplorerai tant que je vivrai (*) ».

(*) « Deplorabo quoad vixero » (Ublonis Confessio, dans Gerdes., t. III, p. 113).

 

Nous avons raconté l’horrible épisode de Munster, et l’avons affiché comme un de ces placards, que nous avons rencontrés quelquefois dans les Alpes, cloués à un poteau, près d’un abîme, et où on lisait à peu près ces mots : « Voyageur, prends garde ; celui qui s’approche tombe, roule, et, précipité de roc en roc, est mis en pièces et meurt, triste victime de son imprudence. »

 

9         Le triomphe dans la mort : La nuit du 18 février 1546 à Eisleben

Luther avait refusé toute sa vie le secours du bras séculier, voulant que la vérité ne triomphât que par la puissance de Dieu même. Cependant, en 1546, la guerre, malgré ses efforts, allait éclater, et Dieu voulut épargner à son serviteur ce douloureux spectacle.

Les comtes de Mansfeld, dans les possessions desquels il était né, ayant un différend avec leurs sujets et avec quelques seigneurs du voisinage, eurent recours à la médiation du réformateur. Celui-ci, âgé de soixante-trois ans, avait alors de fréquents vertiges, mais il ne s’était jamais épargné ; il partit donc et arriva sur le territoire du comte le 28 janvier, accompagné de son ami le théologien Jonas, qui avait été avec lui à la diète de Worms, et de deux de ses fils, Martin, âgé de quinze ans, et Paul, âgé de treize. Les comtes de Mansfeld, entourés de cent douze cavaliers, le reçurent avec respect. Il entra dans cette ville d’Eisleben où il était né et où il allait mourir. Le soir même il eut de telles faiblesses d’estomac qu’il pensa défaillir.

Cependant il prit courage et, se mettant avec zèle au travail, il assista à vingt conférences, prêcha quatre fois, communia deux fois, et imposa les mains à deux ministres. Chaque soir Jonas et Michel Cœlius, pasteur de Mansfeld, venaient lui souhaiter une bonne nuit. « Docteur Jonas et vous, maître Michel, leur disait-il, demandez au Seigneur qu’il sauve son Église, car le Concile de Trente est dans une grande fureur. »

Luther dînait habituellement avec les comtes de Mansfeld. Ses conversations montraient que la sainte Écriture grandissait chaque jour à ses yeux. « Cicéron déclare dans ses épîtres », disait-il aux comtes deux jours avant sa mort, « que nul ne peut comprendre la science du gouvernement, s’il n’a occupé pendant vingt ans une place importante dans la république. Et moi je vous dis que personne n’a connu les saintes Écritures, s’il n’a gouverné pendant cent ans les Églises, avec les prophètes, les apôtres et Jésus-Christ ». C’était le 16 février. Après avoir dit ces mots, il les écrivit en latin, les posa sur la table, et se retira dans sa chambre. À peine y était-il qu’il sentit sa dernière heure s’approcher. « Quand j’aurai mis d’accord mes chers seigneurs, dit-il à ceux qui l’entouraient, je retournerai chez moi ; je m’étendrai dans mon cercueil et je donnerai mon corps aux vers ».

Le lendemain, 17 février, sa faiblesse s’accrut. Le comte de Mansfeld et le prieur d’Anhalt, pleins de sollicitude, vinrent le voir. « De grâce, lui dirent-ils, ne venez pas à la conférence ». Il se leva, se promena dans sa chambre, et s’écria : « C’est ici, à Eisleben, que j’ai été baptisé… Serait-ce ici que je dois mourir ?... » Peu après il communia. Plusieurs de ses amis l’entouraient, et pensaient avec douleur que bientôt ils ne le verraient plus. « Nous reconnaîtrons-nous, lui dit l’un d’eux, dans l’assemblée éternelle des bienheureux ? Nous serons tous si changés !... — Adam, répondit Luther, n’avait jamais vu Ève, et quand il se réveilla, il ne dit pas : Qui es-tu ? mais : Tu es chair de ma chair ! D’où savait-il qu’elle était sortie de sa chair et non d’une pierre ? Il le savait parce qu’il était plein du Saint-Esprit ; et de même dans le paradis céleste, nous serons pleins de l’Esprit-Saint, et nous reconnaîtrons notre père, notre mère, nos amis, bien mieux qu’Adam ne reconnut Ève ».

Ayant ainsi parlé, Luther se retira dans sa chambre, et, comme il avait l’habitude de le faire chaque jour, même en hiver, il ouvrit sa fenêtre, leva ses yeux vers le ciel et se mit à prier. « Père céleste, dit-il, puisque, selon ta grande miséricorde, tu m’as révélé la chute et les ténèbres du pape, puisque le jour de ta gloire n’est pas éloigné, et que la lumière de ton Évangile, qui se lève maintenant sur la terre, doit se répandre dans tout le monde, garde jusqu’à la fin, par ta bonté, l’Église de ma chère patrie ; préserve-la de toute chute, maintiens-la dans la vraie profession de ta parole, et que tout le monde sache que c’est bien pour ton œuvre que tu m’as envoyé ». Il se retira de la fenêtre, revint vers ses amis et passa vers les dix heures du soir dans sa chambre à coucher. Au moment où il était sur le seuil de cette chambre, il s’arrêta et dit en latin : « In manus tuas commendo spiritum meum, redemisti me, Deus veritatis ! Je remets mon esprit en tes mains, car tu m’as racheté, ô Dieu de vérité ! »

Le 18 février, jour de son départ pour le ciel, commença bientôt. Vers une heure du matin, sentant venir le froid de la mort, Luther appela Jonas et son fidèle serviteur Ambroise. « Allumez le poêle », dit-il à ce dernier ; puis il s’écria : Seigneur mon Dieu, combien je souffre ! Quel fardeau pèse sur ma poitrine !... je ne sortirai plus d’Eisleben ». — « Notre Père céleste, lui dit Jonas, viendra vous secourir pour l’amour de Christ que vous avez fidèlement prêché aux hommes ». Luther se leva, fit quelques tours dans sa chambre, puis, regardant le ciel, il s’écria de nouveau : « Je remets mon esprit en tes mains ; car tu m’as racheté, ô Dieu de vérité ! »

Jonas, effrayé, envoya chercher les docteurs Wild et Ludwig, le comte et la comtesse de Mansfeld, le greffier de la ville, Drachstadt, et les enfants de Luther. Tous accoururent saisis d’effroi. — « Je meurs », leur dit le malade. — « Non, dit Jonas, vous transpirez, vous allez vous remettre ». — « C’est la sueur de la mort », répondit Luther. « Mon dernier soupir et proche ». Il réfléchit un moment, puis il dit d’une voix défaillante : « Ô mon Père céleste, le Dieu et le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu de toute consolation, je te rends grâce de ce que tu m’as révélé ton Fils bien-aimé Jésus-Christ, en qui j’ai cru, que j’ai prêché, que j’ai confessé, que le pape et tous les impies insultent, blasphèment et persécutent, mais que moi j’aime et adore comme mon Sauveur. Ô Jésus-Christ, mon Sauveur, je te remets mon âme ! Ô mon Père céleste, je dois quitter ce corps, mais je crois avec une parfaite assurance que j’habiterai éternellement avec toi et que personne ne m’arrachera de tes mains ».

Il se tut quelques instants ; sa prière semblait l’avoir épuisé. Mais bientôt son regard s’anima de nouveau, une sainte joie brilla sur ses traits, et il dit avec une grande plénitude de foi : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle ». Un moment après, il prononça, comme sûr de la victoire, cette parole de David (Psaume 68ème) : « Nous avons un Dieu qui délivre et un Seigneur qui sauve de la mort ». Le Dr Wild s’approcha de lui et voulut lui faire prendre un remède, mais Luther s’y refusa. « Je pars, dit-il, je vais rendre l’esprit ». Puis, revenant à cette parole qui était pour lui comme le mot d’ordre du départ, il dit trois fois de suite sans s’arrêter : « Père ! je remets mon esprit en tes mains, car tu m’as racheté, ô Dieu de vérité ! Tu m’as racheté, ô Dieu de vérité ! »

Alors il ferma les yeux. On le touchait, on le remuait, on l’appelait ; mais il ne répondait point. En vain lui appliquait-on des linges que le greffier de la ville et sa femme chauffaient, en vain la comtesse de Mansfeld et les médecins s’efforçaient de le ranimer avec des fortifiants, il demeurait immobile. Tous ceux qui l’entouraient, voyant que Dieu allait enlever à l’Église militante ce grand combattant, étaient profondément émus. Les deux médecins suivaient de minute en minute les envahissements de la mort. Les deux enfants, Martin et Paul, baignés de larmes et à genoux, criaient à Dieu de leur conserver leur père. Ambroise pleurait le maître, Cœlius, l’ami qu’ils avaient tant aimé. Le comte de Mansfeld songeait aux perturbations que la mort de Luther pouvait apporter dans l’empire. La comtesse, désolée, poussait des sanglots et portait la main sur ses yeux pour ne pas voir cette scène douloureuse. Jonas, un peu à l’écart, avait l’âme brisée en pensant au coup terrible qu’allait recevoir la Réformation. Il voulut obtenir de Luther mourant un dernier témoignage. Il se leva, s’approcha et, se baissant sur son ami, lui dit : « Révérend père, en mourant vous reposez-vous inébranlablement sur la doctrine que vous avez prêchée ?... » — « Oui », répondit Luther de manière à ce que tous les assistants pussent l’entendre. Ce fut son dernier mot. La pâleur de la mort se répandit sur tout son visage ; son front, ses mains, ses pieds devinrent froids. En vain l’appelait-on par son nom de baptême : « Docteur Martin », il ne répondait plus. Il poussa un profond soupir et s’endormit dans le Seigneur. C’était entre deux et trois heures du matin. « Vraiment, dit Jonas qui nous a conservé tous ces détails, tu laisses, Seigneur, ton serviteur aller en paix, et tu accomplis pour lui cette promesse que tu nous as faite et qu’il écrivait l’autre jour lui-même sur une Bible donnée à l’un de ses amis : En vérité, en vérité, si quelqu’un garde ma parole, il ne mourra point ». (Jean 8:51).

Ainsi Luther alla vers son Maître dans une pleine confiance à la rédemption, dans une foi sereine au triomphe de la vérité. Luther n’était plus ici-bas, mais Jésus-Christ est avec son peuple tous les jours jusqu’à la fin du monde, et l’œuvre que Luther avait commencée vit, s’avance et va s’étendre jusqu’aux extrémités de la terre.